Entretiens La Nuit du 12 de Dominik Moll

Publié le 29 juin, 2022 | par @avscci

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Entretien avec Dominik Moll de La Nuit du 12

Présenté à Cannes dans le cadre de Cannes Première, La Nuit du 12 n’aurait évidemment pas démérité en Compétition officielle. Car sous ses airs de chronique aux ambitions mesurées, qui raconte l’enquête d’un groupe de la Police Judiciaire de Grenoble, mobilisé par le meurtre particulièrement révoltant d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, La Nuit du 12 nous emmène sur des hauteurs que nous n’avions pas entrevues au départ. D’une part en se livrant à une très subtile radioscopie des services de police, dont le fonctionnement n’avait pas été approché de cette façon depuis L.627, de Bertrand Tavernier, il y a trente ans déjà. Et en trente ans, visiblement, on n’a pas beaucoup progressé sur le plan de l’entretien des photocopieuses… D’autre part parce que l’enquête mène à établir une Carte du tendre contemporaine qui n’est pas très enthousiasmante. Les rapports entre les hommes et les femmes n’ont pas vraiment progressé ces dernières années, et le machisme le plus ordinaire reste la valeur la mieux partagée du monde. Y compris au sein des services de police, dont la composition, curieusement, ne laisse pas beaucoup de place aux femmes. Mais là où le film finit de nous séduire c’est par sa capacité, sans chausser pour autant de gros sabots, à nous émouvoir quant au gâchis humain que l’enquête met en lumière. Les policiers échouent à sortir indemnes d’une prospection dont ils découvrent qu’elle les touche au plus intime, quoi qu’ils en disent. Et le spectateur n’en mène au fond pas plus large…

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Vous commencez votre film en disant que l’on ne trouvera pas l’assassin, en d’autres termes : « Oubliez votre confort et vos habitudes du whodunit », ce n’est pas le sujet. Le film est en réalité plus proche du L.627 de Bertrand Tavernier ou du Polisse de Maïwenn, car dans un premier temps ce qui vous intéresse c’est le fonctionnement des services de polices. Avez-vous, de la même manière que ces deux cinéastes, effectué un travail d’observation au cœur du milieu policier pour la préparation de ce film ?

Dominik Moll : Oui effectivement, pas sur une période aussi longue mais suffisamment longtemps. Il faut dire que le livre 18.3 : Une année à la PJ (2019), dont j’adapte ici deux chapitres, est un récit immersif de Pauline Guéna au sein de la Police Judiciaire de Versailles, et c’est une matière qui nous a énormément nourris durant l’écriture du film, à tel point que nous la contactions, elle et ses connaissances dans la police, à chaque fois que nous avions besoin de précisions. Il fallait souvent étayer certaines situations pour éviter toute invraisemblance ou détails abracadabrantesques, car je voulais toujours partir de leur travail de policiers. Je me souviens que lorsque j’avais vu L.627, j’avais l’impression que c’était la première fois que ce milieu était dépeint avec autant de fidélité et aussi peu de spectaculaire. Cependant aussi immersif soit le matériel, je savais que cela ne me suffirait pas, il fallait que je voie les choses de l’intérieur pour saisir toute leur ampleur. J’ai donc effectué une démarche pour passer une semaine en immersion à la PJ de Grenoble.

Comment avez-vous été accueilli par l’équipe ?

D. M. : Dans l’ensemble j’ai été plutôt bien reçu, surtout par le commissaire divisionnaire, qui, lui, était le plus curieux concernant ma présence. En revanche ses enquêteurs étaient un peu plus sceptiques… Au final tout s’est bien passé. C’est vraiment durant cette semaine, au fil des arrestations, des perquisitions et des auditions, que j’ai pu constater l’importance du groupe et sa structure, comme décrit dans le livre de Pauline.

Est-ce parce qu’ils se sentent bien ensemble ? Ou est-ce la spécificité de leur travail qui complexifie leur intégration au monde extérieur ?

