Entretiens Birds of America de Jacques Loeuille

Publié le 4 juin, 2022 | par @avscci

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Rencontre avec Jacques Lœuille et Ariane Métais à propos de Birds of America

Le peintre Jean-Jacques Audubon (1785-1851), très peu connu dans son pays de naissance, la France, est une gloire nationale aux États-Unis. Les rues, monuments, lieux publics qui portent son nom sont innombrables. La Fayette, Napoléon, le commandant Cousteau, Audubon, voilà quatre Français célèbres chez les Américains, c’est ce que nous dit Jacques Lœuille en répondant à nos premières questions au sujet de son magnifique film Birds of America alors que nous le rencontrons près du musée du Louvre à Paris, avec sa productrice et ingénieure du son Ariane Métais.

PROPOS RECUEILLIS PAR RENÉ MARX

Les Oiseaux d’Amérique d’Audubon, peintre autodidacte né à Saint-Domingue, élevé en Bretagne, fascinent les Américains, pour lesquels la Nature est constitutive de leur imaginaire. Longtemps les chefs d’État reçus à la Maison Blanche ont reçu un exemplaire de ce recueil comme cadeau officiel. « La wilderness a servi de liant à l’identité nationale américaine. Il y a les parcs naturels, bien sûr, mais tous les clubs sportifs ont des animaux pour emblème, souvent des oiseaux », nous dit le cinéaste. Les 435 planches extraordinaires qu’Audubon a publiées entre 1830 et 1839 sont le point de départ de son film. Un point de départ pour visiter, entre 2016 et 2019, l’immense vallée du Mississippi (près de 4000 km), qui correspond à peu près à la « Louisiane » d’il y a deux ou trois siècles et constater, au cours de son voyage cinématographique, que les oiseaux d’Audubon sont devenus peu à peu des fantômes. Les merveilles vivantes ont été détruites systématiquement, par la chasse, la destruction du milieu naturel, l’industrialisation anarchique, la pollution universelle des villes et des campagnes. « Le delta du Mississippi et la région de la Nouvelle-Orléans sont une des régions les plus abîmées de la planète », dit le réalisateur. Son film est extraordinaire et désespérant parce que, prétendant nous entretenir des oiseaux d’Amérique, il n’en montre pratiquement aucun. Seuls les oiseaux d’Audubon apparaissent à l’écran, tandis que Lœuille parcourt des lieux dévastés, interroge des Amérindiens et des Afro-Américains héritiers d’un monde tout aussi disparu, détruit, dont ne restent que les ombres d’une passion infinie pour l’un des plus beaux territoires de la planète, dont ne restent que des « réserves », mot sinistre. Audubon est partout présent aux États-Unis et pourtant il n’a fait que chroniquer, qu’annoncer la destruction d’un univers qu’il a peint de façon géniale.

Le pionnier d’un certain romantisme américain

Le travail d’Audubon, recensant la faune aviaire américaine, correspond au souci de représenter les oiseaux dans leur biotope, en mouvement. « Audubon rompt avec la représentation figée, pétrifiante de ses contemporains, qui peignent d’après des animaux empaillés. On l’a moqué, en le traitant de “romantique”. Il est effectivement exactement contemporain de l’Allemand Caspar David Friedrich et de sa nouvelle représentation de la Nature. Audubon est le pionnier d’un certain romantisme américain. », dit le cinéaste. Ce qui rejoint les origines du cinéma et les premières réussites de Étienne-Jules Marey ou de Eadweard Muybridge pour saisir « la machine animale » grâce au fusil photographique ou à la « zoopraxographie ». L’ambition est toujours la capture d’un réel, qu’ont recherchée difficilement les sculpteurs ou les peintres du passé. En 2022, Jacques Lœuille témoigne d’une tout autre réalité, mais sa recherche est fidèle à celle de ses prédécesseurs, « documentaristes » d’autrefois.

