Publié le 19 octobre, 2015 | par @avscci
0Entretien Baya Kasmi – Je suis à vous tout de suite
Entretien avec Baya Kasmi
Il y a cinq ans, nous sommes tombés amoureux d’un film de Michel Leclerc, Le Nom des gens (n°593), qui avait le triple mérite de nous faire rire aux éclats, de nous offrir un récit à la construction brillante et de nous faire réfléchir à nombre de problèmes graves, tournant autour de l’immigration et de l’identité. Pour parvenir à ce brillant résultat, Michel Leclerc avait reçu le renfort de sa compagne, Baya Kasmi. C’est le même tandem gagnant qui a écrit le scénario de Je suis à vous tout de suite. Mais cette fois-ci c’est Baya Kasmi, dont c’est le premier long métrage, qui mène la danse. Si le mélange des genres fonctionne comme il avait fonctionné dans Le Nom des gens, le ton est sans doute un peu moins primesautier que dans le film de Michel Leclerc. Il faut dire que le débat sur l’immigration et les questions d’identité s’est un rien tendu depuis cinq ans et qu’il est plus urgent que jamais de trouver le ton juste et les bonnes réponses lorsque l’on y participe. A cet égard le film est une belle réussite, qui parvient à instaurer une drôlerie de tous les instants sans jamais céder le moindre pouce de terrain sur le plan des valeurs humanistes qu’il défend. La force du film est de nous faire rire sans que cela ne soit jamais aux dépends des personnages, dont il est important que l’on saisisse les raisons de la conduite. Le film est dense, touffu même, tant il nous offre de matière à rire ou à nous émouvoir. C’est le premier film de sa signataire, gageons que ce ne sera pas le dernier…
Vous avez écrit le scénario de Je suis à vous tout de suite avec Michel Leclerc, tout comme celui du Nom des gens, qu’il avait réalisé. Comment se déroule votre collaboration ?
Baya Kasmi : Le Nom des gens était un prototype. Nous étions tous les deux scénaristes, mais Michel était déjà réalisateur. Nous écrivions chacun de notre côté. Et moi je voulais passer un jouir à la réalisation. Mais je n’étais pas encore en situation de le faire. Michel et moi avions un dialogue permanent autour de ce qui touche à l’identité. Nous avions envie d’en faire un livre de conversations. Il nous semblait que les Français étaient de plus en plus obsédés par ces questions-là. Et que notre histoire personnelle allait à rebours de tout ce qui se disait. Alors que nous sommes dans le même cas que beaucoup de gens. Michel avait écrit plusieurs projets sur le sujet, et moi aussi, de mon côté. Et un jour nous nous sommes dit que nous pourrions écrire ensemble. Tout en sachant que c’est Michel qui le réaliserait. Pour Je suis à vous tout de suite, c’est un désir qui venait de moi, celui de traiter un certain nombre de choses que nous n’avions pas pu aborder dans Le Nom des gens. Parce que c’était un film de Michel et que le personnage d’Arthur Martin était central. Je me disais qu’il y avait potentiellement d’autres choses à dire sur la famille de Baya Benmahmoud. J’avais envie d’y retourner, tout en sachant que c’était casse-gueule. Et puis j’ai lu La Contrevie de Philip Roth. Le livre raconte l’histoire de juifs américains il y a quelques années, mais l’action pourrait très bien se passer aujourd’hui. J’avais le sentiment que le livre racontait notre histoire, cette façon de se confronter à son identité. Les protagonistes du livre sont deux frères dont l’un a besoin de renouer avec ses racines et part vivre en Israël. Je me sens également appartenir à un peuple tiraillé. Nous avons aussi une terre promise, même si notre relation avec l’Algérie est compliquée. Je suis donc partie de cette trame pour imaginer un frère et une sœur, Hanna et Hakim [Vimala Pons et Mehdi Djaadi] issus tous deux de l’immigration, qui évoluent de façon diamétralement opposée. Je voulais montrer leurs parents 5Agnès Jaoui et Ramzy], comme nous l’avions fait dans Le Nom des gens. Et développer le personnage féminin.
