Entretiens

Publié le 1 avril, 2015 | par @avscci

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Entretien Jérôme Bonnell pour A trois on y va

Il existait indéniablement des éléments comiques dans J’attends quelqu’un et Le Temps de l’aventure. Ils n’étaient pas là par hasard, tant Jérôme Bonnell se régale à glisser ici ou là des peaux de bananes sous les pas de ses personnages, ce qui ne limite en rien leur capacité à nous émouvoir. Au contraire. Avec À trois on y va, il fait un pas supplémentaire en direction du burlesque et montre qu’il possède en la matière un savoir-faire rare, qui n’a pas à rougir de la comparaison avec les maîtres du genre. Mais les éléments comiques n’ont pas pour autant vocation à transformer le film en un (brillant) exercice de style. Car Bonnell nous parle encore une fois de ce qui lui tient à cœur : la vérité des sentiments, la nécessité de devoir les dompter (un peu) pour pouvoir vivre en société, mais pas trop quand même si l’on veut continuer à se sentir vivant… À trois on y va n’est pas le premier film à nous montrer un trio amoureux, tant s’en faut, Lubistsch et Truffaut sont passés par là. Mais il le fait avec une grâce dont peu de films peuvent s’enorgueillir, en équilibre fragile entre la légèreté du vaudeville et la douleur du marivaudage. Un futur grand classique…

Vous avez écrit seul les scénarios de tous vos films précédents. À trois on y va est la première fois que vous collaborez avec quelqu’un d’autre…

Jérôme Bonnell : J’écrivais seul par pudeur. Dans ses premiers films on met des choses très personnelles. Lorsque j’ai commencé à imaginer l’histoire d’À trois on y va, je me suis souvenu du scénario qu’un garçon qui s’appelle Maël Piriou m’avait proposé il y a des années. C’était un film sur la justice, le portrait d’une jeune avocate pénaliste qui sortait de ses études et était plongée dans la violence des comparutions immédiates. Le personnage était très fort, plus que le scénario. Maël Piriou a écrit plusieurs versions, qu’il m’a fait lire et relire, mais ça ne donnait rien. J’ai fait d’autres films mais nous sommes devenus amis. Lorsque j’ai réfléchi à la profession que pourrait bien exercer le personnage principal d’À trois on y va, j’ai repensé à ce scénario et je me suis demandé ce qui se passerait si j’invitais son personnage dans mon film. Le métier d’avocate était un contrepoint merveilleux pour cette histoire de mensonges. Maël Piriou ne m’a pas aidé à écrire mais il a énormément contribué au film car il y a quatre ou cinq scènes qui viennent directement de son scénario, ainsi que toute la documentation autour de la justice. Le marivaudage, c’est ma partie et la justice c’est la sienne, mais l’un ne va pas sans l’autre. Cette petite expérience a été très importante pour moi car c’est un premier pas vers le partage.

 Pour un triangle amoureux, il ne faut pas engager trois acteurs indépendants mais un véritable trio…

J. B. : Je n’aime pas passer des mois à auditionner tous les acteurs de Paris. Je suis très curieux de rencontrer des acteurs, mais je n’aime pas la situation de pouvoir qui consiste à faire passer un casting et à choisir ou pas la personne auditionnée. J’aime choisir vite et je crois que Félix Moati s’est imposé en premier, même si je ne lui ai pas proposé le rôle tant que je n’avais pas le trio. Il était très inspiré et ému par l’histoire, habité par l’inconstance et la déchirure du personnage. J’ai senti que je pouvais m’appuyer sur lui pour trouver les autres comédiens. J’ai pensé à Anaïs Demoustier au même moment mais j’ai vu quelques autres actrices avant de la choisir. Elle a une force et une vaillance, un mélange d’innocence et de maturité, un aspect juvénile qui va avec un ancrage dans la réalité et beaucoup de rigueur dans le travail. Sophie Verbeeck a peu d’expérience de cinéma mais je l’avais repérée dans un court métrage où elle crevait l’écran. Quand je les ai vus tous les trois, c’est devenu une évidence. Nous avons fait un essai et une lecture et en quelques minutes je savais que ce serait eux. Beaucoup de choses reposent sur Anaïs, car son personnage se tient sur une frontière subtile : elle joue la maîtresse d’un couple qui se trompe sans le savoir avec la même personne, ce qui provoque un double mensonge. Elle ment par amour sans jamais tomber dans la fourberie, alors que sa situation est diabolique.

