Entretiens Tokyo Shaking d'Olivier Peyron

Publié le 12 juillet, 2021 | par @avscci

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Entretien Olivier Peyon – Tokyo Shaking

Avec Tokyo Shaking, Olivier Peyon se démarque de la grande tradition du cinéma français en évoquant la catastrophe de Fukushima vue depuis une banque d’affaire de Tokyo, dont le personnel dévoué se plie à des impératifs économiques dictés par une direction parisienne, plus soucieuse de ses intérêts que de la sécurité de ses employés. Un conte cruel du nucléaire filmé avec ironie par un cinéaste qui s’est toujours partagé entre la fiction et le documentaire depuis son premier film, Les Petites Vacances (2006). Après deux portraits tournés dans le cadre de la collection télévisée Empreintes, Elisabeth Badinter, à contre-courant (2009) et Michel Onfray, philosophe citoyen (2011), il a alterné les documentaires Comment j’ai détesté les maths (2013) et Latifa, le cœur au combat (2017) avec une fiction tournée en Uruguay, Une vie ailleurs (2017). Et il prépare aujourd’hui deux adaptations dont les tournages devraient se chevaucher dès cet automne : l’une du roman de Philippe Besson Arrête avec tes mensonges (Julliard), l’autre de la BD sur l’euthanasie qu’il vient de publier avec Livio Bernardo, En toute conscience (Éditions Delcourt).

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PHILIPPE GUERAND

Dans quelles circonstances avez-vous tourné Tokyo Shaking ?

Olivier Peyon : Nous avons tourné juste avant le premier confinement, en janvier-février 2020, mais quand nous étions au Japon, la situation n’était pas du tout la même qu’en Europe, car la Chine et Wuhan n’étant pas très éloignées, des mesures de sécurité étaient déjà en vigueur. En Asie, le port du masque est une tradition et les effusions sont traditionnellement plutôt limitées. Nous avons tout de même été impressionnés par le spectacle du paquebot Diamond Princess confiné dans le port de Yokohama avec quatre mille passagers à bord, au-dessus duquel nous passions tous les jours en voiture. Finalement, nous sommes rentrés le 1er mars, juste au moment où les frontières commençaient à se fermer et mon ingénieur du son Marc Engels est mort en l’espace d’une journée, un mois plus tard, de la Covid-19 qu’il a contractée en Belgique sans que personne ne sache pourquoi la dégradation a été aussi fulgurante. Le film lui est d’ailleurs dédié.

Comment est né ce film ?

O. P. : C’est une histoire vraie. J’ai retrouvé en 2013 à Paris une copine d’enfance de Nantes que je n’avais pas vue depuis des années et qui m’a dit habiter à Tokyo. Elle m’a raconté comment elle avait vécu en mars 2011 le tremblement de terre, le tsunami et la catastrophe de Fukushima. Elle travaillait pour une grande banque et rigolait beaucoup en me racontant des énormités, notamment comment elle s’était laissée mener en bateau par sa hiérarchie. Dans le film, c’est son supérieur. Dans la réalité, c’était le siège parisien de la société qui prétendait qu’il allait affréter un avion pour rapatrier le personnel avant d’y renoncer… sous prétexte que ça coûtait trop cher ! Du coup, ma copine a payé elle-même son voyage retour de sa poche, ce que j’ai trouvé hallucinant. À l’époque où j’avais réalisé mon documentaire Comment j’ai détesté les maths, j’avais pas mal fréquenté le milieu des banques et je voyais dans ce qu’elles me racontaient une métaphore du capitalisme. Le film est très romancé, mais tout est vrai, même si personne n’a vécu cette situation de la même façon. Par ailleurs, les expatriés français n’avaient pas confiance dans leur gouvernement en raison de ce qui s’était passé à l’époque de Tchernobyl, quand les autorités avaient décrété que le nuage s’était arrêté à nos frontières, ce qui constituait une spécificité hexagonale. J’ai trouvé qu’il y avait un parallèle intéressant entre le nucléaire, dont les autorités passent leur temps à dire que le risque est maîtrisé, et les banques qui emploient la même formule à propos de leurs modèles mathématiques. Or, moi, je trouve terrible les gens qui passent leur vie à répéter que tout va bien, quelles que soient les circonstances, alors qu’à l’époque de la catastrophe de Fukushima, personne ne savait rien, sinon que les réacteurs explosaient les uns après les autres, y compris le quatrième qui était à l’arrêt, ce que personne n’avait prévu. Dans l’œil du cyclone, il était impossible pour quiconque de se rendre compte de ce qui se passait réellement. Sinon qu’un nuage menaçant est arrivé jusqu’aux faubourgs de Tokyo avant que le vent ne le fasse changer de direction.

