Publié le 14 décembre, 2021 | par @avscci
0Entretien Nicole Garcia – Amants
Amants est naturellement une histoire d’amour, qui débute dans la pénombre d’une chambre, la caméra s’approchant progressivement des deux amoureux assoupis, serrés l’un contre l’autre, à l’âge où il semble si facile de ne plus faire qu’un… Mais c’est aussi un film noir. Qui nous convainc que décidemment le facteur sonne toujours deux fois. Un drame en trois actes, trois mouvements, trois lieux, mêlant trois destins qui convergent ou s’écartent. Trois destins portés par des personnages qui nous séduisent parce qu’ils sont au centre d’une ambivalence, d’une ambiguïté fondatrices.
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
Mais comme dans tout film noir qui se respecte, le côté social est évidemment primordial. Lui n’est pas un prolo, il côtoie ceux qui ont de l’argent mais sans jamais intégrer leur monde, ses choix en ont fait un être déchu. Elle, à l’inverse, traverse le spectre social et quitte les précaires pour faire partie de la jetset. En débutant sa carrière du côté des cuisines, en tant que petite main de l’école hôtelière, pour se retrouver quelques années plus tard parmi les clientes en vue, elle incarne mieux que quiconque la fracture sociale. Le film n’est pas pour autant une démonstration clé en main des mouvements aléatoires de l’ascenseur social. Les personnages sont plus complexes que cela. D’une certaine manière ils nous échappent, et sans doute échappent-ils en partie à ceux qui leur ont donné vie, Nicole Garcia et son très fidèle scénariste, Jacques Fieschi. Et même à ceux qui les portent, les comédiens. Nous sommes ici au pays du non-dit, où soufflent fort les vents contraires des relations amoureuses torturées. Dans Amants, comme dans L’Adversaire ou Un balcon sur la mer, c’est le passé qui trouble le jeu et vient demander des comptes, un passé pesant, dont l’opacité est parfois à couper au couteau. Et le film souvent de se transformer en une séance de psychanalyse rédemptrice, quand bien sûr le temps lui en laisse le temps…
Quelle idée, quelle image, a présidé à l’éclosion de votre film ?
Nicole Garcia : J’ai souvent l’habitude, en effet, de partir d’une idée et ensuite d’aller voir Jacques Fieschi pour lui proposer d’en faire un film. Cette fois-ci, c’était l’inverse, c’est Jacques qui est venu me parler d’une idée qu’il avait eue. J’ai accepté très vite de participer à son projet, ce qui, pourtant, ne me ressemble pas. Il pensait que ce serait pour moi l’occasion de faire autre chose, mais il se trompait : son idée était complètement dans mon univers. Amants est un film avec une caractérisation différente des personnages, où tout devient sombre et glacé pour faire naître un désir de mort. Jacques présentait le film comme inspiré du roman noir. Nous sommes tous les deux partis sur des pistes différentes au niveau du scénario, nous avons distillé plusieurs ambivalences dans la construction des personnages, ce qui permettait à notre histoire d’échapper à un déroulé fatal. Les acteurs sont comme des frères et sœurs incestueux, ils se connaissent depuis toujours. Trancher ce lien c’était faire émerger la possibilité du sang. Simon est, intrinsèquement, un personnage tragique.
À mon sens, l’évidence de leur caractère inséparable n’est visible que lorsqu’ils se retrouvent…
N. G : Vous avez raison. Le film se découpe en trois actes. Au début nous pensons que Lisa est dans une dépendance affective plus grande que celle de Simon : pour elle, cet homme est son passé mais aussi son avenir. Lorsqu’ils se retrouvent, la chose sociale devient cruelle, ils sont tous deux dans une classe sociale différente, opposée.
C’est un thème assez constant chez vous, celui de la question sociale, de ce choc qui déchire les personnages…
N. G : C’est un thème que Jacques et moi avons tous deux en commun mais dont nous ne parlons pas vraiment. L’argent a un rôle prégnant, la fracture est à ce niveau-là. La vie de nos personnages a été commune pendant très longtemps et maintenant ils se retrouvent dans des mondes opposés : Lisa est devenue la riche cliente d’un hôtel dont Simon est l’employé.
Lisa porte, en un sens, cette fracture en elle-même, lorsqu’elle commence sa carrière du côté des cuisines et finit par devenir cliente de l’hôtel.
N. G : C’est vrai et j’aurais dû faire ce plan, où elle serait passée dans l’hôtel et aurait traversé son passé. Je n’imaginais pas le film avec cette coloration et c’est en fait Pierre Niney qui l’a apportée.
Pensez-vous qu’à partir du moment où nous sommes sur le plateau, le film nous échappe ? Que les personnages finissent par exister d’eux-mêmes ?
N. G : Lorsque l’acteur apporte quelque chose qui n’était pas prévu, on se dit qu’on a réussi le casting au-delà de nos espérances. Il fait parvenir dans le film une autre couleur, une autre dimension.
Vous avez toujours des acteurs formidables mais ce ne sont jamais les mêmes, est-ce une volonté ?
N. G : J’aimerais pourtant pouvoir retrouver les mêmes. Mais je suis guidée par le personnage, par l’écriture et je cherche l’acteur qui est au plus proche de mon imaginaire. Avec les castings, les doutes arrivent. Pour le personnage de Stacy, j’ai vu de nombreuses actrices formidables, ce n’est que lorsque je me suis décidée avec le personnage de Simon et donc avec Pierre Niney, que j’ai pu me décider pour Stacy.
