Entretiens Adults in the room de Costa Gavras

Publié le 27 novembre, 2019 | par @avscci

0

Entretien – Costa-Gavras pour Adults in the room

Après avoir dénoncé le coup d’État militaire en Grèce, les purges staliniennes, la mainmise de la CIA en Amérique du Sud, les luttes fratricides en terre sainte, le bain de sang chilien ou le triomphe du fric, le cinéaste s’attaque cette fois-ci à l’une des pages majeures de l’histoire récente, la crise de la dette grecque.

Tout le monde en a entendu parler au long des années 2010. La Grèce avait accumulé une dette colossale, 320 milliards d’euros ! Il n’était pas question que l’Union européenne laisse faire. Différentes renégociations de la dette ont conduit les Grecs à accepter que le budget de l’État soit compressé, que les fonctionnaires s’éparpillent, que les salaires et les pensions fondent comme neige au soleil. Le pays s’est alors engagé dans une récession sans fond. Et la dette n’a pas été réduite en pourcentage puisque le produit intérieur brut s’est lui-même rétracté.

Le film est adapté des mémoires de Yannis Varoufakis, éphémère ministre des Finances de la belle hellène au moment où le parti de gauche à laquelle il appartenait, Syriza, accédait aux affaires. Il est donc partial, puisque tout est vu par les yeux de ce commis de l’État atypique et passionné.

Mais il a l’avantage d’éviter la langue de bois. Pas une ligne des mémoires de Varoufakis n’a été contestée par ceux qu’elles fustigeaient. On peut donc prendre pour argent comptant, c’est le cas de le dire, le témoignage de notre homme. Qui n’y va pas par quatre chemins pour narrer les réunions de l’Eurogroupe, les convocations de la Troïka, les négociations avec les responsables du Fond monétaire international. Et les entrechats tragi-comiques auxquels nous sommes conviés, ce bal des faux-culs qui nous représentent est absolument fascinant. Rarement nous avions eu ce privilège d’entrer dans les coulisses du pouvoir pour mesurer les enjeux de ce qui se trame. Les sourires sont de mise, mais ils sont carnassiers.

Bien sûr, Adults in the room n’est pas un film d’action. C’est une tragédie, grecque comme il se doit. Mais les retournements de situation, les chausse-trapes et autres faux-fuyants qui émaillent le film sont autant de coups de théâtre qui nous le rendent passionnant. À l’instar de ces films de procès où tout le malheur du monde se situe dans les mots (et les silences) des uns et des autres. Le film sort alors que les dernières élections européennes sont derrière nous. Une sortie plus en amont n’aurait sans doute rien changé… N’empêche que cet Adults in the room nous administre une leçon mémorable sur l’Europe que nous avons construite. Nous sommes loin des utopies portées par le programme Erasmus dans L’Auberge espagnole

Votre troisième film, que beaucoup pensent être votre premier, Z, dénonçait le coup d’État des militaires en Grèce. Il aura donc fallu 50 ans pour que le pays qui vous a vu naître attire de nouveau votre intention de cinéaste. Avez-vous conservé un intérêt particulier pour ce pays tout au long de votre vie ?

Costa-Gavras : Pour être tout à fait honnête, quand j’ai débarqué en France, dans les années 1950, avec l’idée de faire du cinéma, je ne pensais pas que celui-ci allait me pousser à retourner en Grèce. Et puis le coup d’État, le livre de Vassilikos m’ont donné envie de faire Z. Et puis d’autres sujets se sont imposés, et les années ont passé. Jusqu’à ce que la Grèce m’interpelle à nouveau quand la crise de la dette s’est invitée à la une des journaux. La crise grecque n’a pas été un débat théorique entre économistes, mais une véritable tragédie. Qui s’est imposée à moi quand j’ai lu dans Le Monde l’histoire d’une femme qui avait conduit son enfant à l’école en lui confiant un mot pour l’instituteur, où elle expliquait qu’elle ne reviendrait pas chercher son enfant parce qu’elle ne pouvait plus le nourrir… Je voyais bien que le pays était à bout de souffle, que les jeunes partaient à l’étranger par milliers, etc. Je me suis dit qu’il fallait réaliser un film sur le sujet. Ma première idée a été de faire une sorte de mélodrame, dont le peuple aurait été l’épicentre, qui aurait montré tous les tenants et aboutissants de ce foutoir. C’est alors qu’est venue l’idée de recentrer le propos sur l’Europe. Qui se fichait de savoir ce qui arrivait aux Grecs et qui ne pensait qu’à sauver l’euro. Et accessoirement les banques. Mais accessoirement, sachant que Syriza était parvenu au pouvoir, il fallait entendre aussi qu’il n’était pas question de faciliter les choses à un groupe de gauchistes.