Le voisin qui s’obstine à répéter que tout va bien a-t-il été inventé pour le film ?

O. P. : Pas du tout. Il existe réellement. C’est un ami d’Anne que j’avais rencontré deux ou trois fois à Tokyo et qui était un peu fanfaron. Lors de la projection organisée pour l’équipe au Max Linder, j’ai vu un grand type avec un masque se lever et se précipiter sur moi en me disant : « Bravo ! Je suis trop content ! ». J’ignorais qu’il était rentré en France et ma copine ne m’avait pas fait part de sa présence, mais ne lui avait pas dit non plus qu’il était dans le film. Du coup, il était hyper fier. À l’époque, il travaillait pour Areva et il est désormais employé par Bureau Veritas qui procède à des vérifications dans le nucléaire. C’est dire qu’il est en quelque sorte passé de l’autre côté de la barrière. Il adore le film et a même accepté de s’impliquer dans sa promotion en témoignant de ce qu’il a vécu en 2011.

Où s’arrête la réalité et où débute la fiction dans Tokyo Shaking ?

O. P. : Tout est vrai dans le film, y compris les petits vélos qu’empruntent les traders. Je me suis contenté de romancer les rapports entre les gens, mais cette histoire se déroule dans un milieu patriarcal très dur où il est particulièrement difficile d’être une femme. Certes, les salaires sont très élevés, mais je n’aimerais pas être à la place de mon amie Anne. Je lui ai donné à relire toutes les versions du scénario, ainsi que certaines scènes de réunion pour m’assurer d’avoir utilisé les bons termes, mais je crois qu’elle ne s’est pas rendue vraiment compte que le film était en train de se faire.

Est-elle vraiment identifiable ?

O. P. : Certainement car elle était la seule femme française de pouvoir à exercer des responsabilités importantes aux services du risque dans une banque au Japon. Elle constitue en quelque sorte une exception, mais tous ses collègues et les membres de la communauté française de Tokyo sont en mesure de l’identifier précisément. En revanche, le personnage du patron qu’incarne Philippe Uchan est totalement romancé. Mais tout ce que j’ai inventé est vraisemblable. Dans la réalité, son supérieur était très proche de ses subordonnés et c’est le siège parisien qui manifestait son indifférence. Par ailleurs, de nombreux Français ont profité de la situation pour s’enfuir, dont la directrice de l’école française. Le ressenti du film est celui exprimé par les gens qui étaient là-bas, mais ça, je ne me serais pas permis de l’inventer. J’ai ensuite réalisé un amalgame à partir de ce qu’on m’a raconté.

Comment avez-vous travaillé spécifiquement sur la description de l’entreprise ?

O. P. : J’y suis allé sous prétexte de rendre visite à ma copine Anne dans sa banque, mais personne ne savait vraiment pour quelle raison j’étais à Tokyo. J’ai évidemment profité du prétexte d’un déjeuner ou d’un rendez-vous pour observer l’atmosphère qui y régnait. J’ai aussi pris le contrepied de l’adaptation par Alain Corneau de Stupeur et Tremblements (2003), d’Amélie Nothomb, que j’ai beaucoup aimé, où les Japonais se comportaient de façon horrible. Dans Tokyo Shaking, il est davantage question de la lâcheté des Français face à l’adversité. Comme dans mon film précédent que j’étais allé tourner en Uruguay, Une vie ailleurs, je me garde bien de parler à la place des autochtones. Ce que disent les Japonais dans mon film, ce sont exclusivement des choses que les gens m’ont racontées sur place.

