Entretiens De son vivant d'Emmanuelle Bercot

Publié le 14 décembre, 2021 | par @avscci

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Entretien Emmanuelle Bercot – De son vivant

Les pages de l’actualité s’accordent pour une fois à merveille avec celles du dossier. À l’instar des Invasions barbares, De son vivant aborde en effet le thème de la fin de vie (il aurait évidemment eu toute sa place dans notre article des 25 films traitant le sujet). Mais s’il est très différent de celui de Denys Arcand, il partage néanmoins avec lui de prôner la zénitude au sortir de cette confrontation avec la mort. 

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Il faut dire que les comédiens sont absolument épatants. À commencer par Benoit Magimel, qui interprète le rôle de celui à qui la vie a fait un croche-pied et qui passe pour l’occasion par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, du déni à sinon la sérénité, du moins à l’acceptation mesurée de son état. Catherine Deneuve, décidemment comédienne fétiche de Bercot, est évidemment parfaite. Du côté des soignants, Cécile de France est mieux que lumineuse, elle irradie, au point qu’elle restera sans doute le fantasme définitif de tous ceux que la maladie cloue au lit. Mais c’est un inconnu qui nous bluffe comme peu de comédiens savent le faire. Il s’appelle Gabriel Sara et fait ici ses grands débuts au cinéma. En l’occurrence, il interprète son propre rôle, puisque dans le civil, il est médecin… Emmanuelle Bercot nous place une nouvelle fois face à nous-même, en nous offrant de nous identifier à des personnages en situation de crise. Mais son humanité, l’empathie dont elle fait preuve au détour de chaque plan, et cela sans jamais céder à la facilité ou sombrer dans le mièvre, font que nous gardons, pour reprendre le titre de l’un de ses films, la tête haute. 

Le film qui précédé De son vivant est La Fille de Brest. Vous semblez très attachée au monde de l’hôpital…

Emmanuelle Bercot : Tout à fait ! Certains se sentent bien dans une église, moi je suis à mon aise dans un hôpital. Je suis fille de chirurgien et j’ai longtemps voulu être médecin. J’ai accompagné mon père en salle d’opération à de nombreuses reprises. Le monde hospitalier est un milieu dont je me sens très familière. Il peut sembler étrange de traiter ce sujet deux fois d’affilée, mais c’est au contraire naturel pour moi.

Pour autant il semble que le traitement de ces deux films soit très opposé. La Fille de Brest est comme un dossier contenant des éléments très précis, des descriptions naturalistes. Alors que De son vivant  ressemble davantage à une fable…

E. B. : Étant inspiré d’une histoire vraie, La Fille de Brest s’est en effet doté d’un caractère très réaliste, tirant presque sur le documentaire. À l’opposé, De son vivant a très vite pris la direction d’un mélodrame lorgnant vers le conte ou la fable. Le film n’est du reste pas du tout le reflet des hôpitaux aujourd’hui. C’est en partie pour cette raison que je voulais exclure tout geste médical, toute restitution de la maladie.

Il existe pourtant bien un geste médical, bien qu’il fasse un pas de côté : celui de la psychologie, de l’accompagnement du patient via la musicothérapie…

E. B. : Bien sûr, mais le film ne comporte aucun scanner ou aucune discussion sur la dégradation physique liée à la maladie du personnage interprété par Benoît Magimel. Le propos n’est pas là : il s’axe davantage sur les sentiments et sur des situations dramatiques.

Le mélodrame passe par les retrouvailles difficiles entre le personnage de Benoît Magimel et son fils. Les Invasions barbares est également centré sur les retrouvailles entre un père malade et son fils.

E. B. : Bien sûr, mais ces deux films ne sont pas comparables, notamment parce que le fils et le père se connaissent dans Les Invasions barbares, ce qui n’est pas le cas ici.

Vous avez coscénarisé le film. Quelle a été la part de Marcia Romano ?

E. B. : Nous fonctionnons toujours de la même façon. J’ai commencé par faire une enquête qui a débouché sur la rédaction d’une vingtaine de pages pour préciser la direction du film. Ce n’est qu’ensuite que Marcia m’a accompagnée sur le terrain pour observer ce qui se passait. Après deux ou trois mois de discussions, j’ai commencé à rédiger seule le scénario. Ensuite, c’est avec ma coscénariste que nous avons effectué plusieurs allers-retours entre les différentes versions du scénario.