Mais Tsipras venait d’être élu, et la situation n’était pas de son fait…

C.-G. : C’est certain. L’endettement hallucinant du pays était le résultat de la politique des gouvernements précédents, conservateurs et socialistes confondus. Qui ont été aidés dans leur fuite en avant par beaucoup. Je pense à Golden Sachs, qui avait fourni de fausses expertises de la situation financière du pays pour pouvoir s’en mettre elle-même plein les poches…

C’est donc bien des institutions qu’il fallait parler…

C.-G. : Voilà. C’est ainsi que mon mélodrame mettant en scène de petites gens est devenu une tragédie impliquant les puissants.

Une tragi-comédie. Nous avons le sentiment par moments d’être au Guignol lors de certaines réunions des instances européennes…

C.-G. : Il y a toujours une part de Guignol dans les dérapages du pouvoir. Mais il ne faut pas quand même le mettre trop en avant, à moins de s’appeler Chaplin. Mon idée était d’aller vers la tragédie. Or dans la tragédie, tout le monde a ses raisons.

En l’occurrence des raisons financières. Le film montre bien que l’argent prime désormais sur le politique…

C.-G. : On prête à Napoléon d’avoir dit : « La politique, c’est l’économie, et l’économie c’est la tragédie ». Nous y sommes. La Grèce a été mise à genoux, et la dette n’a pas baissé… Les aéroports ont été vendus, et le port du Pirée, et la dette est restée la même. Le pays ne payait que les agios. Et la population se serrait la ceinture… C’était totalement absurde, et tout le monde le savait, mais ne faisait rien pour que ça change. C’est pour cela que Christine Lagarde a demandé un jour s’il y avait des adultes dans la salle. L’expression a donné son titre au livre de Varoufakis, puis à mon film. C’est ce livre qui a tout déclenché. Parce que nous ne savions pas précisément ce qui se passait à l’intérieur des institutions. Et Varoufakis, éphémère ministre grec des Finances, a tout révélé, heure par heure, minute par minute. Et personne n’a songé à contester la teneur de son témoignage : il a tout enregistré.

Vous dressez un portrait terrible de Wolfgang Schaüble, le grand argentier allemand. Un homme de fer…

C.-G. : Mais lui aussi a raison, du moins il a ses raisons. Il joue son rôle, tout en reconnaissant que Varoufakis puisse jouer le sien. Quand il lui demande de signer l’accord qui vient d’être négocié, il ajoute qu’à sa place il ne le signerait pas ! C’est un homme honnête. Mais inflexible.

Un peu l’inverse de Michel Sapin, qui contredit en public ce qu’il a dit en privé à Varoufakis quelques minutes plus tôt…

C.-G. : Et qui explique la fragilité de sa position par le fait que la France n’est plus ce qu’elle était. Venant de l’un des principaux ministres du gouvernement, ça laisse songeur. Mais cela n’aurait pas trop d’importance s’il n’y avait pas de répercussions immédiates sur la vie des gens.

Le film montre bien la position centrale et quelque peu hégémoniste des Allemands…

C.-G. : Ce sont effectivement les Allemands qui donnent le la. Quand ils considèrent que les Grecs sont des cigales, alors qu’ils se voient en fourmis, quand ils parlent du « Club Med », qui regroupe les pays du Sud, le Portugal, l’Espagne, le Portugal et la Grèce, coupables de dilettantisme, il n’est pas interdit d’y voir un sentiment de supériorité, à la limite du racisme. Un sentiment qu’ils parviennent à faire partager. Mais Schaüble n’était pas loin de penser que les Grecs étaient des voyous, qui se moquaient totalement de devoir emprunter encore et encore. Selon lui, avec Syriza, les gauchistes étaient au pouvoir. Et si l’Europe les laissait faire, leurs copains allaient se faire élire un peu partout… À sa décharge, certains gouvernements grecs étaient vraiment dans cet état d’esprit.

Vous avez donc rencontré Varoufakis…

C.-G. : Il le fallait bien : le film est adapté de son livre. C’est le seul qui soit sorti du jeu, et qui a donc la liberté d’en parler.

Et Tsipras ?

C.-G. : Très fugitivement. Mais je ne voulais pas parler avec lui. Si l’on commence à prendre en compte les intérêts et les points de vue des uns et des autres, on finit par se noyer. Mais j’ai quand même utilisé nombre des phrases qu’il a prononcées. Je sais qu’il a vu le film, et je pense qu’il s’est reconnu. Mais il n’a pas trouvé pour autant que le film lui donnait le beau rôle… Je pense que c’est un homme pragmatique. Qui sait qu’il ne peut pas tenir ce qu’il a promis au peuple, parce que les Européens ne le laisseront pas faire. Alors il essaye de composer. Mais ce qui est terrible, c’est de voir que tout est bloqué. Certaines négociations s’étalent sur plusieurs mois, les parties se retrouvant deux fois par mois, sans avoir quoi que ce soit de neuf à proposer. En réunion, certains prononçaient des discours de vingt minutes où ils n’avançaient pas la moindre idée nouvelle. Les arguments n’étaient pas toujours de grande qualité. Je me souviens de tel responsable qui a déclaré à la presse que l’Europe avait prêté 237 milliards pour que les Grecs se payent des femmes et de l’alcool !