En neuf films, vous avez eu la moitié des plus grands acteurs français en activité…
N. G : C’est étonnant, je me demande souvent pourquoi je prends des acteurs dont l’image est connue. C’est comme si j’avais besoin de prendre un acteur désiré par les autres, comme si je voulais prendre sa notoriété et l’emmener ailleurs. C’est cette déviation qui est un peu mon système pervers.
De façon plus globale, est-ce que ça ne participe pas à l’idée de faire du grand cinéma classique, dans lequel il y a une dramaturgie, un lyrisme qui s’éloignent de la réalité ?
N. G : Je pense que cet aspect vient plus de moi que de Jacques. J’accorde autant d’importance au récit qu’au cadre, j’ai une manière de synthétiser les choses dans un cadre unique, que j’ai apprise sur le tas. J’aime lorsque la mise en scène est perceptible. Le spectateur voit un ensemble et la mise en scène lui rend plus sensible la problématique des personnages. Dans Amants j’ai filmé trois lieux, la vie urbaine dans un Paris nocturne et noir, Genève avec la légende froide qu’elle entretient avec l’argent, et enfin les eaux bleues de l’océan Indien qui sont enserrées par ces deux blocs sombres. Ces lieux expriment bien la triangulation tragique entre les personnages.
Dans vos films, l’humour est assez absent, vous êtes dans la passion qui dévore vos personnages…
N. G : Je regrette souvent l’absence d’humour dans mes films. Pour ce qui est de la passion dévorante, je ne l’aurais pas dit comme ça. Tout commence souvent avec les grands personnages féminins ; le personnage de Nathalie Baye dans Un week-end sur deux voulait sortir des chemins de la passion, où elle s’était brûlée, et elle est allée jusqu’à délaisser mari et enfants pour s’en éloigner. C’est le regret d’avoir perdu ses enfants qui lance le film.
J’ai l’impression qu’il est souvent question des problèmes que l’on peut avoir avec l’Autre, dans le désir passionné d’une relation amoureuse et de tous les vents contraires qui vont avec. La recherche passionnée d’un but que l’on n’arrive pas à définir soi-même, de ce qui nous manque le plus. Mes personnages sont dans un état de manque. Quelque chose d’indescriptible les anime et c’est souvent le désir de l’autre.
Il me semble que si vous n’étiez pas vous-même passionnée, vous ne pourriez pas faire ces films.
N. G : Passionnée par le cinéma, ça c’est un fait. Ce que je cherchais avec Amants, c’est cette peur, cet étau qui se resserre autour des personnages, qui les menace et crée cette peur que l’on ressent pour eux. Hitchcock était un maître dans le genre. Je pense que ce sont des peurs lointaines, qui nous viennent de l’enfance, lorsque nous étions les plus démunis. Pour moi le cinéma permet de maîtriser ces peurs, au mieux de les sublimer.
Vous auriez été très heureuse lors des années du cinéma poétique, vous auriez pu faire des films dans le style de Marcel Carné.
N. G : Le jour se lève est un chef-d’œuvre. Je dirais que je suis contente de prendre des voies de traverse dans le cinéma actuel maisje n’ai pas de regret de ne pas avoir vécu ces années de cinéma poétique.
Le poids du passé qu’on ne peut pas digérer et qui revient constamment à la surface est un thème également récurrent dans vos films…
N. G : Tout à fait. C’est un passé qui revient demander des comptes, qui s’incarne dans les personnages à travers leurs secrets. Ces derniers commencent souvent dans des ornières de névroses où le passé a un rôle tyrannique et terrible. Le temps du film est là pour les délivrer de ces plis pris dans l’enfance.
J’ai le sentiment que tous vos personnages suivent un chemin tout tracé mais que, tout à coup, leurs désirs les en font sortir.
N. G : C’est une autre part d’eux-mêmes qui a ses propres exigences. Les personnages acquièrent une vie propre avec l’écriture de Jacques ; ils ne se commandent pas eux-mêmes, nous devons faire confiance à leurs seuls actes pour les comprendre. C’est un travail sans filet, particulièrement sensible, où nous laissons la liberté aux spectateurs d’interpréter, de se faire leurs propres idées, sur nos personnages ; c’est ce qui fait la richesse d’un film.
Vos films se situent entre le drame et le film noir, pensez-vous pouvoir changer complètement de registre, faire une comédie par exemple ?
N. G : Je regrette un peu de ne pas avoir fait de comédies. J’aime beaucoup rire, mais j’écris avec ce qui vient et je n’arrive pas à créer de décalage pour passer du drame à la comédie. Ni Jacques, ni moi-même, n’avons ce qui nous amènerait à ce recul, à cette distance qui permet de faire naître l’humour, la fantaisie dans le récit. n
Propos recueillis par Yves Alion
Mis en forme par Camille Sainson
Réal. : Nicole Garcia. Scén. : Nicole Garcia et Jacques Fieschi. Phot. : Christophe Beaucarne. Mus. : Grégoire Hetzel. Prod. : Les Films Pelléas. Dist. : Wild Bunch. Int. : Pierre Niney, Stacy Martin, Benoît Magimel, Christophe Montenez. Durée : 1h42. Sortie France : 17 novembre 2021.