Entretiens

Publié le 5 mai, 2022 | par @avscci

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Entretien avec Jean-Jacques Annaud

Le dernier film de Jean-Jacques Annaud n’entretient pas la moindre ambiguïté sur ce qu’il donne à voir : l’incendie de Notre-Dame le lundi 15 avril 2019. Bien sûr l’intitulé aurait pu être moins informatif, plus littéraire ou même lyrique. La Guerre du feu par exemple. Mais le titre était déjà pris… Une fois le sujet défini, restait à savoir ce que l’auteur du Nom de la rose allait en faire. Quelle serait la part des images d’archives, comment allait-il faire entrer la fiction, allait-il coller au plus près des événements tels qu’ils se sont déroulés ? De fait le film répond à toutes les questions que nous nous étions posées une fois remis de notre sidération première, et d’abord donne à voir les incroyables exploits des pompiers qui à bien des reprises ont cru ne jamais venir à bout de la bête.

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Ces scènes héroïques sont accompagnées de morceaux de bravoure parfois pathétiques, souvent risibles qui mettent en lumière l’incroyable conjuration des hasards, et il faut bien le dire l’insuffisance criante des protocoles de sécurité. Jean-Jacques Annaud proclame qu’il n’a pas bougé d’un iota la réalité des faits, c’était bien le moins. Même s’il arrive que le vrai soit l’ennemi du vraisemblable… Mais cela devient vite secondaire : la star du film, c’est le feu. C’est lorsque celui-ci se retrouve au centre de l’action, au centre de l’image que le film atteint son acmé, prend des dimensions mythologiques, devient presque abstrait. Il faut dire que le cinéphile le plus gourmand a beau fouiller dans sa mémoire, il a bien du mal à trouver d’autres exemples aussi ébouriffants. Il est vrai que Jean-Jacques Annaud n’a pas lésiné sur les moyens et qu’il n’est évidemment pas homme à se contenter d’effets spéciaux, fussent-ils numériques. Au petit jeu des comparaisons il est tentant d’évoquer World Trade Center, le film qu’Oliver Stone a consacré à ceux qui s’étaient battus contre l’impensable et avaient parfois péri lors des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Mais Stone n’a pas été à la hauteur de l’événement… Le film de Jean-Jacques Annaud a trouvé quant à lui le ton juste. Il ne donne jamais dans la grandiloquence cocardière, se permet des pointes d’humour et garde constamment une hauteur classieuse…

Quand nous avons commencé à entendre parler de votre projet de tourner un film sur l’incendie de Notre-Dame, nous avons été circonspects. Comment alliez-vous faire entrer la fiction dans ce fait-divers hors-norme ?

Jean-Jacques Annaud : Lorsque j’ai entendu parler de l’incendie, à la radio, j’en ai tout de suite saisi l’intérêt cinématographique. Étaient en présence une vedette mondialement célèbre, la cathédrale, et le vilain le plus charismatique et le plus dangereux qui soit, le feu. Mais c’est en apprenant que les secours avaient été empêchés dans des proportions peu croyables que le film s’est imposé.

Le chemin de croix des secours est effectivement hallucinant. On croirait à un scénario de comédie. Mais ce n’est pas drôle…

J.-J. A. : Je suis un Parisien de toujours. Je n’ai pas été étonné de voir à quel point les secours ont galéré. Dans la rue où j’habite, je vois régulièrement des voitures du Samu transportant des enfants malades bloquées par des camions mal garés qui n’ont pas pris la peine d’aller stationner quelques mètres plus loin, alors qu’il y a de la place. Multipliez cela par mille et vous aurez une idée de la façon dont on se déplace dans Paris.

Le scénario a-t-il été facile à écrire ?

J.-J. A. : Le scénario n’a pas été la partie la plus difficile du projet. D’abord je connais les lieux. Et concernant Notre-Dame, je n’ai pas trop été dépaysé, étant donné que je suis un fou furieux d’architecture médiévale depuis la plus tendre enfance. Je reconnais que mes goûts ne sont pas vraiment communs. Quel est le premier disque que j’ai acheté ? La Toccata de Frescobaldi. Quel est le livre que je relis le plus souvent ? La Poétique, d’Aristote. J’ai récemment ressorti les photos que j’avais prises quand j’étais enfant. Quelques clichés de mes parents… Quelques photos de ma petite chienne… Mais l’immense majorité des photos montre des églises. C’est un peu paradoxal dans la mesure où je ne suis pas du tout croyant… Mais j’aime les lieux de religion. Je n’ai pas fait Le Nom de la rose et Sept Ans au Tibet par hasard.

Connaissant la précision de votre documentation lors de la préparation de vos films, on imagine que la préproduction du Nom de la rose a suffi à elle seule à susciter un futur Gault et Millau des lieux de culte…

J.-J. A. : J’ai visité 326 monastères. Je suis chez moi dans une église. Quand des techniciens me demandaient comment on allait tourner certaines séquences, je m’entendais leur répondre : « Pour les plans du narthex, je vais me placer sur le triforium, puis le long du déambulatoire pour parvenir aux chapelles rayonnantes, autrement dit les absidioles. » Ils ont fini par constituer un petit dictionnaire.

