Actus Couverture Numéro 685 de l'Avant-Scène Cinéma sur La légende de Musashi de Hiroshi Inagaki

Publié le 15 septembre, 2021 | par @avscci

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Numéro 685 – La légende de Musashi de Hiroshi Inagaki

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Dossier La légende de Musashi de Hiroshi Inagaki

La trilogie Musashi et son impact au Japon

La voie du sabre

PAR CHARLES TESSON

Figure centrale de la diffusion et de la découverte des réalisateurs asiatiques en Europe, Charles Tesson revient, pour nous, sur la signification, l’impact, dans le cinéma et la société japonaise des années 1950, de la trilogie Musashi.

Le Musashi de 54 est, avant tout, l’apogée du film de sabre classique, avec des valeurs héroïques, qui font de Musashi un héros présentable dans le contexte d’après-guerre. Classique car il y a Mifune, qui est alors au sommet de son jeu. Ce qu’il a eu l’habitude de faire pour Kurosawa convient de fait parfaitement à Musashi car c’est un héros violent, fougueux, qui a besoin d’être encadré par le personnage du moine. Le récit est sous cet angle très proche de La Légende du grand judo, mais interprété par Mifune.

La trilogie de Miyamoto Musashi (1954-1956), tournée en couleurs, quelques années après la levée de l’interdiction de réaliser des films historiques, et avant le tournant du genre, celui des films de sabre, au seuil des années 1960, avec des héros d’une autre nature déclinés en série de films (Zatôichi), représente le sommet d’un classicisme flamboyant, aussi bien dans le style que dans les valeurs du bushidô, incarnées par une figure historique intouchable et légendaire. Car Musashi est non seulement un excellent sabreur (ses combats et ses victoires), ayant réellement existé, mais le plus grand maître de sabre de l’Histoire du Japon, auteur deux ans avant sa mort en 1643 du célèbre traité de sabre, Le Gorin-no-sho (Traité des cinq roues)1. Toshiro Mifune excelle dans le rôle de Musashi la même année où il triomphe dans Les Sept Samouraïs, le film de Kurosawa étant sorti au Japon en avril 1954 et le premier volet de la trilogie, La Légende de Musashi, en septembre 1954.

Son metteur en scène, Hiroshi Inagaki, est un cinéaste assez peu connu en France mais très prolifique, qui a réalisé environ cent films de 1928 à 1970, et qui a énormément tourné avec Mifune. L’histoire, en elle-même, du film de sabre est par ailleurs très complexe, puisque la plupart des jidai geki, les films historiques situés avant la période Meiji, ont été interdits après-guerre, sous la période contrôlée par les autorités américaines. Inagaki a d’ailleurs déjà réalisé une première version de Musashi pendant la guerre, en trois volets (1940-1942), inspirée du roman d’Eiji Yoshikawa La Pierre et le Sabre, paru sous forme de feuilleton de 1935 à 1939. Tadao Satô, dans son ouvrage Le Cinéma japonais, juge le film pas très bon tout en reconnaissant qu’en raison de son succès, il en inspirera beaucoup d’autres. Le film de sabre est un sujet fascinant car l’on pourrait raconter toute l’histoire de l’évolution du cinéma japonais à travers ce genre. Là, nous sommes dans les années 1950, avant la bascule qui aura lieu dans les années 1960 avec Kenji Misumi, Hideo Gosha ou les Zaitôchi. Misumi, grand styliste de la mise en scène et en particulier des combats de sabre, incarne encore une certaine version traditionnelle de la loyauté du bushidô avec son acteur Raizô Ichikawa (voir son adaptation de la nouvelle de Mishima, Le Sabre, 1964), mais il y aura aussi la version contestataire, dite de gauche, du film de samouraï, mise en fait en place par Kurosawa dès Les Sept Samouraïs. Le samouraï, désormais sans maître, devenu rônin au lieu de devenir un bandit, à l’image de ceux qui viennent piller les villages des paysans, met son sens de l’honneur et de la loyauté au service de paysans, du peuple, soit une classe sociale inférieure à celle des samouraïs, ce qui est inconcevable et sur le fond, progressiste. Hideo Gosha lui emboîtera le pas plus tard dans Trois Samouraïs hors-la-loi (1964). Il y a également les réalisateurs, portés par une vision critique similaire, qui se servent de l’histoire immensément célèbre des 47 rônin pour parler de la corruption du pouvoir (Mizoguchi par exemple) quand d’autres célèbrent les valeurs de la loyauté et du sacrifice. Ce thème de la critique des valeurs du bushidô (voir Kobayashi) et de la corruption du pouvoir shogunal reviendra souvent, en particulier dans le film de Hideo Gosha, Goyôkin, la terreur des sabaï (1969).