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 Le mélange de triolisme et d’homosexualité est inédit au cinéma. C’est une idée très actuelle, qui montre une évolution des mœurs…

J. B. : Oui, même s’il y a en ce moment en France un retour des discours poussiéreux. Notre pays est un peu la honte de l’Europe, on a l’impression que les femmes y votent depuis avant-hier, et que la peine de mort a été abolie seulement hier. À trois on y va ne se revendique pas comme un film sur l’identité sexuelle. En fait je m’en fous, ce qui m’importe c’est l’amour, que l’on soit une fille ou un garçon. La structure du triangle fait que il y a de toute façon de l’homosexualité : c’est presque de la géométrie, pas de la sociologie.

Dans tous vos films, seule la vérité du cœur importe et les contingences sociales doivent être secondaires…

J. B. : J’aime que cette vérité du cœur soit là où on ne l’attend pas. Les personnages sont surpris de tomber amoureux, comme Emmanuelle Devos dans Le Temps de l’aventure, Jean-Pierre Darroussin dans J’attends quelqu’un et Anaïs Demoustier ici. Ce décalage des sentiments me touche et me poursuit.

Les personnages ont une culpabilité liée à leurs mensonges, mais pas à des critères moraux ou sociaux.

J. B. : C’est un film sur la liberté d’aimer, et ça n’a rien à voir avec le bien et le mal. Mentir à quelqu’un que l’on aime est une situation d’une grande violence. La culpabilité m’intéressait peu dans Le Temps de l’aventure, mon film précédent. Dans À trois on y va le mensonge et la culpabilité prennent par contre beaucoup de place car ils concernent les trois personnages durant une grande partie du film.

Le mensonge et la tromperie peuvent être malsains, mais ici on ment pour protéger les autres, et non pas par duplicité ou par calcul…

J. B. : La situation peut être perverse mais les personnages ne le sont jamais. Ils aiment et ils souffrent d’aimer et de mentir. Le personnage d’Anaïs Demoustier est embourbé dans un mensonge qui la dépasse et c’est ça qui me touchait. Je m’efforce de ne jamais juger mes personnages. Ce n’est d’ailleurs pas un effort mais un mouvement naturel. La Règle du jeu, de Jean Renoir, avec sa phrase : « Chacun a ses raisons » nourrit mon travail depuis toujours, et ma vie aussi. Je suis touché par la paix possible, la connivence entre Marcel Dalio et Roland Toutain, alors qu’ils aiment la même femme et qu’il devrait y avoir du conflit. La même paix, dans une moindre mesure, existe entre Gaston Modot et Carette, ce qui résonne avec la paix possible entre Pierre Fresnay et Erich Von Stroheim dans La Grande Illusion, alors que l’enjeu du film n’est plus l’amour mais la guerre. C’est un regard sur le monde qui me bouleverse complètement.

