Entretiens

Publié le 29 juin, 2022 | par @avscci

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Entretien avec Rodrigo Sorogoyen de As bestas

Nous avons consacré un numéro de l’ASC il y a exactement un an (n°684) à Rodrigo Sorogoyen et à son film Que Dios nos perdone. À revoir ses films, à découvrir le petit dernier, As bestas, présenté à Cannes dans le cadre de Cannes Première, nous avons le sentiment de ne pas nous être trompés : le (encore jeune) cinéaste sait y faire. D’autant que ses films semblent au premier abord très différents les uns des autres, avant de révéler un fil conducteur, qui interroge la part de mystère résidant en chacun de nous, la part de violence dont nous sommes capables. As Bestas se situe en milieu rural, dans un no man’s land peu accueillant dont on apprend qu’il se situe au Nord-Ouest de l’Espagne. C’est là qu’un couple de Français a choisi de vivre, cultivant la terre tant bien que mal. Mais l’intégration a des ratés sur cette terre où la solitude est la seule chose que l’on puisse réellement partager avec les autres. Le film dès lors est à la fois un polar (dont on connaît assez vite les assassins) et une plongée tête la première dans une réalité socio-économique aussi dépaysante que si nous étions transportés sur une île du Pacifique. Nous sortons de cette plongée en terre inconnue avec le sentiment d’avoir touché du doigt l’humaine condition, mais aussi d’avoir vu un grand et beau film.

Lorsque nous vous avions rencontré pour Que Dios nos perdone, vous nous aviez confié que vous aviez passé du temps en immersion avec les policiers de Madrid pour être certain d’être juste. En a-t-il été de même avec les paysans de Galice ?

Rodrigo Sorogoyen : Oui, bien sûr. Cela fait partie de notre travail. Mais ce n’est jamais désagréable. C’est même aussi fascinant qu’amusant de se plonger comme nous le faisons dans un univers qui n’est absolument pas le nôtre. Cette immersion nous enrichit, ce n’est pas une option, c’est un devoir. Je ne vois pas comment le film pourrait être réussi et vrai sans cette préparation.

Avez-vous fait des découvertes lors de ces rencontres qui n’étaient pas encore au scénario et que vous avez intégrées par la suite ?

R. S. : Des choses très pratiques, matérielles sur la façon dont on fait fonctionner une exploitation agricole. Pour ce qui est des personnages également. La dernière scène que nous avons tournée, c’est le long dialogue qui se tient dans le bar au mitan du film, quand Denis Ménochet paye un coup à ses voisins. Cette scène a été écrite sur place, alors que la préparation avait commencé et que nous avions commencé à vivre là-bas. Ce qui est dit, du type : « On ne veut pas avoir seulement une femme comme la tienne… », n’aurait pas pu être écrit à Madrid. Nous étions en immersion dans un autre monde. Nous avons tourné dans un village où ne vit qu’une seule personne ! Un village situé dans le Bierzo, à l’Est de la province du Leon, à dix minutes en voiture de la Galice. D’ailleurs tout le monde en parle comme de la cinquième province de Galice. Ce paysan habite seul, avec ses vaches, avec ses chiens. Il n’a pas de femme. De temps en temps il va en ville pour rendre visite à une prostituée, c’est lui qui nous l’a dit. Cette solitude a évidemment imprégné le film.

C’était la seule région possible pour raconter cette histoire-là ? Auriez-vous tout aussi bien aller en Andalousie ou ailleurs ?

R. S. : En Espagne, il est tout à fait possible de trouver la même solitude, le même dénuement en Estrémadure, en Catalogne ou au Pays basque. Mais chaque région possède son identité. Je n’aurais pas pu trouver ailleurs ce que la Galice nous proposait. Le Nord de l’Espagne offre des paysages plus sauvages que le Sud du pays. C’est aussi parce que nous étions en Galice que nous avons pu avoir de la neige.

Pour la préparation comme pour le tournage, l’intégration d’un cinéaste madrilène, ce que vous êtes, a-t-elle été plus facile que pour un agriculteur français, autrement dit le personnage de Denis Ménochet dans le film ?

R. S. : Ça a été plus facile. La plus grande partie des gens que nous avons rencontrés nous ont aidés. C’est vrai que le tournage a été curieux, puisque l’unique habitant du village a dû nous laisser faire comme nous l’entendions. Il a parfois eu du mal à l’accepter, il était un peu énervé. Alors nous tâchions d’être doux avec lui.

Il habite dans la maison que vous avez dévolue aux Français ?

R. S. : Non, c’est une autre maison, que nous avons louée. Un homme seul habite le village toute l’année, mais il y a des résidences secondaires qui ne sont ouvertes que par intermittence. C’est l’une d’elles qui nous a servi pour le tournage.

Vos films sont toujours à plusieurs niveaux. Bien sûr les personnages ont des personnalités fortes, qui génèrent du romanesque. Mais en parallèle vous brossez le tableau d’un monde précis sur le plan social et même économique…

R. S. : L’interaction entre ces deux niveaux est pour moi fondamentale. Je ne pourrais pas concevoir que les personnages de mes films flottent dans un environnement abstrait. Les réactions des Français, comme celles de leurs voisins, sont régies par leur place sur l’échiquier social. Mais aussi par leur caractère et leurs ambitions intimes. Ils cherchent tous quel sens donner à leur vie. Je demande à mes personnages de trouver leur vérité intime. Rien ne me chagrinerait davantage que de savoir que le public n’a pas cru à cette vérité, qu’il a considéré que leurs faits et gestes étaient voulus par le scénario. Quand on réussit à établir la confiance avec le spectateur dès le début du film, alors celui-ci peut se laisser aller et s’intéresser à des choses peut-être plus profondes, ou même métaphysiques.