Le personnage de Hanna est effectivement assez proche de celui de Baya dans Le Nom des gens. C’est le même besoin de liberté, y compris sur le plan sexuel…
B. K. : Quand je me suis lancée dans l’écriture du scénario, j’ai commencé à définir le personnage féminin. Puis j’en ai discuté avec Michel et les producteurs du film, qui sont ceux du Nom des gens. Nous avons assez vite convenu qu’il n’était pas nécessaire de changer de façon radicale les personnages, d’autant que le ton du Nom des gens était celui qui me semblait le mieux convenir. Michel était très à l’aise avec l’idée que nous allions faire des films gigognes. J’étais moins assurée que lui. Je me disais qu’il y avait un enjeu et que les gens allaient comparer les deux films…
Les deux films parlent d’une cohabitation réussie entre différentes communautés. Et Je suis à vous tout de suite laisse cohabiter différents éléments, certains issus du Nom des gens, d’autres étant originaux… Entre le drame et la comédie, le curseur est poussé un peu plus loin vers le drame que dans Le Nom des gens…
B. K. : Ma nature penche davantage vers le drame que vers la comédie. Mais j’aime le mélange des genres. Je ne voulais pas me lancer dans une critique trop sérieuse de la religion, d’où la nécessité d’aller vers le rire et l’absurde. La religion est d’ailleurs elle-même absurde… J’avais envie que l’on puisse rire de la religion, mais qu’en même temps on prenne au sérieux le frère qui y trouve refuge. Je ne voulais pas qu’on se moque de lui et de son engagement. J’ai veillé à ce que le film ne soit pas sur le même ton quand c’est la sœur que l’on voit et quand le frère apparaît. Avec l’idée que des spectateurs très différents pourraient voir le film sans se sentir rejetés. Celui qui va s’identifier à Hakim pourrait être choqué par ce que fait sa sœur. Mais j’espère qu’il aura de l’empathie pour elle au final. Et c’est la même chose pour celui que le comportement du frère hérisse au prime abord.
Êtes-vous confrontée personnellement à une situation de cet ordre ? Comment votre famille vit-elle de vous voir libre, faisant des films ?
B. K. : J’essaye d’éviter de raccorder le film à ma propre vie. Ce sont des sujets sensibles. Et j’aurais l’impression de prendre les miens en otage en disant que c’est autobiographique. D’autant que nous partons réellement d’éléments présents dans nos vies. Alors nous passons une épaisse couche de fiction sur les éléments les plus proches de ce que nous vivons. Mais en écrivant le scénario, j’ai presque eu envie de résoudre une énigme familiale. Parce que j’ai un frère qui a épousé une Algérienne et qui est parti vivre en Algérie, alors qu’il était né en France. Il est resté quelques années, puis il est revenu… Mais il était encore en Algérie pendant l’écriture et le tournage. Bien évidemment cela m’a posé des questions pendant que j’écrivais le film. Nous n’avons que deux ans d’écart et nos parents nous ont élevés de la même manière. Alors pourquoi voyons-nous le monde de façon si différente ?
Tout cela est encourageant. Cela prouve que nous avons un libre arbitre et que tout n’est pas figé dès l’enfance.
B. K. : D’une certaine façon, c’est effectivement encourageant. Mais il y a quand même des éléments qui fondent cette différence. Je pense que les filles ont plus de facilité à passer inaperçues que les garçons, ou du moins à se fondre dans un environnement qui n’est pas le leur. Et de fait elles sont plus facilement acceptées. En France, les jeunes Algériennes seront plus facilement acceptées que les garçons de la même famille.
Sauf si elle porte le voile…
B. K. : C’est certain. Parce que d’un seul coup on bascule. Pourtant elles ont tous les avantages du monde à adopter la culture française, plus libérale à l’égard des femmes. Même si ce n’est pas si simple. En tout cas j’ai eu avec mon frère des relations difficiles quand ces questions se sont posées. J’ai aussi fait ce film pour aller contre mes préjugés. J’aime beaucoup l’Algérie. Je suis née en France mais j’ai passé beaucoup de temps en Algérie quand j’étais enfant. C’est en Algérie que mes convictions féministes ont pris corps. Parce que je voyais bien comment les filles étaient considérées. Je n’aimais pas que l’on me considère différemment de mon frère.
Quel regard avez-vous sur les femen tunisiennes ?
B. K. : Elles sont d’un courage fou. Mais en ayant fait ce film et en vivant en France en ce moment, je me rends bien compte que nous avons des possibilités de vivre ensemble, mais que dans le débat public il existe une violence moraliste verbale qui existe de tous côtés. J’ai eu envie de me retrouver en situation de pouvoir comprendre l’autre. Mais je sais que les féministes vivant en Afrique du Nord ne peuvent que passer par la case Conflit.
Pour nombre de Maghrébins, les féministes ne sont-elles pas perçues comme des Françaises, au motif que les femmes originaires d’Afrique du Nord ne peuvent pas avoir ces idées-là ?