Le personnage d’Anaïs Demoustier est avocate. L’avocat est à la fois dans la vérité et le mensonge, il oriente son client vers ce qu’il faut dire et ne pas dire, comme un metteur en scène qui travaille avec son acteur…

J. B. : L’avocat est comme un acteur, il doit trouver quelque chose pour « défendre » son personnage, même si les enjeux de la justice sont beaucoup plus graves. En regardant quelqu’un d’autre mentir, elle devient complice du mensonge. C’est ce que j’ai fait pendant tout le tournage. Les audiences sont comme les miroirs de sa vie amoureuse. Il y a un pont entre sa vie personnelle, dans laquelle elle souffre de devoir mentir, et son travail où elle doit couvrir le mensonge des autres. Dans son quotidien amoureux, elle est aussi complice du mensonge des deux autres. Elle ment au conjoint de sa maîtresse et à la conjointe de son amant. C’est une résonance très ironique. Ce qui me touchait aussi c’est que toutes les affaires judiciaires traitées dans le film ont pour enjeu l’amour et la solitude, par exemple ce type seul qui se fait arrêter pour avoir mis la main aux fesses d’une femme dans la rue…

L’avocate aide ses clients à mentir, mais on trouve aussi une certaine vérité à l’intérieur de ces mensonges.

J. B. : C’est Marivaux. La vérité des sentiments est toujours là, même si on a du plaisir à assister au mensonge, à en être complice en tant que spectateur. On partage le plaisir de la vérité des sentiments alors que la souffrance de mentir est toujours là.

Le juge et l’avocat voient la vérité nue…

J. B. : Les faits. C’est ce qu’on entend dans les salles d’audience. Je voulais que le film repose d’abord sur les faits, sur l’action, et que la psychologie soit sous-jacente. Je voulais des péripéties, des mensonges et des rebondissements, ce qui était moins le cas dans mes films précédents.

Ces péripéties font naître de l’émotion…

J. B. : J’avais une envie très assumée, désinhibée, de comédie, mais par moments j’étais malgré moi rattrapé par une forme d’honnêteté, car si on est honnête on retombe toujours dans la vérité des sentiments et la mélancolie. Il y a des pauses mélancoliques et sentimentales. C’est un film dans lequel j’ai voulu mettre beaucoup de choses et où il faut accepter les variations de tonalités, entre le vaudeville, la comédie romantique, le drame sentimental, même si je ne suis pas du genre à mettre des étiquettes. La difficulté de l’écriture et du montage a été de trouver une harmonie à tout cela.

De Chaplin à la comédie italienne, on sait que la comédie est renforcée par le drame et le drame par la comédie…

J. B. : C’est banal à dire mais c’est à l’image de la vie. Cela me touche beaucoup qu’en plein chagrin d’amour on puisse glisser sur une peau de banane et se casser ridiculement la figure. La frontière entre ce qui nous fait rire et nous fait pleurer est très ténue.

Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?

J. B. : La structure d’À trois on y va est plus complexe que celle du Temps de l’aventure, qui se déroulait sur une seule journée. C’était la première difficulté. La deuxième était d’équilibrer les tonalités pour n’être ni superficiel dans la comédie, ni trop appuyé dans le drame. Il a fallu sentir, renifler, doser, un peu comme en cuisine. Je dis ça sans ironie car je considère certains cuisiniers comme de très grands artistes. Ma monteuse, Julie Dupré, m’a formidablement aidé, mais au-delà de ça, il y a les besoins du film. J’aime l’idée qu’au bout d’un certain temps le film devient un objet qui a en soi beaucoup d’autorité, auquel on est contraint d’obéir quelles que soient les choses que l’on veut y mettre. Moi qui ai parfois tendance à m’attarder, à contempler, je me suis aperçu que le film devait être vif. C’est mon film le plus court, les scènes vont vite. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, c’est le film, qui est tout le temps dans le récit.

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À quel moment le film vous échappe-t-il ?

J. B. : Ça commence au moment de l’écriture. À chaque étape le film prend son indépendance de façon significative. L’histoire commence à se forger dans ma tête et au bout d’un moment j’ai l’impression que c’est le scénario qui me force à m’asseoir et me dit que maintenant il est temps de l’écrire. Il y a une espèce d’urgence, une demande. Les acteurs apportent beaucoup au tournage, mais c’est vraiment au montage que le film prend son autorité et devient plus fort que nous. C’est assez exaltant et ça rend humble, j’aime bien ça.

