Entretiens

Publié le 2 février, 2022 | par @avscci

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Entretien Laura Wandel – Un monde

Aujourd’hui retenue dans la présélection pour l’Oscar du meilleur film international, la réalisatrice belge Laura Wandel signe avec Un monde un premier long métrage à hauteur d’enfants qui reflète ses exigences autour d’un sujet encore tabou : le harcèlement scolaire.

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PHILIPPE GUERAND

Les visages et les corps se trouvaient déjà au cœur de son court métrage Les Corps étrangers (2014), dans lequel elle mettait en scène un photographe de guerre handicapé confronté au regard des autres dans une piscine de rééducation. Inscrit dans le cadre d’un dispositif esthétique très sophistiqué dont le centre de gravité est une simple cour de récréation, Un monde résulte d’un travail de très longue haleine dont l’aboutissement la comble aujourd’hui au-delà de ses plus folles espérances. D’autant plus que si la genèse du film a été compliquée, sa présentation au public constitue l’ultime étape d’un cheminement hors du commun qui est passé par deux sélections officielles consécutives à Cannes, elles-mêmes entrecoupées de plusieurs périodes de confinement et d’une fermeture prolongée des cinémas dont les effets se font encore ressentir sur la fréquentation. Jusqu’à cette première mondiale dans le cadre de la section Un certain regard (où le film a obtenu le prix de la critique internationale) qui a donné le coup d’envoi d’une marche triomphale à travers les festivals de l’automne. Avec à la clé un palmarès déjà impressionnant : Prix du jury jeune à Amiens, prix du meilleur premier film à Londres (Angleterre) et Haïfa (Israël) qui a réussi à séduire de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) à Pingyao (Chine), d’Ourense (Espagne) à Guanajuato (Mexique) et d’El Gouna (Égypte) à l’Acadie canadienne. Comblée par cette réussite qui n’est que la consécration légitime d’une détermination sans faille et d’une très haute idée du cinéma dans laquelle elle rejoint ses compatriotes, les frères Dardenne, Laura Wandel envisage déjà la suite…

Quelle a été la genèse d’Un monde ?

Laura Wandel : C’est souvent à travers un lieu que j’ai envie de raconter mes histoires. Je voulais partir de l’école, parce que c’est un endroit que l’on a pratiquement tous fréquenté pendant au minimum douze ans de notre vie à raison de huit heures par jour. Or, je crois que ça influence beaucoup de choses après, dans notre manière d’être en tant qu’adultes. Et je sentais aussi que c’était important pour moi de partir du point de vue d’une enfant qui arrive dans l’école et qui découvre ce nouveau microcosme qu’est la cour de récréation. Je sentais aussi que j’avais envie de traiter d’une certaine nécessité d’intégration à une nouvelle communauté et du besoin de reconnaissance qui est finalement la base de l’humanité et des nécessités qu’on va retrouver tout au long de notre vie. Et j’ai l’impression que les conflits du monde en découlent car il y a là quelque chose de l’humanité qui se déploie fortement.

Est-ce comme ça qu’il faut interpréter le titre, Un monde ?

L. W. : Tout à fait ! Le titre initial est resté pendant des années La Naissance des arbres. Jusqu’au moment où je me suis rendu compte qu’il ne correspondait plus à ce qu’était devenu le film. Ce changement de titre est intervenu vers la fin du montage. Ma première idée venait du fait que les arbres ont toujours existé, mais qu’en même temps ils s’enracinent et grandissent et j’aimais bien toute cette symbolique.

Ce changement de titre est-il lié à une évolution du scénario ?

L. W. : En fait, le film n’était plus tout à fait celui que j’imaginais et, en même temps, je trouve que c’est bien que ça se passe comme ça. Il faut rester à l’écoute de ce dont il a besoin. Or, je sentais que c’était plus juste et qu’il était devenu autre chose que La Naissance des arbres.

Comment définiriez-vous Un monde ?

L. W. : Pour moi, c’est un drame social.

Le dispositif esthétique du film a-t-il exercé une influence dès l’écriture ?