Mais, avant tout cela, il y a bien entendu le Musashi de 1954, qui constitue la meilleure synthèse de tout ce que le film de sabre a offert jusqu’ici. Ce film, c’est aussi la Tôhô, la couleur, le roman de Yoshikawa, ainsi qu’une illustration des deux grands courants qui ont nourri le film de sabre, à savoir le théâtre et de l’autre, les récits. Le théâtre kabuki, qui s’inspirait de faits historiques plus ou moins déguisés mais reconnaissables par le public, tout en mettant en scène des samouraïs, a à la fois inspiré les premiers films de sabre tout en colportant l’histoire réelle des 47 rônin, objet de nombreuses représentations (Le Trésor des vassaux fidèles), avant de connaître le même sort au cinéma. L’histoire réelle des 47 rônin a été représentée au théâtre kabuki, puis au cinéma. Elle incarne les valeurs traditionnelles du Japon : la vengeance nécessaire face à l’injustice (les samouraïs de cour), la loyauté jusqu’au sacrifice, la critique de la corruption du pouvoir militaire shogunal au temps où le pouvoir de l’Empereur était relégué au second plan. Musashi incarne d’autres valeurs, celle de l’héroïsme, de l’art du sabre (combats et victoires), la sagesse aussi, et l’articulation entre sabre et bouddhisme zen, même si le cinéma ne s’intéresse qu’à sa partie apprentissage et à ses combats. Au lieu d’être véhiculée par le théâtre, son histoire, jusqu’au roman feuilleton de Yoshikawa, passe par une autre forme. Elle vient à la fois du roman historique (jidai shôsetsu) et de la tradition orale des spectacles de variété (yose) où des conteurs racontaient des exploits historiques (kôdan). Dans son ouvrage Le Cinéma japonais, Tadao Satô raconte que le kôdan, à la fin du XIXe siècle, a été sténographié puis publié, donnant naissance dans les années 1920 au roman populaire historique (shinkodan), qui conte les exploits de héros de l’ère féodale, dont le cinéma s’est largement inspiré. L’histoire de Musashi vient de là, jusqu’au roman d’Eiji Yoshikawa.

Il convient donc de distinguer, au sein des films de sabre et de samouraïs, les héros purement fictionnels (Zaitôchi, Baby Cart, Sazen Tange), des récits inspirés par les grandes figures ayant existé, qui sont principalement au nombre de deux : les 47 rônin et Myamoto Musashi. Ce sont les deux piliers du genre, incontournables, les références absolues, dans la mesure où toutes les infinies variations et déclinaisons du genre viennent de ce tronc commun, complémentaire. Aux 47 rônin, les valeurs du collectif, du groupe, soudé jusqu’au bout, et à Musashi, le héros légendaire, l’individu, sabreur hors du commun. Dans la version 1954 de Musashi, celui de la réalité d’après-guerre, le monde a changé autour de Musashi mais lui non. Lui reste fidèle à son engagement, vu qu’il ne cesse de répéter que la voie du sabre et la voie de la femme sont incompatibles, et en même temps on a rarement vu un film de sabre peuplé d’autant de personnages féminins. Ce qui permet au film de trouver un certain équilibre. À travers le personnage interprété par Mifune, Takezô, on retrouve cette idée de l’amour du sabre et de l’amour de la femme posés comme incompatibles (c’est aussi le sujet, dans un autre contexte du film de Misumi, Le Sabre), parfaitement visibles dans la scène du pont à la fin du premier film, lieu de rendez-vous et de séparation. Takezô est le héros pur, mais pour cela il faut justement des femmes tentatrices, et il y en a beaucoup dans la saga, toutes très amoureuses du personnage principal et d’autres samouraïs. Le héros est toujours entouré d’un essaim de femmes, contrairement au 47 rônin où il n’y a que des guerriers. Il y a aussi une idée héritée du théâtre kabuki où le maître, le plus vieil acteur de la troupe, jouait invariablement le personnage du samouraï loyal, le tateyaku. Or, comme le public s’ennuyait un peu avec ce personnage sans histoires (sentimentales), ils ont inventé ce qu’on pourrait présenter comme le jeune premier, le nimaine, le novice, le samouraï qui, lui, peut être faible, amoureux, succomber, s’égarer avant de revenir dans la voie du sabre. Dans Les Sept Samouraïs, le rôle du tateyaku est joué par Takashi Shimura, garant personnifié de l’honneur et de la loyauté, et puis il y a également le petit jeune, amoureux, le nimaine donc, dans son champ de fleurs. Ce sont donc des topos narratifs que l’on retrouve régulièrement, y compris dans le film La Légende de Musashi avec le copain du héros, Matahachi, et cette manière qu’a Musashi d’être toujours tenté mais de résister tandis que son ami cède et sombre très vite dans la déchéance.