Le film est tourné en Scope, ce qui paraît nécessaire quand il s’agit des paysages nord-américains. Et Jacques Lœuille nous fait remarquer que sa décision assume la contradiction avec les formats verticaux des planches d’Audubon. Ce qui l’a obligé à des choix de mise en scène complexes, à entrer dans les détails des planches. « Le lien avec l’histoire du cinéma, c’est le lien avec le Western, la conquête des États-Unis. Audubon, qui peint des oiseaux bientôt disparus, est contemporain de George Catlin, autre autodidacte qui a peint les Indiens au moment où leur élimination était en cours. Ces peintres sont les témoins de la fin d’un monde, ce qui me parle en tant que réalisateur de documentaires. Beaucoup de documentaires sont focalisés sur la destruction de mondes. Je voulais parler du ciel d’avant l’ère industrielle et je ne pouvais donc filmer aucun oiseau. Les seuls que j’ai filmés sont dans les volières du zoo Audubon, financé par les pétroliers de la Nouvelle-Orléans ! Le drame écologique aux États-Unis est particulier, car il est concomitant avec l’idée de parc naturel. Les Américains ont inventé la notion de Parc National, au temps du président Théodore Roosevelt, chasseur et amoureux de la Nature comme beaucoup de ses contemporains. Et aujourd’hui, la population aviaire s’est effondrée. Certains oiseaux ont complètement disparu comme la colombe voyageuse, le pic à bec d’ivoire, la cornure de Caroline, qu’Audubon a représentés. Il y avait des milliards de colombes voyageuses à l’époque d’Audubon, si nombreuses qu’elles provoquaient de véritables éclipses de soleil. Les écrits du peintre montrent qu’il a été un des premiers à comprendre le rapport entre la destruction d’un habitat et de l’espèce qui l’occupe. Il a su aussi observer la migration des oiseaux en les baguant. S’il est très sévère pour les Indiens des villes, qu’il voit comme alcooliques, clochardisés, il a une immense admiration pour ce qu’il appelle la “noblesse indienne” et décrit sa honte de l’attitude des Blancs vis-à-vis des peuples autochtones. Je signale dans le film l’invocation par Donald Trump de son prédécesseur Andrew Jackson, responsable de la destruction des grandes forêts du Sud pour y installer les champs de coton et de l’éloignement forcé des Indiens au-delà du Mississippi. La cosmogonie des Indiens refuse de dissocier le monde et son équilibre naturel. Par définition ils ont toujours su que la destruction de la Nature, des animaux, des oiseaux comme l’aigle, le corbeau, les pics, était la destruction de l’Humanité.» Ariane Métais explique : « Sharon Lavigne, que nous avons filmée à Bâton Rouge, est aujourd’hui une des représentantes de cette prise de conscience militante. Activiste afro-américaine d’origine très modeste, elle s’exprime sur ce qu’elle appelle le “racisme environnemental”. »

Nous concentrer sur la beauté du monde

Le film de Jacques Lœuille a une portée universelle. Ariane Métais nous explique lors de notre rencontre que les spectateurs chinois du festival du documentaire de Shanghai, où était présenté Birds of America, ont été nombreux à « s’approprier complètement le sujet du film ». Comme nous remarquons que Birds of America est un film au fond assez terrifiant, Jacques Lœuille parle de lucidité et pense qu’il faut associer « utopie et désenchantement. Nous sommes encore dans une partie du monde où le débat est possible. La démocratie est peut-être une anecdote dans l’histoire du monde, mais sachons en tirer la possibilité de l’utopie ». « Les planches d’Audubon nous invitent à nous concentrer sur la beauté du monde », ajoute Ariane Métais. Comme, finalement, le film dont nous rendons compte aujourd’hui.

René Marx

Réal., scén. et phot. : Jacques Lœuille. Mus. : Nigji Sanges. Prod. : Ariane Métais. Narration : Jean-François Sivadier. Dist. : KMBO Films. Durée : 1h24. Sortie France : 25 mai 2022.




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