L. W. : Au stade du scénario, je fonctionne beaucoup à l’instinct, donc après diverses étapes de traitement, je commence par la première séquence et après je déroule… Je sais plus ou moins dans quelle direction le film va aller, mais je suis incapable de dire comment il va se terminer. Ce qui est sûr, c’est que dès le départ, j’ai vraiment adopté le point de vue de cette enfant. En tant que scénariste, on transpose les images en mots. Il était donc évident pour moi que ça serait mis en scène et filmé de cette manière, mais ça a sans doute aussi influencé ma manière d’écrire qui s’est avérée une expérience très physique, dans la mesure où j’ai besoin de me projeter très fort sur ce que vivent les personnages et aussi de ressentir leur tristesse ou leur colère pour les écrire. À la fin d’une journée d’écriture, j’étais souvent épuisée à force d’avoir essayé de me rapprocher émotionnellement de ce que vivait chacun des personnages.

Avez-vous travaillé individuellement sur les personnages avant de vous lancer dans la rédaction du scénario proprement dit ?

L. W. : Pour moi, les protagonistes se construisent en fonction des avancées du scénario. Ça implique aussi incessamment des retours en arrière et des bonds en avant. Comme mon écriture est très instinctive, c’est très long. J’ai passé également pas mal de temps dans les cours de récréation pour me remplir de l’énergie de l’école, observer ce qui se passait et ressentir ses odeurs. Chez moi, l’écriture est aussi un processus très immersif. L’ensemble a nécessité sept ans pendant lesquels j’ai rédigé une quarantaine de versions du scénario.

Un monde de Laura Wandel

Avez-vous constaté, comme vous le montrez dans le film, que les adultes ne comprennent pas tout ce qui se passe dans la cour ?

L. W. : Comme ils ne sont pas à la même hauteur que les enfants, ils ne peuvent pas voir tout ce qui se passe. J’ai pu moi-même constater en étant dans les cours de récréation combien il était difficile de tout voir. On distingue partiellement la violence, mais j’ai l’impression que pour comprendre d’où elle vient, il faut la voir de manière plus approfondie et continue. Or, il est impossible d’être tout le temps derrière les enfants sans jamais les lâcher, car s’ils se sentent suivis, ils modifient leur comportement. Quand ils n’ont pas envie d’être vus, ils trouvent des endroits où se réfugier, comme les toilettes ou un coin isolé de la cour.

Avez-vous rencontré des spécialistes de l’enfance pour préparer Un monde ?

L. W. : J’ai rencontré en Belgique un pédopsychiatre spécialisé dans les violences à l’école, Bruno Humbeeck, avec qui j’ai longuement discuté et auquel j’ai fait lire une étape du traitement, au début de la période d’écriture. Le fait de le consulter m’a aidée à me focaliser en me donnant une vision globale pour écrire. Il m’a surtout fait comprendre qu’un enfant violent est quelqu’un qui est lui-même en souffrance et dont la blessure n’est pas reconnue.

Sa contribution a-t-elle nourri d’autres caractéristiques de certains personnages ?

L. W. : Oui, notamment le fait de nier, quand Abel essaie de protéger ainsi sa petite sœur et son père, juste parce qu’il a honte, comme c’est le cas de beaucoup d’enfants qui subissent des violences. Et puis aussi, le rôle du témoin qui est pris en otage entre secourir et s’efforcer de faire que ça ne lui arrive pas à son tour. Ce sont ces mécanismes que m’ont permis d’appréhender mes conversations avec Bruno Humbeeck.

Comment s’est déroulé le casting ?

L. W. : Avec la directrice de casting, j’ai auditionné une centaine d’enfants auxquels nous avons demandé en lieu et place des essais traditionnels de dessiner leur cour de récréation et de nous décrire leurs jeux, en observant comment ils se comportaient devant la caméra. Les quelques étapes suivantes consistaient à leur demander d’improviser. Je me souviens notamment à ce propos d’un petit garçon dont on sentait que la situation était trop proche de lui et qu’elle risquait d’entraîner un blocage sinon pire. Nous y avons été très attentifs.

Comment les avez-vous préparés à leurs rôles ?