Vous avez donc besoin d’un alter-ego pour écrire…

E. B. : Ce n’est pas tant que j’ai besoin d’un alter-ego, étant donné que j’ai déjà écrit seule. Mais pourquoi me priver de nos échanges ? J’ai tendance à partir dans tous les sens, à être assez foisonnante dans ce que je veux raconter. Contrairement à moi, Marcia traite le style du film de manière radicale. Elle parvient à canaliser le récit !

Le film ne reflète pas ce qu’on peut entrevoir dans les hôpitaux de nos jours. Il s’ouvre sur un groupe de parole, propose plusieurs scènes où tous se mettent à chanter et montre une infirmière qui vient se blottir contre son patient… Le nouveau film de Catherine Corsini, La Fracture, semble davantage en adéquation avec la situation actuelle…

E. B. : C’est indéniable, mais nous ne jouons pas du tout sur le même terrain. Certes, j’ai conscience que la vision que transmet De son vivant peut paraître idéalisée. Mais j’ai véritablement assisté à toutes ces scènes ! Bien que cela n’arrive pas dans les hôpitaux français, je n’aurais pas pu inventer une salle de chimiothérapie où l’on danse le tango.

Vous voulez dire que c’est possible en Amérique ?

E. B. : Pas plus qu’ailleurs, sauf dans le service de Gabriel Sara, qui joue son propre rôle dans le film. Il a créé une association qui subventionne ce genre d’actions dans les hôpitaux. Mais sa démarche va bien au-delà de son rôle de médecin et c’est pour cela qu’il m’a paru digne d’un personnage de film.

Vous pensez que personne ne pouvait mieux jouer son rôle que lui-même ? Il est vrai que ce n’est qu’après avoir vu le film que j’ai compris que cet homme était médecin. Lors du premier visionnage, je me disais que cet acteur était vraiment bon !

E. B. : Les acteurs dotés d’un tel degré d’humanité ne courent pas les rues ! J’ai cherché, pourtant… Et puis, c’était incroyable d’avoir sorti ce docteur de son service de cancérologie à New York pour l’entraîner sur un plateau de tournage à Saint-Ouen !

Est-il meilleur comédien que Cécile de France est infirmière ?

E. B. : Non, comédien, il ne l’était pas ! Il l’est devenu pour l’occasion, grâce à un travail intensif, en amont et sur le tournage. J’étais persuadée qu’il apporterait beaucoup aux autres comédiens ainsi qu’au réalisme du film. On voit bien que ses répliques sont prononcées par une personne qui sait de quoi elle parle. Lorsque le personnage du Docteur Eddé prononce un diagnostic, le spectateur a l’impression d’y être, il y croit.

Gabriel Sara a-t-il pris du plaisir à jouer ? Son travail dépasse déjà un cadre strictement médical, il ajoute une dimension presque philosophique à l’existence. Le film a-t-il prolongé pour lui cet état-là ?

E. B. : Il a beaucoup aimé jouer, oui. C’est un homme qui s’intéresse beaucoup aux autres, qui est curieux de tout ce qui l’entoure. Doté d’une joie de vivre phénoménale, il s’est émerveillé de voir les autres jouer, il a cherché à comprendre comment fonctionnaient un tournage et une équipe. Gabriel Sara est un médecin qui a vécu la guerre du Liban, je pense qu’il possède une hauteur de vue qui n’est pas donnée à tous.

Les autres acteurs étaient-ils heureux de jouer avec ce docteur ou entretenaient-ils avec lui une relation différente du fait qu’il n’était pas tout à fait acteur ?

E. B. : Les autres acteurs, qu’il s’agisse de Catherine Deneuve, de Benoît Magimel ou de Cécile de France, avaient beaucoup de plaisir à jouer, et surtout à discuter avec lui. Cela vaut vraiment le coup de le rencontrer ! Il est toujours à New York d’habitude, il y vit depuis trente ans.

Comment Benoît Magimel a-t-il travaillé son rôle ? Qui est très intériorisé : celui d’une personne qui s’éteint à petit feu, qui accepte la mort progressivement…

E. B. : C’est effectivement un rôle très intériorisé et c’est d’ailleurs dans cette optique que Benoît l’a travaillé. Contrairement à moi, il n’a pas été sur le terrain mais s’est approprié le personnage de façon très intime, très instinctive. Sans mentir, il est capable de jouer à des jeux sur son iPad avant de tourner la scène de sa mort. Pendant la prise, son téléphone peut sonner : cela ne le dérange pas.

