Entretiens

Publié le 31 octobre, 2022 | par @avscci

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Entretien avec Philippe Faucon – Les Harkis

C’est peu dire que Philippe Faucon occupe une belle place dans notre paysage cinématographique. À l’écart des modes, à l’écart des éclats médiatiques (ce qui ne l’a pas empêché de triompher aux Césars avec Fatima en 2016 après avoir décroché le Prix Louis-Delluc) il suit un bonhomme de chemin, personnel, singulier, des plus attachants. Son inspiration tourne bien sûr principalement autour des relations entre la France et l’Algérie et ce que cela signifie pour les êtres de chair et de sang que nous sommes des deux côtés de la Méditerranée. Quitte à revenir sur certaines meurtrissures du passé. C’est le cas de son dernier opus, Les Harkis, qui comme son titre l’indique traite de l’incorporation d’Algériens dans les rangs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Le film n’est pas violemment polémique (même si l’abandon de ceux qui l’avait servie par la France est exposé sans fioriture), il se penche avec simplicité et empathie vers ceux qui le plus souvent pour des raisons économiques ont fait un choix dont ils ont pâti, leurs proches et leurs descendants avec eux. Les Harkis est un film sobre, presque bressonien, un film pudique mais qui ne laisse pas planer le moindre doute sur l’humanisme de son auteur. Qui une nouvelle fois regarde ses personnages dans les yeux. Son engagement à cet égard ne se résume d’ailleurs pas aux relations avec l’ancienne colonie, mais de façon plus large sur la fragilité des êtres confrontés aux vents contraires de l’Histoire. Nous avons dit le mois dernier (dans notre rubrique DVD) tout le bien que nous pensons de son film précédent, réalisé pour la télévision, La Petite Femelle, un portrait de Pauline Dubuisson, figure de la rubrique criminelle d’après-guerre, qui a servi de modèle à Clouzot pour faire La Vérité, dont Faucon a réussi à rendre compte de l’élan de vie dans une France pour le moins repliée sur elle-même. Philippe Faucon est un grand cinéaste. L’Avant-Scène Cinéma lui consacrera bientôt un numéro…

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Vous avez déjà traité du sujet de la guerre d’Algérie, notamment dans La Trahison. En l’abordant une nouvelle fois dans Les Harkis, est-ce une façon de raconter ce que vous n’aviez pas pu développer dans vos précédents films ?

Philippe Faucon : Oui, en partie. En travaillant sur La Trahison, d’abord avec l’auteur Claude Sales, puis en tournant le film, je suis resté sur un sentiment de frustration. Nous avions rencontré des gens, avons réalisé le film avec de petits moyens et un temps de tournage très compté, qui n’a pas permis de tourner l’intégralité du scénario. Il me semblait important de revenir sur certains témoignages recueillis que je n’avais pas utilisés. Au cours de nos conversations avec Claude Sales, je sentais que cette histoire avait été très marquante pour lui, qu’à ce moment-là de sa vie, il avait un besoin particulier de l’exprimer, parce qu’il avait le sentiment qu’elle allait être oubliée.

Oubliée parce qu’il s’agit d’un évènement honteux, tant pour les Français que pour les Algériens…

P. F : D’abord pour ces deux raisons, en effet, mais la roue du temps tourne aussi, les choses s’éloignent et l’oubli recouvre davantage et définitivement le refoulement. C’était quelque chose dont on sentait la préoccupation chez Claude Sales.

Avez-vous utilisé votre matériel préexistant ou avez-vous revu des harkis pour compléter vos témoignages ?

P. F : J’étais à Toulon lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet. J’ai voulu revoir quelques personnes, parce que ça me paraissait nécessaire. Mais elles commençaient à être âgées.

Que reste-t-il dans l’esprit de ces gens qui ont vécu ce conflit ?

P. F : Une amertume, un ressentiment vis-à-vis des Français et des Algériens. Le sentiment d’avoir été trompés et entraînés dans une guerre qu’eux, mais aussi leurs descendants, ont dû payer cher.

Lorsque vous rencontrez ces descendants, ont-ils l’impression de payer pour quelque chose qui leur est extérieur ou revendiquent-ils une filiation ?

P. F : Tout dépend. Ce sont des parcours individuels, chacun réagissant selon ses moyens. Sans renier l’histoire de leurs parents, certains ne veulent pas se charger à vie du poids qu’elle peut amener à porter. D’autres sont plus virulents, d’une façon assez proche de celles des enfants d’immigrés dont les parents ont été déconsidérés : la première génération s’est tue et la deuxième est plus violente.

S’agit-il d’un sentiment de revanche ?

P. F : En tout cas, c’est un besoin de reconnaissance d’une souffrance qui n’a pas été prise en compte.

Nous voyons dans le film qu’ils s’engagent souvent par nécessité économique plus que par idéologie. Nous assistons au moment où tout bascule, où les doutent s’insinuent, c’est troublant.