L. W. : En amont, nous avons organisé des ateliers. J’ai veillé à ce que les enfants ne lisent pas le scénario et me suis efforcée de les habituer à la présence de la caméra. Évidemment leurs parents savaient de quoi il retournait, mais pas eux, ce qui créait une curiosité, une envie de savoir et un renouveau. Il était très important à mes yeux qu’ils restent impliqués tout au long du processus. Nous nous sommes vus tous les week-ends pendant trois mois pendant lesquels je les ai fait travailler par groupes : le frère et la sœur, les copains, les copines, etc. Pour le personnage de Nora qu’interprète Maya Vanderbeque, il fallait une petite fille qui veuille incarner ce rôle et qui soit assez forte pour le porter sur ses épaules, Elle n’avait que 7 ans lorsque je l’ai rencontrée, mais la première phrase qu’elle m’ait dite est restée gravée dans ma mémoire : « Moi, je veux donner toute ma force à ce film… » Sa détermination m’a impressionnée, mais encore fallait-il être assez forte pour y arriver. J’ai senti qu’elle avait tout compris sur le plan émotionnel et que son intelligence dans ce domaine était hors du commun. Or c’était ce dont j’avais besoin. En ce qui concerne Günter Duret qui incarne son frère aîné Abel, je sentais qu’il possédait quelque chose d’un peu sauvage et que cette rébellion pouvait l’aider à tenir son rôle.

Que savaient-ils exactement de leurs personnages ?

L. W. : Ils savaient que le film se déroulait dans une école où ils allaient incarner un frère et une sœur confrontés à des problèmes de harcèlement. Comme on tournait les scènes au fur et à mesure, quand ils étaient ensemble, ils savaient la même chose, mais quand on tournait une séquence avec leurs camarades, par exemple, ceux-ci ignoraient ce qui venait de leur arriver. Hormis Maya qui est omniprésente, personne ne possédait de vision globale de la situation.

Certains d’entre eux ont-ils fait appel à leur vécu pour tenir leur rôle ?

L. W. : Maya m’a dit qu’on l’embêtait souvent par rapport à sa petite taille, alors que Günter a plutôt été témoin de ces agissements, mais ils m’ont dit que ça les avait aidés. Nous avons toutefois fait très attention à ce que ça ne ça devienne pas trop douloureux pour eux et qu’ils ne franchissent pas une certaine limite. Avant de chercher vraiment et d’étudier le scénario ensemble, nous avons beaucoup discuté de la question du harcèlement, de ce qu’ils avaient déjà vu, de ce qu’ils avaient vécu et de ce qu’ils auraient pu faire.

Un monde de Laura Wandel

Qu’est-ce qui a été le plus difficile au cours de cette aventure ?

L. W. : Même si je n’étais pas seule, c’est d’avoir dû gérer tout l’aspect technique du tournage, mais aussi les enfants dans ce qu’ils sont, avec leurs besoins spécifiques et ces moments où ils en avaient marre. J’étais toutefois largement épaulée par deux coachs enfants et des stagiaires. Sur le tournage, avant chaque scène, je leur racontais le début et les laissais ensuite improviser en les encourageant à exprimer leurs émotions, en ressentant et en consciencisant leurs personnages. Ils ont également dessiné leurs scènes car je tenais à leur point de vue. Une orthopédagogue était par ailleurs présente en permanence sur le plateau avec laquelle nous organisions des debriefs quotidiens. Par ailleurs, ils ne pouvaient légalement tourner que six heures par jour, ce qui imposait aussi des contraintes de planning. Nous tournions à raison de deux ou trois plans séquences quotidiennement, dans la mesure où notre priorité restait leur bien-être et qu’ils jouaient presque autant, afin de pouvoir se recharger et se changer les idées, bref de répondre à leurs besoins d’enfants…

Le documentaire de Claire Simon Récréations [photo] vous a-t-il influencée ?

L. W. : C’est l’un de mes films de référence, parce que je l’ai vu et revu. J’ai trouvé fascinante la façon dont elle a réussi à se faire oublier, car les enfants ont l’air assez naturels et ne donnent pas l’impression de voir la caméra.

Sur le plan formel, comment avez-vous travaillé sur la bande son ?