Certaines scènes sont très graphiques, avec une dimension burlesque, par exemple lorsqu’Anaïs Demoustier fait signe en même temps à ses deux amants, l’un à la porte et l’autre à la fenêtre, qui ne se voient pas.

J. B. : Je ne fais jamais de storyboard, mais ce plan très composé vient d’un petit dessin que j’avais fait avant même d’écrire le scénario. C’est un dessin pour moi, que je n’ai même pas montré à mon chef opérateur. Il y a peu de plans larges dans le film, donc celui-ci prend une force particulière. Dans le temps, mon langage était plutôt de faire peu de gros plans mais là j’ai économisé dans l’autre sens. Au-delà de mon intention, ce sont les acteurs qui m’ont beaucoup donné envie de les filmer en gros plan. C’est la surprise du tournage, j’ai eu envie de venir près de leurs visages, de leurs mains, de leurs corps, et de limiter les plans larges aux moments de comédie, lorsqu’il fallait souligner le vertige du double mensonge. Je pense que j’ai plus filmé Félix et Sophie en plan large qu’Anaïs. 

Votre découpage est très précis ?

J. B. : Ça dépend des scènes. Il y a quelques scènes pour lesquelles j’ai des envies particulières qui ponctuent la préparation, mais j’aime beaucoup faire le découpage sur le plateau avec les acteurs. Il y a des choses qui peuvent venir au tout dernier moment. Félix Moati qui s’en va dans un couloir en se cachant les fesses avec un poisson, c’est une idée qu’Anaïs Demoustier m’a soufflée durant la préparation. Il était écrit qu’il devait se cacher le devant avec le poisson, mais pas l’arrière. J’adore lorsque l’on partage des choses comme ça. 

Les dialogues aussi peuvent changer ?

J. B. : C’est possible mais dans ce film cela n’a pas été beaucoup le cas. Je suis contradictoire, je laisse une grande liberté aux acteurs mais je peux aussi me faire rattraper par une rigueur maniaque. J’ai une grande admiration pour les réalisateurs comme Jean-Paul Rappeneau ou Bertrand Blier qui sont très précis dans leur écriture et leur mise en scène. Mon texte est au service des acteurs : il n’est pas fait pour être bien écrit mais pour qu’ils se sentent libres et soient très bons. Je crois qu’ils aiment cette liberté, même si dans Le Temps de l’aventure Gabriel Byrne travaillait à l’anglo-saxonne, très proche du texte et concentré sur le résultat. J’étais parfois déconcerté car je ne savais pas où il trouvait son plaisir. Certains acteurs ont besoin d’une structure précise pour être libres. C’est également le cas de ma façon de tourner : la liberté part d’une certaine rigueur.

Avec certains acteurs, chaque prise est différente. J’étais stagiaire sur le tournage de Place Vendôme, de Nicole Garcia et les rares moments où j’avais la chance d’entendre ou de voir jouer Catherine Deneuve étaient incroyables car elle était toujours différente. Emmanuelle Devos est pareille, elle fait à chaque prise quelque chose de tellement extraordinaire que le montage devient un choix triste. Si on choisit une prise merveilleuse, on renonce à cinq ou six prises qui sont aussi riches. Il faudrait pouvoir mettre les rushes en bonus des DVD, plutôt que les éternels making of. n

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION ET MIS EN FORME PAR SYLVAIN ANGIBOUST

Réal. : Jérôme Bonnell. Scén. : Jérôme Bonnell, avec la collaboration de Maël Piriou. Phot. : Pascal Lagriffoul. Mus. : Mike Higbee. Avec Anaïs Demoustier, Félix Moati, Sophie Verbeeck, Patrick D’Assumçao. Prod. : Édouard Weil, Rectangle Productions. Dist. : Wild Bunch Distribution. Durée : 1h26. Sortie France : 25 mars 2015

 




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