Un héros au service unique de la perfection

Le vrai personnage de Musashi est capital car il a incarné à la fois le sabreur véritable, tout en ayant aussi théorisé, dans la deuxième partie de sa vie, cet art du sabre, avec ses écrits qui constituent également un pont vers le bouddhisme zen. Les films s’intéressent, eux, à sa vie entre la défaite de la bataille de Sekigahara, celle avec des armes à feu, en 1600 et son dernier combat en 1612, combat suivi de regret, d’après ce que l’on sait, et d’un refus de continuer les duels. Soit douze ans de la vie de Musashi, né en 1584 et mort en 1645. Tous les films de sabre sont liés aux valeurs du bushidô, avec le samouraï loyal à son maître, et même lorsqu’il devient un rônin, il peut rester fidèle aux valeurs du bushidô et faire honneur à son rang. Or Musashi est le sabreur puriste et individualiste. Il n’est pas là pour sa famille, pour son maître ou pour rendre le monde meilleur, combattre les injustices, dénoncer la corruption. Il ne défend pas les valeurs sociales ou politiques d’un monde régi par le règne féodal. Il est juste un perfectionniste du sabre, qui cherche à être le meilleur en son domaine. Il est presque, à ce niveau, un héros à la Mizoguchi, qui veut être le meilleur dans son art, cinématographique, avec une caméra, ou guerrier, avec un sabre. Un héros individualiste donc, qui ne cadre pas tellement avec les valeurs du bushidô, puisqu’il ne se met pas au service de l’autre, d’un seigneur. Le mot de samouraï vient de « Saburaï », « Saburau », qui signifie : se tenir à côté, garder, servir. Certes, le personnage du moine est, au début, son maître, son passeur, qui l’initie, le tempère, l’encadre, le domestique, mais la perfection qu’acquière Musashi, il ne la doit qu’à lui-même, aux combats qu’il choisit de faire tout au long de son parcours d’initiation, où il défie les autres au sabre. La voie du sabre est pour lui la voie ultime, au-dessus de toutes les autres, y compris bien entendu l’amour, les femmes, et elle seule compte.

La lecture homosexuelle possible du film, et de nombreux films de sabre et de samouraïs, fait, par ailleurs, tout à fait partie de la culture japonaise. L’homosexualité des samouraïs était une chose naturelle, admise. Tout cela a été refoulé par l’ère Meiji. L’Homme qui ne vécut que pour aimer d’Ihara Saikaku, paru en 1682, l’un des écrivains japonais admiré par Mizoguchi, dont il s’est beaucoup inspiré, est un livre essentiel dans une culture du donjuanisme japonais, où le héros est bisexuel, ce qui, à l’époque, était courant et admis2. Musashi respecte tous ses rivaux masculins, mais pas forcément les personnages féminins. Le personnage de Matahachi est d’ailleurs là pour illustrer le danger féminin. Presque toutes les scènes importantes entre le héros et les femmes se déroulent d’ailleurs sur des ponts, lieux qui structurent à peu près tout le récit, entre scènes de combats et de rencontres amoureuses. Le motif du pont est très présent dans la culture japonaise, que ce soit dans les estampes ou chez Kurosawa, avec le présent, l’eau qui s’écoule, le lien entre les éléments, entre deux mondes. C’est un motif pictural très fort et ici très bien utilisé.