L. W. : Une cour d’école dégage une grande agressivité sonore. Or mon film n’en sort jamais. J’en ai gardé des souvenirs de mon enfance et quand j’y suis retournée en observation, le soir, j’étais épuisée par ce brouhaha dans lequel j’avais passé toute la journée. Je ne sais pas comment font les enseignants, ni même les enfants. Il y a un moment où l’on doit s’adapter, mais c’est aussi une forme de violence. Mes ingénieurs du son ont enregistré des ambiances dans des cours de récréation et les ont mixées avec des bouts de dialogue pour arriver à ce bruit assourdissant qui baigne l’ensemble du film. Au point que nous avons carrément fait revenir les enfants et des figurants dans l’école afin d’obtenir la même texture sonore et de recréer des dialogues a posteriori. En fait, cette bande sonore a été composée comme une partition musicale, au stade de la post-production, au point de poser des cris d’enfants à certains endroits pour créer de la tension. Il y avait un monteur son qui ne s’occupait que des intérieurs et un autre qui ne gérait que les extérieurs. C’est un travail qui a duré des mois et qui a été hyper maîtrisé.

Un monde avait été sélectionné pour Cannes 2020. Comment avez-vous géré ces quatorze mois d’attente supplémentaire ?

L. W. : Je n’ai vraiment cru à cette sélection que lorsque j’ai reçu l’invitation officielle, trois jours avant la conférence de presse. Jusque-là, je n’avais reçu aucune assurance véritable. Il avait été retenu en 2020, mais rien ne nous garantissait que ce serait à nouveau le cas l’année suivante. Sa présentation à Cannes a constitué le moment le plus émouvant de ma vie, d’autant plus que c’était aussi le premier événement culturel majeur après le confinement et qu’on sentait à quel point tout le monde était très heureux de se retrouver et de revoir enfin des films sur grand écran.

Depuis Cannes, le film a poursuivi une belle carrière à travers les festivals. Comment l’avez-vous vécue ?

L. W. : C’est juste fou. Jamais je n’aurais imaginé un truc pareil. Mais ce qui me touche le plus, évidemment, c’est que la façon dont les gens se retrouvent dans ce film montre à quel point il est universel. C’est ce qu’on espère tous quand on écrit et qu’on tourne, mais à ce point-là et surtout après ces années de bataille, je me dis que ça valait vraiment la peine que nous nous battions tous pour qu’il puisse exister.

À plusieurs reprises, au fil de sa carrière dans les festivals, le film a été présenté à des scolaires. Comment ont-ils réagi ?

L. W. : Ces projections étaient systématiquement suivies de discussions. À Valenciennes, l’un d’entre eux m’a demandé ce que j’avais voulu dire avec ce film et je lui ai répondu du tac au tac : « À ton avis ? » Et il m’a rétorqué : « Vous avez voulu parler de l’intégration… » Incroyable ! J’ai été bluffée. Les enfants comprennent tout. On a organisé une autre projection à Argenteuil qui était encadrée par des policiers chargés de veiller aux violences en milieu scolaire. Des retours que j’ai eus, elle a permis à certains enfants de raconter aux autres ce qu’ils avaient vécu et de m’en parler directement à la projection suivante à laquelle j’ai assisté. Le film suscite ce genre de réactions car ils ont tous vécu ça, soit comme acteur, soit comme témoin. Mais avant un certain âge, il faut les encadrer. Cela dit, Un monde comporte des scènes violentes, mais les enfants voient bien pire tous les jours à la télévision, même si ce n’est pas leur vécu quotidien. En Belgique, le film était déconseillé aux moins de 12 ans, mais je crois que ça dépend vraiment de la sensibilité de chaque enfant.

Quels sont les artistes qui vous ont le plus influencée ?

L. W. : Les frères Dardenne sont pour moi une grande référence, au même titre que Le Fils de Saul de László Nemes par son procédé immersif. Côté littérature, j’aime beaucoup Daniel Pennac qui traite volontiers de l’école. En photographie, j’apprécie particulièrement le travail en noir et blanc du Français Gilles Roudière et du Belge Sébastien Van Malleghem, qui possède un grain très prononcé. 

Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand

Réal. et scén. : Laura Wandel. Phot. : Frédéric Noirhomme. Prod. : Dragons Films/Lunanime. Int. : Maya Vanderbeque, Günter Duret, Karim Leklou, Laura Verlinden. Dist. : Tandem. Durée : 1h13. Sortie France : 26 janvier 2022.




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