B. K. : Absolument. Mais cette idée est partagée par les Maghrébins de France et par ceux qui ne le sont pas. Hanna, dans le film, est vue comme une Française. Elle-même se voit comme une Française. Son frère la voit comme une Française et les Français font de même. Tout à coup elle ne fait plus partie de sa communauté. Elle a beau être fille d’immigrés, elle ne sera jamais invitée sur un plateau télé pour parler des Algériens de France ou des enfants d’immigrés. On préférera faire venir une femme ayant les attributs de sa communauté. C’est ainsi que l’on se raidit de part et d’autre. Pour moi ce film était aussi le moyen de montrer qu’il existe mille façons d’être français.
Le contraste entre le père et le fils est frappant. Le film est un peu dans le cliché : le père appartient à une génération qui essaye de ne pas se faire remarquer, alors que le fils revendique une culture qu’il n’a pas vraiment connue…
B. K. : C’est la réalité. Mais comment ne pas être troublé quand on voit qu’en France des filles se font virer d’un lycée parce qu’elles portent des jupes longues, qui sont perçues comme étant un vêtement islamiste, ce qui permet de les accuser de prosélytisme. Et qu’au même moment une fille se fait virer de l’université en Algérie parce que sa jupe est trop courte. Les femmes sont en première ligne quand le rigorisme religieux prend le pouvoir. Mais les hommes morflent aussi. Le frère perd aussi une part de sa liberté du fait que sa sœur montre son corps. Il est focalisé sur ce qu’il considère comme un manque de respect.
Pourquoi la religion est-elle centrale dans la recherche de l’identité ?
B. K. : Dans les années 80, il y a eu des mouvements d’affirmation d’une identité qui ne passaient pas par la religion. Je pense à la Marche des Beurs. Mais ça n’a mené à rien. La preuve, c’est que les leaders de SOS Racisme sont devenus des pontes du PS et que personne ne les voit comme relevant de l’immigration. Au mieux, certains seront perçus comme des « Arabes de service ». L’idée s’est développée selon laquelle on n’existe plus quand on s’intègre à la masse. Et puis il y a un effet boomerang. La génération des pères s’est tue, elle a avalé toutes les humiliations. Les enfants ont vu leurs parent s’écraser et ils n’ont qu’une envie, relever la tête. Ils cherchent dès lors à s’affirmer tels qu’on ne les veut pas. Avec d’autant plus de facilité qu’ils sont français, ce que leurs parents n’étaient pas. Cette attitude a longtemps provoqué chez moi une colère, mais en même temps je vois ça comme un besoin d’amour. « Aimez-nous pour ce que nous sommes et non pas parce que nous faisons semblant de vous ressembler »…
L’humour est omniprésent dans le film. Était-ce pour mettre un peu de baume sur la plaie ou pour des raisons de construction dramatique ?
B. K. : C’est aussi une façon de voir le monde, et une envie de le restituer ainsi. Dans vingt ans, qui seront les nouveaux immigrés, quelles seront les nouvelles crises ? Comme on ne prend jamais de recul, on se complait dans l’angoisse. L’humour permet de mettre le doigt sur l’absurdité du monde, de dédramatiser le débat.
Pourquoi avoir pratiqué le mélange des genres avec autant d’ostentation ?
B. K. : Je ne vais pas être originale si je vous dis que le tragique et le comique coexistent dans la vie de tous les jours. Il arrive que l’on attrape un fou rire dans un moment tragique. En fait tout dépend de la façon dont on regarde le monde, que l’on considère la situation dans laquelle on est plongé. Dès que l’on met une petite distance avec soi, tout devient drôle. Et le cinéma est un moyen formidable pour opérer cette distance. C’est une attitude qui ne me contraint pas, elle m’est naturelle, y compris dans la vie quotidienne. Cela étant dit, le rire se retrouve parfois où on ne l’attend pas. Souvent les spectateurs rient alors qu’ils sont dans une dynamique et que ce qui déclenche leur rire n’a rien de drôle. Il est même des rires qui sont le fruit d’un malaise. Mais le rire possède une vertu cardinale, c’est de nous faire baisser la garde. Si l’émotion déboule derrière, nous la recevons sans chipoter.
Vous avez réalisé un court métrage au titre évocateur : J’aurais pu être une pute. La question de la prostitution est également au cœur de Je suis à vous tout de suite… Pourquoi cette obstination ?