D. M. : Je pense que c’est un peu les deux. C’est surtout que le travail des policiers demande une disponibilité permanente et impose des horaires anarchiques. C’est par la force des choses qu’ils passent beaucoup de temps ensemble, parfois on sent presque que le groupe n’est pas leur « deuxième famille » mais la première. Ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’à force d’entretiens avec les victimes et les suspects, ces gens-là ont une immense connaissance de l’humain, ils pouvaient détecter le mensonge là où moi je voyais de la sincérité mais qui se révélait être effectivement un mensonge. Aussi, je pense qu’il ne faut pas oublier le poids de la procédure, aussi étrange que cela puisse paraître, les policiers passent 80% de leur temps à faire de la paperasse et à écrire des rapports, des rapports et encore des rapports. À cela vient s’ajouter une tension permanente, car la moindre erreur sur l’heure de début de garde à vue peut mettre sens dessus dessous un dossier entier et paralyser tous les autres membres du groupe.

Qu’avez-vous pu constater d’autre sur le fonctionnement de ce milieu ?

D. M. : Ce que j’ai remarqué, c’est que c’est un milieu très masculin. Non pas que les femmes ne peuvent pas s’intégrer, mais que ce soit à la Crim (brigade criminelle) ou aux Stups (brigade des stupéfiants), dans tout le service il devait y avoir au maximum une femme pour quarante hommes. Cela semble évident à dire mais le voir vraiment permet d’en prendre pleinement conscience.

D’un côté vous montrez ceux qui interrogent, et de l’autre ceux qui sont interrogés, cela donne un incroyable panorama de personnalités. Est-ce aussi le résultat d’une enquête sociologique ?

D. M. : Pas une enquête à proprement parler, mais oui, d’une certaine manière. À vrai dire l’objectif de cette pluralité sociologique est de dresser un portrait, de faire un état des lieux des relations entre les hommes et les femmes à l’aune du XXIe siècle, qui est le sujet au cœur du film.

Les personnages de Bouli Lanners et Bastien Bouillon sont aux antipodes l’un de l’autre : l’un est extraverti, l’autre introverti, et malgré leur objectif commun, la dichotomie se fait ressentir de façon significative. Est-ce à des fins dramatiques ?

D. M. : Je ne pense pas qu’ils soient si différents l’un de l’autre. Bien sûr c’est important de distinguer et de donner des spécificités à chacun de ces personnages, pour créer un contraste, après l’idée n’était pas de créer dès le départ un « duo de flics », car ça n’existe pas les « duos de flics », c’est un cliché plus qu’une réalité.

Pourtant au cinéma on montre souvent les policiers deux par deux, l’image du « good cop, bad cop » est tenace…

D. M. : Bien sûr, mais cette image vient des États-Unis. Ce sont des binômes parce qu’ils sont souvent à deux dans le même bureau. En France ce qui prédomine c’est la notion de groupe plus que la notion de duo. Sur les enquêtes, tout le monde peut tout faire, il n’y a pas de binôme constitué. Même si l’on se focalise sur ces deux personnages au bout d’un moment suite à un problème personnel, ce n’est pas une raison pour ne pas faire exister le groupe. Pour ce qui est de leurs différences, je pense que Yohan pourrait être aussi explosif et transgressif que Marceau, il en a conscience, et pour y remédier il s’est imposé des barrières. Si un de ses garde-fous venait à sauter, la différence entre les deux serait assez mince.

Les événements qui ont lieu dans le film sont-ils issus du livre d’origine ?

D. M. : Non, l’histoire a pour origine un vrai crime qui n’a pas été beaucoup médiatisé, mais pas celui-là.

Malgré son absence, le film s’interroge beaucoup sur le personnage de Clara, la jeune fille assassinée…

D. M. : Tout à fait. Parce que les policiers font la distinction entre les « vraies victimes » et les autres, il y a une différence fondamentale pour eux entre un dealer qui tue un autre dealer, et une victime comme Clara qui n’a rien demandé à personne. C’est pour ça que cela les affecte vraiment, et affecte le film beaucoup plus que si c’était une rixe entre voyous.

Pourquoi avoir choisi Grenoble ? Est-ce pour sa photogénie ?