Un classique en forme de synthèse du genre

La première version de la vie de Musashi répertoriée au cinéma est celle de Kintarô Inoue en 1929. Il y a les films faits par Inagaki pendant la guerre, de 1940 à 1942. Il y a un Musashi de Mizoguchi, tourné en 1944 et d’après en feuilleton, mais qui n’est pas très marquant, moins intéressant que L’Epée Bijomaru (1945). Les plus connus restent la trilogie de Inagaki dans les années 1950 (ici traité), mais également la version en six parties de Tomu Uchida, sortie entre 1961 et 1971 et produite par la Tôhô, que j’aime moins personnellement, même si c’est celle qui restitue le plus la violence probable de l’époque. Tai Katô en a tourné un en 1973, et puis il y a une série télé en 1984/85 avec l’acteur de L’Anguille d’Imamura, Kôji Yakusho, dans le rôle principal. Par rapport à toutes ces versions, celle des années 1950 est une sorte de synthèse. Elle affiche un classicisme flamboyant, lié à la couleur et au style, ambitieux et lyrique, avec un Mifune au sommet de son art, tout en respectant le rôle qu’ont eu les films de sabre avant et pendant la guerre, en annonçant un peu également les années 1960, qui seront plus graphiques et davantage dans la rupture. Ici on privilégie encore la narration, les personnages, l’histoire d’une vie. Le début fait par exemple un peu penser au Sept Samouraïs, avec la défaite, les pillards des champs de batailles, les rônin bandits. C’est un contexte assez similaire, avant que le film n’emprunte sa propre voie. Il y a une forme de classicisme discret que je trouve très beau, qui rythme les scènes de combats, superbes, notamment le combat seul contre tous dans la boue des rizières. Le duel final, où il arrive volontairement en retard sur l’île en barque est aussi magnifique. Les films de sabre étaient, à la base, un peu plus liés au théâtre et ici il y a un souffle romanesque, bien entendu lié au livre adapté. Reste que le partage entre ce qui relève du domaine de la réalité ou de la légende est un peu plus compliqué. Plusieurs éléments, comme le fils qu’il a adopté, sont tirés de sa vie, mais extrêmement modifiés par le récit, car célibataire toute sa vie, Musashi a bien adopté un jeune adolescent, mais plus tard, après avoir cessé les duels. Musashi a d’ailleurs arrêté de sa battre assez tôt, en 1614, à l’âge de 30 ans, deux ans après son combat sur l’île sur lequel le film d’Inagaki s’achève. Paradoxalement, c’est sa vie après les combats (1614 à 1645), lorsqu’il a écrit, notamment, ses traités, à la fin de sa vie, à partir de 1640, période que l’on ne voit jamais dans tous les films qui lui sont consacrés, qui lui a permis de créer sa postérité. Il est d’ailleurs le seul samouraï ayant eu le titre de Kensei, de « Saint au sabre », de son vivant, ce qui est exceptionnel, et ce dont on ne parle jamais dans les films ou romans. Son traité du sabre, Le Livre des cinq roues, est un des plus importants, le plus passionnant, souvent commenté car Miyamoto Musashi, pour faire vite, est celui qui a était à la fois dans la pratique et dans la théorie. Les films retiennent ce qu’il a fait avec un sabre mais ce qu’il a dit, de la voie du sabre, impossible à filmer, est encore plus grand et demeure le texte de référence Car l’autre traité important de l’époque, Le Sabre de vie, est écrit par l’instructeur du shogun, qui était donc davantage un professeur, une personne en poste. Tous ces traités sont liés au début du XVIIe siècle, peu après la fin des guerres civiles et au début de l’ère Edo. On pouvait alors avoir à la fois connu les guerres civiles, avoir été samouraï et théoriser et penser la voie du sabre. Quant au Hagakure, il est du début du XVIIIe siècle, plus tard, à l’époque de l’histoire des 47 rônin.

La trilogie est un classique parce qu’elle constitue une synthèse de presque tous les courants du film de sabre, de la vague droitière des années 1930 à la veine quasi anarchiste de la même époque (voir Tange Sazen, Le Pot d’un million de ryôs de Sadao Yamanaka en 1935). Il y a la première partie, avec le jeune fougueux dompté par le maître, une partie très kurosawaienne où Mifune est très à l’aide dans un rôle très proche du sien dans Les Sept Samouraïs. Et puis il y a la suite, qui est davantage consacrée à la voie du sabre, la quête de la perfection. La France a étrangement découvert le film de sabre au moment où il se rapprochait du manga, grâce à des longs métrages très stylisés comme Baby Cart, et puis on est ensuite remonté en arrière. Nous sommes donc passés d’un univers de bandes dessinées à un univers (avec Musashi et les 47 rônin) ayant un ancrage historique réel, lié profondément à l’histoire du Japon et aux valeurs du pays, longtemps représentées par celle du bushidô. En ce sens, la trilogie d’Inagaki consacrée à Musashi constitue l’âge d’or du classicisme du genre, son ultime synthèse avant son éclatement dans des voies et de registres bien différents.

Entretien avec Charles Tesson, mis en forme par Pierre Simon Gutman

1. Sur Miyamoto Musashi, je recommande l’ouvrage de Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, Maître de sabre japonais du XVIIème siècle, L’homme et l’œuvre, mythe et réalité, éd. Seuil, coll. « Points/Sagesses », 2008.

2. Voir l’ouvrage de référence d’Alain Walter, Érotique du Japon classique, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1994.




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