B. K. : J’ai failli appeler le film La Pute et le Pédé. Parce que si l’on veut insulter une fille, on la traite de pute. Et si l’on veut humilier un mec, rien n’est plus immédiat que de dire qu’il est pédé. C’est assez significatif…
Le film de cité est presque devenu un genre en soi. Votre film s’y déroule, mais semble échapper aux clichés habituels…
B. K. : J’ai été attentive à échapper aux clichés, car je traite d’un sujet qui les accroche. Mais s’il faut faire attention de ne pas céder aux clichés, il faut aussi faire attention à ne pas céder au désir d’échapper aux clichés, un désir qui nous précipite vers d’autres lieux communs. Au cinéma les Musulmans vivent nécessairement dans des cités, cliché. À moins qu’ils n’aient particulièrement bien réussi, contre-cliché. En réalité, le plus souvent c’est l’entre-deux qui prévaut. La solution est de s’attacher à la personnalité des personnages avant de les caractériser par un quelconque statut social.
Faut-il faire attention au politiquement correct ?
B. K. : Je n’irai pas provoquer gratuitement le spectateur. Mais j’ai l’impression qu’au cinéma on est moins exposé qu’un humoriste ou un écrivain. Ce qui n’empêche pas que l’on se doive d’être honnête. Mais les vrais gros cons, on va les énerver pour un rien, un truc auquel on n’avait pas pensé. Ça ne sert à rien de vouloir ménager les susceptibilités. À condition de rester bienveillant et de n’attaquer personne violemment. De toute façon la violence ne sert à rien, car celui qui se sent agressé va avoir une réaction immédiate de rejet. Toute cette mouvance du nouvel Islam chez les jeunes Français, si on ne peut pas la questionner ou en rire, autant renoncer tout de suite. Je ne vais pas m’autocensurer… D’autant que les Musulmans ne sont pas par essence imperméable à toute forme d’humour… Le problème est que l’humour vient souvent de l’extérieur et qu’il peut être perçu comme une forme de racisme déguisé. L’humour bien compris se doit de commencer par soi-même.
Parlons un peu du tournage. Étiez-vous heureuse sur le plateau ?
B. K. : Très. J’avais l’expérience du court métrage, mais les choses étaient différentes. Je devais sans doute être un peu angoissée au départ : j’ai commencé par me faire une pneumonie pendant la préparation, et je me suis retrouvée à l’hôpital. Mais une fois sur le plateau, cela n’a été que du bonheur. J’étais très contente de mes acteurs, et je me sentais en confiance avec l’équipe. Évidemment il y a sur un premier film des tas de questions qui se posent que l’on n’avait pas anticipées. Et puis le film nous échappe, quel que soit le degré de préparation. C’est un vrai choc de voir les conséquences de tous les choix que l’on a faits sur le plateau. Il y a parfois des surprises.
Le choix du cadre, des mouvements de caméra intervient-il en amont ?
B. K. : La réactivité sur le plateau est pour moi très importante. Ce qui tombe bien, parce que je ne vois pas comment on pourrait faire sans. La mise en place avec les comédiens est un élément fondamental qui ne peut pas se border à 100% très en amont. Cela étant dit, j’avais quand même une idée assez précise de beaucoup de choses. À commencer par le choix du Cinémascope. J’aime bien que deux personnages cohabitent dans le cadre sans se bousculer. La préparation a été très minutieuse. J’ai même fait des storyboards [voir pages précédentes]. La scène chez le médecin avec la petite fille ne pouvait pas ne pas être bordée au maximum, et le storyboard a permis d’instaurer un climat de confiance.
Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?
B. K. : J’ai pas mal travaillé en amont avec eux. Même si je n’ai pas vraiment eu besoin de répéter avec Agnès Jaoui ou Ramzy. Ils ont tellement d’expérience… Pour ce qui est de Vimala Pons, c’est une comédienne avec laquelle j’avais déjà travaillé. Elle a beaucoup lu pour incarner cette jeune femme au carrefour des influences. Et plusieurs mois avant le tournage, elle s’habillait comme Hanna… J’ai passé pas mal de temps avec les rôles secondaires, je tenais à ce qu’ils ne soient pas passés par pertes et profit comme cela arrive trop souvent par manque de temps. D’autant que les scènes avec ces personnages secondaires sont souvent des respirations joyeuses qui ponctuent le cheminement plus douloureux de Hanna et de Hakim. Ce qui permet de s’écarter davantage encore du réalisme, qui le plus souvent est un peu ennuyeux. Un film se caractérise par son rythme, qui peut être uniforme ou syncopé, mais qui enclenche dans tous les cas une dynamique. n
Propos recueillis par Yves Alion
Réal. : Baya Kasmi. Scén. et dial. : Baya Kasmi et Michel Leclerc. Phot. : Guillaume Deffontaines. Mus. : Jérôme Bensoussan. Dist. Le Pacte.
Avec Vimala Pons, Mehdi Djaadi, Agnès Jaoui, Ramzy, Laurent Capelluto, Claudia Tagbo, Camélia Jordana, Anémone
Durée : 1h40. Sortie France : 30 septembre 2015