Il semble y avoir deux types d’acteurs. Les premiers doivent se mettre dans l’état d’esprit du personnage, sans que l’on puisse leur parler d’autre chose dans les trois jours qui précèdent le tournage. Et les deuxièmes, qui sont capables de blaguer deux minutes avant que l’on dise « moteur ! ».

E. B. : Exactement, et Benoît fait partie du deuxième type d’acteurs ! Mais cela ne dit rien du travail qu’il peut fournir. Il est d’ailleurs assez mystérieux en cela et ne fait jamais peser son travail sur qui que ce soit. Je suis persuadée qu’il se passe quelque chose en lui, mais ce quelque chose lui appartient et n’intervient pas dans le cadre du tournage.

Le personnage est professeur de théâtre. Ce choix était-il un calcul en vue de mener une réflexion sur le vrai, le faux et la représentation ?

E. B. : Cette idée était accidentelle, elle m’est venue lorsque nous réfléchissions aux métiers que pouvaient exercer les personnages. J’ai donc rédigé les séquences du théâtre dans un second temps. C’était un processus conscient, bien sûr, mais ces scènes sont devenues pour Benoît un effet miroir, une mise en abyme, par rapport à ce que le personnage vit. Il enseigne aux élèves ce que lui-même va devoir affronter. De plus, comme nous avons choisi de taire sa vie amicale et amoureuse, il semblait important que le personnage soit incarné dans un cadre extérieur qui reste vivant et créatif avant de le voir allongé sur un lit d’hôpital.

Le milieu du théâtre donne en effet un aspect très intéressant, puisqu’on y ouvre davantage son cœur. Ce que le personnage, plus retenu et réservé dans sa vie personnelle, ne pourrait dire spontanément, il le dit en jouant et en enseignant.

E. B. : Bien sûr : le personnage de Benjamin éprouve la vie et la maladie secrètement et intérieurement. Il ne partage pas du tout sa maladie et ses peurs avec son environnement, sauf avec sa mère omniprésente, interprétée par Catherine Deneuve. Exclure toute mention de sa vie amoureuse et amicale fut un parti pris qui nous a permis de nous recentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur une expérience métaphysique et des sentiments profonds. Le mélodrame permet un certain nombre d’excès. J’adore Les Invasions barbares et ses scènes entre amis, mais nous avons pris le parti pris opposé.

Au-delà de la maladie, il me semble que le lien qui réunit vos films est de poser la question centrale : que veut-on réellement faire de sa vie ?

E. B. : La question du chemin à choisir pour soi-même peut être généralisée à de nombreux films. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est la façon dont les personnages en crise gèrent une période difficile et choisissent d’en sortir. Ici, la crise est ultime puisqu’elle mène à la fatalité de la mort.

De son vivant exploite le plan psychologique et individuel davantage que le plan social, à l’inverse de La Tête haute, où c’est la société qui fait du personnage principal un exclu.

E. B. : En effet, De son vivant se déploie dans une sphère métaphysique qui exclut la sphère sociale.

La confrontation à la mort, permise par ce tournage de plusieurs mois, vous a-t-elle fait évoluer par rapport à votre vision de la fin de vie ?

E. B. : Bien sûr. Mais je ne dirai pas pour autant que ce film m’ait apporté plus de sérénité, puisque j’ai toujours été terrorisée par la mort. J’ai perdu depuis l’enfance de nombreuses personnes chères, ce qui m’a beaucoup appris. Mais la réelle évolution de la vision que j’avais de la mort, c’est le médecin Gabriel Sara qui l’a permise. Pour le dire simplement, le regard bienveillant et optimiste qu’il porte sur chaque situation, même quand elle est vraiment dramatique, me servira lorsque je serai de nouveau confrontée à la mort d’un proche, voire à ma propre mort…

Propos recueillis par Yves Alion

Mis en forme par Louise Dufer

Réal. : Emmanuelle Bercot. Scén. : Emmanuelle Bercot et Marcia Romano. Phot. : Yves Cape. Mus. : Éric Neveux. Prod. : Les Films du Kiosque. Dist. : StudioCanal. Int. : Benoît Magimel, Catherine Deneuve, Dr. Gabriel Sara, Cécile de France. Durée : 2h. Sortie France : 24 novembre 2021.




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