Au départ, Jérôme Seydoux m’a demandé de faire un documentaire dans la lignée d’Apollo 11. Mais la NASA avait installé des caméras partout, le film possédait toutes les images du monde. Pour Notre-Dame, il n’y a pas la moindre caméra de surveillance qui ait fonctionné pour fournir des images. L’idée de faire un film de fiction s’est immédiatement imposée. Je n’ai pas eu besoin d’argumenter. Jérôme Seydoux a aussitôt donné son accord. Mais le budget prévisionnel a été multiplié par quinze !

François Pinault est également intervenu dans la production…

J.-J. A. : Notre-Dame l’intéressait. Je le connaissais un peu. C’est un homme riche, mais c’est aussi un artisan. Il est venu voir la préparation. Il y avait 200 personnes dans l’atelier, sous la direction de Jean Rabasse, le chef décorateur : des sculpteurs, des menuisiers, des plâtriers, des ferronniers, etc. J’adore ce travail d’artisans, je descendais tous les jours faire le tour des ateliers. Le jour où Pinault est venu, j’ai vu comment il touchait le bois. Il m’a dit : « De loin on dirait du chêne, mais visiblement vous travaillez sur du sapin de Norvège ». Et nous avons commencé à parler du vieillissement du bois, il m’a rappelé que son premier métier était menuisier. Cela m’a touché. Et il est devenu un familier de ces ateliers. Il posait des tas de questions sur les techniques de peinture, sur la façon dont on faisait les mosaïques…

Chacun de vos films est comme une cathédrale, même quand il ne concerne pas Notre-Dame tant sa préparation est monumentale. Mais on ne se rend pas toujours compte de la gourmandise qui est la vôtre de contrôler chaque élément de cette construction…

J.-J. A. : J’apporte effectivement un soin maniaque à la préparation, qu’il s’agisse du vieillissement de la pierre ou de la composition de l’orchestre. Si on me demande si je préfère quatre trombones ou deux trombones accompagnés de quatre cors, je mets mon point d’honneur à répondre à la question. Tout cela constitue la matière du film. Et c’est bien avec cette matière que le film se fait et que si tout va bien il va toucher le cœur des spectateurs. C’est la différence entre le prêt-à-porter et la haute couture. Je préfère avoir réalisé assez peu de films dans ma vie, mais avoir pris le temps de regarder les brodeuses. Je pense sincèrement que le film gagne en crédibilité quand tous les départements savent que ce qu’ils font est exceptionnel. Quand on habille un acteur avec un costume qui a été confectionné spécialement, avec amour, ce n’est pas la même chose que si l’on se contente d’aller faire un tour au magasin et qu’on lui rapporte un vêtement qui a déjà servi dans 350 séries télé. On me dit parfois que je m’occupe des détails. C’est parfaitement exact. Comme un chef d’orchestre va s’occuper du phrasé des violons ou du touché sur le piano. La moindre erreur, le plus petit faux pas pourraient jeter une ombre sur la crédibilité du film.

Vous nous dites comment vous avez construit votre film, monumental. Mais toujours pas comment vous avez ménagé la place de la fiction, nous permettant par exemple de nous identifier à certains personnages…

J.-J. A. : Je crois agir de façon instinctive. Je n’ai jamais écrit aussi vite. Parce que le drame avait en soi tous les rebondissements incroyables d’un bon scénario, sans qu’il y ait besoin d’en rajouter. Quand j’étais avec Thomas Bidegain en train de travailler sur la version 2 du scénario, nous passions notre temps à nous dire que nous n’oserions pas inventer ce que nous apprenions… Le vrai est souvent invraisemblable. Vous connaissez l’histoire du capitaine Cook ? Il arrive un jour dans une île totalement isolée d’Océanie, il voit des pêcheurs dans leurs pirogues qui eux ne lui prêtent aucune attention. Il le note dans son carnet de bord. Une génération plus tard un anthropologue visite cette île. Il va voir les vieux chefs et leur parle de l’indifférence des pêcheurs à l’égard de Cook. Et ceux-ci lui répondent que tous ont cru à une hallucination collective… Très souvent quand on écrit un scénario on fait attention à ne pas donner dans l’invraisemblable. Mais pour Notre-Dame brûle, nous étions couverts, puisque c’était vrai.

Y compris pour ce qui est des déplacements des différents protagonistes ?

J.-J. A. : Bien sûr. J’ai rencontré tous les protagonistes de l’histoire et j’ai parlé avec eux. L’un me disait qu’il était passé par le Pont de l’Alma, l’autre par la Concorde, il n’y avait pas de raison qu’ils me racontent des bêtises. Et le général Gontier, le commandant des pompiers a relu le scénario… Le film est très précis, les horaires de départ et d’arrivée des différents groupes de pompiers avaient été consignés. Le film pose vraiment la question de la fiction… Dans un film hollywoodien de la grande époque, les scénaristes auraient peut-être imaginé quelques femmes-pompiers pour apporter un peu de glamour, et personne n’y aurait cru. Les femmes représentent 1% du corps des pompiers à Paris. Or je peux attester que, au sein du tout premier groupe qui est arrivé à Notre-Dame, il y avait deux femmes, aussi jolies l’une que l’autre…

Mais le film donne néanmoins le sentiment d’une pagaille sans nom…

J.-J. A. : Les pompiers que j’ai rencontrés me l’ont dit : il y avait au départ toutes les raisons de se montrer pessimiste quant à l’issue de l’intervention. Les pompiers sont des militaires, ils ne vont donc pas se plaindre de leur équipement. Mais il faut voir avec quoi ils se sont battus contre l’incendie.