P. F : C’est le sujet du film. Les principaux personnages se retrouvent piégés, même s’ils n’en prennent pas conscience immédiatement, car la nécessité de faire vivre leurs familles prime. Une fois happés, le retour en arrière n’est plus possible. Il y a une fuite en avant. Toute pensée est anesthésiée. L’idée que l’avenir prend une tournure incertaine est refoulée, car le choix fait est irrémédiable.

Tavernier disait justement qu’il y a eu des abus commis par les harkis tout autant que des exactions contre eux. Dès qu’il y a du sang, il est difficile de revenir en arrière.

P. F : Oui, bien sûr, c’est indéniable. Il y a eu des harkis qui se sont fait les instruments zélés de la répression. Mais ce n’est pas le cas de tous. D’autres ont au contraire joué un rôle tampon entre l’armée et la population. Après le cessez-le-feu, certains qui n’étaient pas les plus responsables, ont payé pour d’autres. Des exactions et des massacres ont eu lieu, que la France aurait dû empêcher.

Votre film pourrait-il être montré en Algérie ? Ou aborde-t-il un sujet encore tabou ?

P. F : Je pense qu’en Algérie, il y a de nombreuses personnes qui ne seront pas a priori fermées à l’idée de voir ce film, même si pour elles, il représente certainement une vision de l’autre côté de la Méditerranée. Au Festival de Cannes, des membres de l’Institut français à Alger sont venus à une projection, mais il n’y a pas eu de suite dans l’immédiat.

Lorsque nous avons publié un numéro sur La Question, de Laurent Heynemann, celui-ci nous a raconté que lorsque le film est sorti pour la première fois en 1977, il y avait des manifestants d’extrême gauche et d’extrême droite devant les cinémas, avec des CRS au milieu pour les séparer. Aujourd’hui, nous avons quitté le champ politique pour entrer dans celui de l’Histoire, nous pouvons presque parler de ce conflit de façon décomplexée. Est-ce que le temps ne va pas finir par placer ce sujet dans l’Histoire ?

P. F : En sommes-nous là ?

Vous êtes né au Maroc, mais n’avez pas connu la guerre d’Algérie. Néanmoins, les relations entre la France et l’Algérie parcourent toute votre œuvre. Vous sentez-vous à l’aise de traiter de ce sujet-là ?

P. F : J’ai une histoire familiale et personnelle liée à ce conflit. Je suis né pendant la guerre d’Algérie, de deux parents qui l’ont vécue et qu’elle a marqués. J’ai entendu le mot « harkis » pour la première fois lorsque j’avais dix ans. C’était un sujet qui revenait, même s’ils faisaient en sorte de ne pas parler devant nous de ce qui s’était passé. J’ai entendu à ce moment-là qu’il y avait eu des massacres et que ce n’était pas un épisode très glorieux de l’Histoire de France.

Votre approche est assez ouverte, vous n’êtes pas dans la nostalgie, dans le regret d’un pays perdu comme Alexandre Arcady avec Ce que le jour doit à la nuit ou Nicole Garcia avec Un balcon sur la mer

P. F : Il y a une différence d’âge. Cette nostalgie est plutôt présente chez ma mère. Moi, je n’ai pas le sentiment d’avoir perdu mon pays, mais par contre, je suis certainement sensible à l’histoire des gens qui ont dû recommencer leur vie dans un autre pays que le leur.

De façon plus large, il y a quelque chose d’indicible, de difficile à caractériser par des mots, une part d’inconfort, de déséquilibre entre la mémoire et une existence physique dans un pays qui n’est pas celui que l’on a en tête…

P. F : Oui, tout à fait, je m’intéresse souvent à des personnages assignés à une place qui ne leur correspond pas forcément, ou qui sont enfermés par le regard des autres. C’est le cas de personnages comme Fatima, Samia, Sabine, etc.

Cela ne revient-il pas à dire qu’il y a des destins individuels ballotés par les courants de l’Histoire qui ne sont pas toujours à l’endroit où on les attend, ce qui est d’autant plus violent ?

P. F : Oui, mais que ce soit par les courants de l’Histoire ou par le regard des autres. J’ai évidemment un attachement pour ces personnages qui ont un sentiment de n’être ni d’ici, ni d’ailleurs. Ou ni « comme les autres ».

Vos sujets, qu’ils soient historiques ou contemporains, en France ou non, comiques ou polémiques, comment les choisissez-vous ? Est-ce un choix qui se fait en opposition au film précédent ?

P. F : C’est vrai, en tout cas pour moi, que les films se font quelques fois par rapport au précédent, par rapport à un sentiment d’inachevé, de frustration ou en prolongement, parce qu’on est à la recherche de ce qui ne s’est pas trouvé ou réalisé. Certains sujets viennent de moi, d’autres m’ont été proposés, mais je les ai acceptés parce qu’ils rejoignaient quelque chose chez moi.

Nous ressentons un aspect assez didactique dans votre film comme une ligne claire qui explique bien les enjeux et en même temps, vous laissez beaucoup de liberté à vos personnages, ce sont deux sensations contradictoires.