On a pu lire qu’il y avait de l’argent en Grèce et qu’il aurait suffi de faire payer les armateurs et l’Église…

C.-G. : Sur le papier, ça va de soi. Mais le problème est que les armateurs partiront le jour où il sera question de leur faire payer des impôts. Ce n’est pas difficile, il suffit de changer le drapeau en haut du mât. Les armateurs n’ont pas grand-chose à faire pour avoir leurs bureaux à Londres et leurs bateaux battant pavillon panaméen. S’ils restent en Grèce, cela procure au moins de l’emploi à pas mal de gens. Quant à l’Église, il n’est pas possible d’y toucher. Celui qui s’en prend à l’Église va se retrouver au centre des sermons de tous les popes du pays chaque dimanche. Aux élections qui suivent, il disparaît… Le pouvoir de l’Église reste énorme. L’Europe a demandé aux Grecs de ne plus faire figurer leur religion sur leur carte d’identité. Cela a déclenché des manifestations monstres en Grèce. On ne touche pas à l’Église !

Le scénario a beaucoup évolué en cours d’écriture ?

C.-G. : Assez peu. Je voulais commencer par la démission de Varoufakis. Dans l’idée de créer de l’intérêt de la part du spectateur cherchant à savoir pourquoi il avait quitté le jeu. Si j’avais conservé une chronologie linéaire, cela aurait été moins fort sur le plan dramatique.

Comme dans Le Capital, vous vous attaquez à un système qui n’offre pas immédiatement de traduction visuelle. N’était-ce pas une gageure de tenir le spectateur avec des échanges d’idées ?

C.-G. : J’ai veillé à ce que chaque scène donne envie de savoir ce qui allait se passer ensuite. Quand le film se termine, on peut se faire une opinion sur les enjeux qu’il met en lumière. Mais le sujet est complexe et si quelqu’un veut vraiment en savoir davantage, il faut qu’il puisse approfondir. Au cours d’une avant-première, un spectateur m’a dit qu’il avait beaucoup aimé le film, qu’il avait tout compris… et qu’il n’avait rien compris. Peut-être est-ce un bon résumé de ce qui s’est passé…

Vous avez souvent tourné en anglais. Ici, tout le monde parle sa propre langue… ou l’anglais, parce qu’elle est commune à ce petit monde.

C.-G. : C’est effectivement comme cela que ça se passe. Nombre d’officiels français parlent anglais avant de parler leur langue. Ce qui fait que le français recule un peu partout.

Les comédiens ont visiblement été choisis en fonction de leur nationalité…

C.-G. : Mon premier mouvement était de choisir des acteurs de renom anglophones. L’argent aurait été plus facile à trouver. Mais on ne peut plus se permettre aujourd’hui de montrer dans un film des Grecs qui parlent anglais entre eux, le public décroche. J’ai donc pris des comédiens grecs pour interpréter les Grecs, des Allemands pour incarner les Allemands, des Français pour tenir le rôle des officiels français, etc. Je pense que le film y gagne en crédibilité. Mais je n’ai pas particulièrement veillé à ce qu’ils ressemblent à leurs modèles. Dans certaines limites bien sûr. Je n’allais pas faire jouer Christine Lagarde par une femme petite et boulote. Son autorité tient aussi à sa stature… Quant à Christos Loulis, je l’ai trouvé excellent. Mais à vrai dire je n’avais pas vraiment un grand choix : il me fallait un comédien grec qui parle parfaitement anglais. n

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. : Costa-Gavras. Scn. : Costa-Gavras, Stéphane Osmont, d’après le livre de Yanis Varoufakis.
Dir. Phot. : Yorgos Arvanitis. Mont. : Lambis Charalampidis. Déc. : Philippe Chiffre, Spyros Laskaris. Cost. : Agis Panayotou.
Int. : Christos Loulis, Alexandros Bourdoumis, Ulrich Tukur, Daan Schuurmans, Josiane Pinson, Cornelius Obonya, George Lenz, Aurélien Recoing, Valeria Golino, Vincent Nemeth.
Prod. : Michèle Ray-Gavras, Alexandre Gavras, Manos Krezias pour KG Productions. Dist. : Wild Bunch. Durée : 2h04.

Sortie France : 6 novembre 2019.




Back to Top ↑