Sur quels critères avez-vous composé votre casting ?

O. P. : J’avais déjà eu deux projets avec Karin Viard à qui je n’ai pas envoyé immédiatement le scénario par superstition. Mais elle a accepté en deux jours et j’ai choisi le reste de la distribution en fonction d’elle. Il fallait des gens qui soient à la hauteur, hauts en couleur et plutôt vivants. Cela créait une énergie assez communicative entre eux. Le seul grand méchant du film, c’est le patron qu’incarne Philippe Uchan, un fidèle d’Albert Dupontel. C’est à dessein que j’ai choisi pour ce rôle un acteur sympathique qui n’a pas vraiment la tête de l’emploi telle qu’on l’imagine, car son personnage est un cynique qui se croit toujours dans son bon droit et ne voit pas où est le problème. Je lui ai demandé de jouer sans sous-texte pour que cela devienne presque jouissif. De même, j’ai dû contraindre Karin Viard de jouer plus en douceur que dans son intention initiale.

Où avez-vous tourné ?

O. P. : Nous avons visité des sièges de compagnies bancaires sur place avec le décorateur, mais je ne voulais pas me laisser entraîner par des clichés cinglants et trop répandus sur le personnel de ces sociétés qui se montre souvent prêt à avaler des couleuvres et à exécuter de basses œuvres. C’est un film sur la responsabilité et le choix. J’assume que c’est aussi le regard d’un Français sur le Japon.

Tokyo Shaking a-t-il été difficile à monter financièrement ?

O. P. : Le film a coûté trois millions et demi d’euros, mais ma productrice Christina Larsen, qui travaille notamment sur les films de Benoit Jacquot, a dû s’endetter pour boucler le budget. Par ailleurs, elle est tombée gravement malade quatre mois avant le début du tournage, au moment où nous étions en repérage au Japon. Elle a fini par se rétablir et nous avons tourné en six semaines, ce qui est très peu par rapport au défi que représente un tel film. Nous n’avons pu nous en sortir qu’en rapatriant une bonne partie du tournage en France, notamment les intérieurs de la banque qui ont nécessité à eux seuls deux semaines et demie de travail. Mais en studio, tout allait vite. Nous avons également filmé des fonds verts et sommes allés au Japon pour tourner les extérieurs. Paradoxalement, la scène la plus difficile a été celle au cours de laquelle Karin fait du vélo dans la rue. À Tokyo, il est très difficile d’obtenir la moindre autorisation de tournage, car il ne faut surtout pas risquer de déranger quiconque. Donc quand on filme depuis une voiture, on perturbe la circulation. C’est pourquoi nous avons dû tourner en caméra cachée en l’espace de cinq minutes quand elle marche dans la rue au milieu de la foule. Il est hors de question de troubler l’ordre public.

Comment avez-vous réalisé la séquence du tremblement de terre ?

O. P. : C’était vraiment de la bricole. Nous avons disposé d’un grand plateau équipé d’effets mécaniques sur lequel les bureaux et les fauteuils glissaient au rythme des secousses. Et puis, j’ai emmené mon équipe au Japon dans une caserne de pompiers qui dispose d’une plateforme équipée d’une table et de sièges reproduisant la puissance du séisme de 2011 pour apprendre aux gamins comment se comporter en cas de tremblement de terre. C’est une attraction pédagogique qui provoque une sensation extrêmement spectaculaire. En réalité, ça n’a pas bougé autant que dans le film, mais les employés se sont tout de même réfugiés sous les bureaux et en parlent unanimement dix ans après avec des sanglots dans la voix. J’ai donc été obligé de forcer le trait dans le film pour témoigner de leur ressenti, après avoir observé comment les gens bougeaient dans ces circonstances, notamment en descendant un escalier. J’ai travaillé pour cela avec une chorégraphe qui a veillé à la vraisemblance des mouvements.