P. F : Le mot didactique est revenu dans la bouche de certains spectateurs. Je ne pense pas que le film le soit, dans le sens où il ne cherche pas à imposer un point de vue. Il y a bien sûr une nécessité de situer et de faire comprendre un contexte historique, qui n’est pas forcément connu de tout le monde. Mais un film, c’est avant tout un récit et des personnages, qu’il s’agit de faire exister avant de donner des explications. Même si, dans ce cas particulier, ce sont des personnages très peu dans la parole, repliés sur eux-mêmes, parce qu’ils ont franchi un pas qui les mène vers une issue qu’ils pressentent néfaste et irrémédiable. De ce fait, ils ne sont pas dans l’épanchement, mais dans une sorte d’exil intérieur. Néanmoins, il s’agit de les faire exister en tant que personnages et non pas comme moyen d’exposer un point de vue. Je pense que dans le film, ils ont une présence réelle, même si c’est d’avantage une présence physique qu’une présence par le verbe. C’est une présence des visages, de ce qui s’y lit, de ce qui s’entend dans les silences, au-delà du peu de parole, etc. Ce n’est pas un cours d’histoire et encore moins un exposé, mais un film qui confronte des événements tragiques et des individus.

Le fait de ne pas avoir une figuration nombreuse, des scènes spectaculaires ou des rebondissements plus violents, est-ce un parti pris de mise en scène dû à des moyens financiers réduits ou plutôt le fruit de votre tempérament profond ?

P. F : Ce conflit est peu spectaculaire. La violence est omniprésente, mais c’est aussi et surtout une guerre d’embuscades, d’attentes, de tension, d’usures mentales, de marches harassantes à la recherche d’un adversaire qu’il est compliqué de rencontrer, avec un sentiment de plus en plus grandissant d’inutilité. Tout se passe donc dans le récit de ces moments-là.

En accentuant l’intériorité des personnages, ne prenez-vous pas le risque de garder le spectateur à distance ?

P. F : C’est possible pour certains, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait un nombre dominant de réactions dans ce sens. Je crois même qu’au contraire les personnages et leurs situations sont bien compris, qu’il y a souvent une empathie. Il y a eu une question de temps aussi. Des choix de réalisation procèdent toujours d’une équation entre des parti-pris artistiques confrontés à des données économiques. Nous avons eu 35 jours de tournage alors que nous en avions plutôt envisagé 40 ou 45 dans l’idéal. Nous avons tourné au Maroc, où l’on peut encore trouver, dans des endroits assez isolés, les restes de villages de l’époque. Par contre, le décor urbain de l’époque a disparu ou est difficilement praticable. L’écriture de la dernière partie du film a été orientée par cette contrainte.

Le tournage s’est-il passé sans anicroche ?

P. F : Oui. Même si c’est un film qui n’est pas spectaculaire, les plans font quand même intervenir quasi constamment une quinzaine de personnes. Ils sont donc compliqués à mettre en place, demandent des répétitions, du temps d’installation, etc., sans parler des problématiques de jeu. C’est toujours une course contre le temps, contre le soleil qui tourne. Deux ou trois fois, nous avons commencé une séquence qu’après le troisième plan tourné, il a fallu recommencer, parce que la lumière avait changé, le ciel s’était couvert ou au contraire dégagé. La difficulté sur un tournage comme celui-là, qui fait intervenir pas mal de monde à l’écran et une équipe technique quand même importante, c’est de faire comprendre à tout le monde ce que l’on veut obtenir, sans malentendu ou incompréhension dans les transmissions, surtout lorsqu’elles passent par des traductions parfois faites dans l’urgence du temps qui est compté. Il faut être particulièrement clair, précis et concis dans ses demandes.

Y a-t-il quelque chose de délicat dans vos échanges avec les comédiens lorsque vous abordez avec eux leur personnage ?

P. F : C’est particulièrement compliqué d’échanger avec un comédien dont on ne parle pas la langue, en ayant besoin d’un interprète pour cela. Mais à certains moments, il y a une compréhension qui se fait au-delà de la langue qu’on ne partage pas, par quelque chose qui se rencontre sans passer par des mots, un désir commun de réussir. Par exemple, avec la femme qui joue la mère du personnage principal, nous étions à la recherche de la même chose et pour cette raison, nous avions le sentiment de nous comprendre au-delà de la traduction de nos paroles par un intermédiaire. C’est une expérience très forte. C’est ce qui fait la beauté et l’intérêt du travail avec les comédiens et l’équipe sur le plateau.

Propos recueillis par Yves Alion et mis en forme par Camille Sainson

Réal. : Philippe Faucon. Scén. : Philippe Faucon, Yasmina Nini-Faucon et Samir Benyala. Phot. : Laurent Fénart. Mus. : Amine Bouhafa. Prod. : Istiqlal Films et Les Films du Fleuve. Dist. : Pyramide Distribution. Int. : Theo Cholbi, Mohamed Mouffok, Pierre Lottin, Yannick Choirat, Omar Boulakirba. Durée : 1h22. Sortie France : 12 octobre 2022.




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