D. M. : Personnellement j’aime beaucoup la montagne, c’était le paysage de Seules les bêtes, qui se situait dans le Causse Méjean et avant cela de Harry, un ami qui vous veut du bien, qui se déroulait dans le Cantal. Cependant ce n’est pas juste parce que la montagne est belle, c’est parce qu’elle permet un subtil mélange de beauté et d’angoisse, qu’elle est à la fois majestueuse et impressionnante, qu’on se sent libre mais aussi écrasé. Cette fois-ci on se trouve dans la vallée de la Maurienne et force est de constater que cet endroit est un drôle de mélange, car son fond est très industriel, ce qui crée une atmosphère assez oppressante.

À partir du moment où le féminin intervient dans le processus, l’enquête semble se débloquer, les personnages de Nanie et Nadia apportent une fraîcheur nouvelle voire une reconfiguration. Pourtant ce sont des hommes qui mènent l’enquête…

D. M. : C’est peut-être une généralisation un peu hâtive, mais j’ai le sentiment que les femmes parlent plus facilement entre elles de ce qui les préoccupe que les hommes. Dans le groupe de policiers, il est assez peu question de leurs malaises, de leurs angoisses, le personnage de Yohan de façon significative ne sait pas quoi dire pour soutenir son collège qui est dans une mauvaise phase. La force de ces femmes est d’ailleurs assez déroutante pour lui, ce qui lui fait reconsidérer ses certitudes sur l’enquête. Pourquoi ce sont des hommes qui mènent l’enquête ? C’est une question qui est posée dans le film, et même si les personnages sont pris au dépourvu, on sent que cette interrogation légitime les taraude.

C’est un point commun avec vos autres films, vous aimez observer et faire évoluer vos personnages dans une bulle et voir comment cela respire ou s’asphyxie…

D. M. : Ce n’est pas faux, même si je ne prends pas un malin plaisir à enfoncer mes personnages, j’aime les faire exister dans leur complexité et leur humanité. C’est d’ailleurs mon film jusqu’à maintenant où il y a le plus de personnages. Je ne suis pas Ruben Östlund, qui prend un malin plaisir à enfoncer ses personnages. Son cinéma est cohérent, mais sa misanthropie me tient à distance.

Comment travaillez-vous avec Gilles Marchand ? Comment vous êtes-vous trouvés ?

D. M. : Nous avons un univers commun, c’est sûr. Heureusement il peut y avoir des divergences, sinon ça serait ennuyeux. En revanche nous commençons à très bien nous connaître, nous n’avons plus besoin de pincettes pour communiquer, et lorsque nous travaillons, c’est assez efficace. Lorsque nous nous retrouvons dans la même pièce au moment de l’écriture du scénario, nous n’avons pas de tâches attitrées, nous pouvons être parfois très bavards et parfois pas du tout, la finalité c’est de pouvoir rebondir sur les idées de l’autre et les faire fructifier. Cela étant dit, j’ai tendance à penser que Gilles est plus compétent que moi pour écrire les dialogues, mon domaine résiderait plutôt dans la structure du film. Mais rien n’est gravé dans le marbre, à tel point qu’à la fin je n’ai plus aucun souvenir de qui a écrit quoi. Il n’y a pas vraiment de méthode de travail, néanmoins on ne démarre jamais un projet sans savoir qui de nous deux va le réaliser.

On sent que les policiers sont affectés par l’enquête et par la mort de la victime… Êtes-vous aussi affecté par le destin immuable de vos personnages ?

D. M. : Je ne sais pas, c’est difficile, parce qu’un cinéaste prend toujours, bizarrement, beaucoup de plaisir et de satisfaction dans l’écriture de sujets durs. Malgré tout, je me pose des questions d’ordre moral. Comment représenter une situation donnée, sans être dans la complaisance ou le voyeurisme tout en ne minimisant pas la violence qui a eu lieu ?

Propos recueillis par Yves Alion

Mis en forme par Malo Le Borgne

Réal. : Dominik Moll. Scén. : Gilles Marchand et Dominik Moll d’après l’ouvrage de Pauline Guéna. Phot. : Patrick Ghiringhelli. Mus. : Olivier Marguerit. Prod. : Haut et Court. Dist. : Haut et Court Distribution. Int. : Bastien Bouillon, Bouli Lanners, Théo Cholbi, Johann Dionnet. Durée : 1h55. Sortie France : 13 juillet 2022.




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