Les Français ont effectivement la foi. À leur place beaucoup auraient choisi de partir. Mais ils ont tracé un chemin dont rien ne pourrait les dévier…

R. S. : Nous connaissons tous des gens qui ont choisi tout à coup de changer de vie, et de s’établir à la campagne, loin de tout et de tous. La gageure était d’explorer au plus près ce désir profond de retour à la nature. En fait c’était le premier défi pour ma coscénariste et moi-même : il ne fallait pas laisser penser que le comportement des Français, qui ne lâchent rien, est absurde. Chacun a ses raisons… Dans la vraie vie, on ne comprend pas toujours le comportement des autres. C’est aussi pour cela que l’on fait des films, pour s’approcher de la vérité des êtres. C’est le mystère de l’être humain qui constitue le terreau fertile des histoires que nous avons envie de raconter.

Sur le plan de la mise en scène, nous sommes aux antipodes de El Reino mené tambour battant, avec plusieurs courses-poursuites à couper le souffle. À l’image des personnages, As bestas prend son temps, le temps de la campagne, celui des promenades en forêt, des saisons qui se succèdent…

R. S. : J’ai adoré prendre mon temps. Tout en veillant à ne pas perdre le spectateur. C’est vrai que c’est un défi que d’intimer un rythme lent au film, mais si c’est réussi, je suis très heureux. Il faut avoir ce courage… J’ai vu R.M.N., le film de Mungiu en compétition à Cannes, qui comporte un plan fixe de 18 minutes. Je lui tire mon chapeau. Dans un film que l’on considère comme « normal », ce n’est pas possible. Heureusement que certains films échappent à cette normalité. Mais évidemment le rythme du film est partie prenante de ce que l’on raconte. Montrer les hommes qui passent des heures au café ou la Française à sa fenêtre, qui interroge l’horizon, me semblait indispensable. Mais l’exactitude de l’écriture et du montage étaient d’autant plus indispensables.

Le parti pris était donc présent dès le départ…

R. S. : Pas tout à fait. Le film s’est évidemment imprégné du décor, il n’était pas question d’appliquer une recette toute faite. Le scénario a été tourné, mais cela ne veut rien dire. Parce que certaines scènes tiennent en une phrase. Si j’écris : « Vincent se promène dans la forêt », je n’ai pas besoin de préciser dans le scénario combien il va faire de pas ou s’il risque de glisser sur les feuilles mortes. Ce n’est que sur place que je décide du chemin qui va être parcouru en cherchant mon cadre. Après cela, comme j’adore filmer, j’ai tendance à ne pas arrêter ma caméra, quitte à faire des coupes drastiques au montage.

Les scènes de bar sont tout autant casse-gueule. Elles ne relèvent pas toujours de la logique et les conversations vont un peu à hue et à dia. À nous de nous installer dans la tête des protagonistes…

R. S. : Encore une fois il fallait être le plus proche possible de la vérité. Si l’on va dans un bar et que l’on tend l’oreille on n’entendra pas des dialogues construits. Il n’y a aucune raison qu’un échange dans un café évoque un cour ex-cathedra à l’université !

Quelles ont été les difficultés concrètes du tournage ? Le film se déroule sur plusieurs saisons…

R. S. : Nous avons interrompu le tournage pendant un mois. L’été a été tourné en septembre. Nous sommes restés quatre semaines. Et nous sommes revenus en novembre pour quelques semaines supplémentaires. En débordant sur décembre, nous avons eu la chance d’avoir de la neige !

C’était une évidence que les deux « immigrés » soient étrangers, en l’occurrence français ? Pour que leur méconnaissance de la langue souligne leur difficulté à s’intégrer ?

R. S. : Les Français se sentent sans doute plus seuls, en plus grande difficulté que s’ils venaient de Madrid ou de Barcelone. C’est le même décalage, inversé, que dans Madre, où c’est une jeune femme espagnole qui devait s’adapter à la France. L’illogisme dont nous avant parlé plus tôt, consistant à s’accrocher à leur terre, semble d’autant plus grand.

Denis Ménochet et Marina Foïs parlaient-ils espagnol au départ ?

R. S. : Pas du tout. Ils ont appris pour les besoins du film. Tout comme ils ont appris à porter les brebis ou… à plonger dans une cuve tête la première. Cette scène était très éprouvante pour Denis Ménochet. Nous n’avons fait qu’une seule prise ! Mais je dirai que la scène où il m’a le plus ébahi, c’est quand il se baigne dans le lac de montagne : l’eau était gelée…

Vos films sont totalement distincts les uns des autres, ils se situent dans des milieux on ne peut plus différents. Mais ils ont quand même en commun de traiter de la violence… On se dit que la pellicule de civilisation que l’on a collée sur nos sociétés est au final très fine, et qu’il est si facile de la défaire…

R. S. : L’être humain est définitivement un animal violent. Je suis fasciné par la facilité que certains ont à faire du mal aux autres. J’ai beaucoup de mal à le comprendre. C’est pour essayer d’y voir plus clair que je fais des films.

Comme dans Que Dios nos perdone, vous nous faites partager le quotidien au fond assez morne des assassins, et nous voyons bien que ce sont des êtres ordinaires, pas des extraterrestres…

R. S. : C’est la réalité qui nous terrorise, pas les extraterrestres ! Mon voisin de palier peut très bien devenir fou alors que je ne crois pas vraiment au débarquement des Martiens…

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. : Rodrigo Sorogoyen. Scén. : Rodrigo Sorogoyen et Isabel Peña. Phot. : Alex De Pablo. Mus. : Oliver Arson. Prod. : Arcadia Motion Pictures / Caballo Films. Dist. : Le Pacte. Int. : Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Diego Anido. Durée : 2h17. Sortie France : 20 juillet 2022.




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