De quelle façon avez-vous intégré les images d’archive ?

O. P. : Les Japonais pratiquent une véritable omerta sur les archives. Au dernier moment, ils nous ont refusé les images du tremblement de terre, puis celles du tsunami qui ont été filmées essentiellement par les hélicoptères de la NHK. Il nous a donc fallu reconstituer ces images d’actualité à partir d’éléments existants, y compris les explosions de la centrale qui avaient été filmées au moyen d’une caméra de surveillance dont la NHK a acheté les images. Tout recréer a coûté à la fois du temps et de l’argent. Notre coproducteur japonais a réussi à retrouver un homme qui avait filmé des images et s’est rendu dans le nord du Japon pour le rencontrer où il les lui a données gratuitement. C’est quand les autorités ont réalisé que nous faisions un film sur Fukushima qu’elles nous ont tout refusé, alors même que ces images circulent partout sur Internet. La raison officielle invoquée était de ne pas réveiller le traumatisme chez les gens qui ont vécu cette catastrophe, mais en réalité, le gouvernement japonais met tout en œuvre pour effacer la catastrophe et relancer son programme nucléaire. 170 000 personnes ont fui la région, les villes ont été nettoyées pour redevenir habitables, mais il est impossible d’intervenir sur la nature environnante qui est contaminée à long terme. Les populations actives sont parties s’installer ailleurs, mais les vieux se sont vus couper leurs retraites et expulsés des habitations où ils avaient trouvé refuge Ils sont donc les seuls à revenir contraints et forcés dans la zone contaminée.

Pourquoi avoir opté pour un film de fiction plutôt que pour un documentaire sur Fukushima ?

O. P. : Parce qu’il y en a déjà eu beaucoup. En outre, je suis très attaché à ce que j’appelle la comédie humaine. En termes de fiction, Fukushima a inspiré à ce jour deux productions japonaises en tout et pour tout : un film d’auteur plutôt radical et une superproduction tellement nulle qu’elle a été exploitée directement en vidéo sur la cinquantaine de pompiers qui sont parvenus à remettre de l’eau dans la centrale au bout de dix jours d’efforts. Je viens de la fiction et ce n’est qu’un peu par hasard que j’ai tourné des documentaires quand je me suis vu proposer de réaliser l’émission de la série Empreintes consacrée à Elisabeth Badinter. Comme j’ai adoré cette expérience, et notamment le fait de travailler avec une équipe légère, j’ai poursuivi dans cette voie, mais paradoxalement j’arrive plus facilement à monter des projets de fiction. Cela dit, quand je tourne des documentaires, je me renseigne énormément avant afin de pouvoir faire face à toutes les éventualités, mais aussi parce que toutes les aides sont assujetties à des questions auxquelles il est difficile de répondre avant d’avoir tourné, en raison de tous les aléas qui peuvent se présenter. Mais c’est un peu la même chose lorsqu’on travaille avec des comédiens : on se doit d’avoir réponse à tout, même si je me garderai bien dénoncer une quelconque théorie sur la direction d’acteurs. Le documentaire repose davantage sur l’empathie qu’on nourrit avec ses intervenants.

Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand

Tokyo Shaking (Tout va très bien) Réal. : Olivier Peyon. Scn. : Cyril Brody et Olivier Peyon. Dir. Phot. : Alexis Kavyrchine. Mus. : Manuel Roland. Prod. : Kristina Larsen et Hiroto Ogi pour Les Films du Lendemain, Wild Bunch et Scope Pictures. Dist. : Wild Bunch. Int. : Karin Viard, Stéphane Bak, Yumi Narita, Philippe Uchan, Jean-François Cayrey, Émilie Gavois-Kahn, Charlie Dupont, Nola Blossom, Simon Ayache, Kentaro. Durée : 1h41. Sortie France : 23 juin 2021.




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