Certains ont évoqué l’idée d’un attentat. Le film ne retient pas l’hypothèse…

J.-J. A. : Le film n’est pas une enquête sur les causes de l’incendie, mais sur le miracle du sauvetage de la cathédrale. Il n’était pas question de se lancer dans des hypothèses au-delà de ma compétence. Bien sûr ma conviction intime est qu’il est étonnant que le feu ait justement pris au meilleur endroit possible pour prospérer. Si quelqu’un avait voulu faire brûler la cathédrale, c’est vraiment à cet endroit-là qu’il serait intervenu. À un endroit où des poutres se réunissent, accumulent des poussières et des débris… très inflammables. Mais il faut ajouter que les poutres avaient été recouvertes d’une couche de liquide antifongique un an plus tôt, qui est un accélérateur de feu. Et que le carillon provisoire tendait à devenir définitif, avec une installation électrique non autorisée… Que les ouvriers fument sur les chantiers où c’est interdit, etc. Au final, l’incendie accidentel n’a rien d’invraisemblable. Je me contente donc de signaler l’hypothèse de l’attentat, mais sans aller plus avant. On notera que personne ne l’a jamais revendiqué…

Vous dites avoir rencontré tous les protagonistes…

J.-J. A. : Ou presque. Mais c’était la moindre des choses. Je suis allé à chacun des rendez-vous avec l’idée que ce que je croyais savoir était probablement bidon et que la rencontre avec les acteurs du drame allait modifier mon point de vue. Or la vérité s’est avérée encore plus exotique, folklorique, rocambolesque que ce que j’avais en tête. Chacun a donc apporté de l’eau au moulin de l’histoire, l’entraînant par moments jusqu’au burlesque.

Personne n’a été réticent à admettre les dysfonctionnements de l’appareil ?

J.-J. A. : J’ai eu le sentiment d’avoir affaire le plus souvent à des gens qui connaissaient mon travail. Ils m’on fait confiance. Notre relation était fluide, souvent amicale. Au point que j’ai conservé des liens avec les pompiers de Paris, pour lesquels j’ai une admiration réelle. J’aime mettre en scène des personnages pour lesquels j’ai de l’affection. De ce point de vue, je n’ai vraiment pas eu à me forcer sur ce film…

On a parfois une certaine difficulté à savoir si tel ou tel plan est un document d’archives ou si c’est vous qui l’avez fait…

J.-J. A. : Figurez-vous qu’il m’arrive à moi-même d’avoir des doutes. L’embouteillage du quai Montebello est à 100% reconstitué… Quand il y a des plans de foule, s’il est possible de reconnaître des visages, c’est moi qui les ai faits, ce sont des figurants. Pour ce qui est du reste, il doit y avoir 5% des images qui sont des archives de Notre-Dame ou qui proviennent des programmes des télévisions de ce soir-là. Les plans de détail proviennent évidemment d’une reconstitution en studio. Mais il y a aussi des plans plus larges qui ont été tournés dans d’autres cathédrales… Les séquences où l’on patauge dans l’eau des pompes à incendie ont été faites au sein de la cathédrale de Bourges. À Paris j’ai reconstitué 50 m de la nef, où j’ai fait tomber 75 m3 de matériaux enflammés.

On peut être tenté de penser que vous ne faites pas tout à fait le même métier qu’un cinéaste qui n’aimerait rien autant que diriger deux comédiens qui se murmurent à l’oreille…

J.-J. A. : Je ne suis pas d’accord. Dans les deux cas on raconte une histoire. Et il faut être dégagé des aspects matériels au moment où l’on tourne. Ce tournage a été léger pour moi, parce que j’avais tout en tête et que la préparation n’avait rien laissé au hasard. C’est peut-être paradoxal, mais si je dois diriger deux acteurs, dans une scène d’amour par exemple, je peux être un peu inquiet car je suis totalement dépendant de leur fragilité émotionnelle. En revanche si je dois tourner une scène avec 1200 figurants, comme cela a été le cas avec Stalingrad, vous imaginez bien que tout a été préparé, répété, vérifié. Il me reste à exécuter. Un peu comme un compositeur qui se pose moins de question s’il doit diriger un orchestre symphonique que s’il est face à deux solistes.

Pas un iota d’improvisation ?

J.-J. A. : Je sais que ce n’est pas très bien vu de se dire professionnel et que l’on donne beaucoup de prix à l’inspiration, mais je me définis comme un artisan. Qui sait que s’il demande 40 mètres de coursive, ils seront à l’image, et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir 41 mètres. Qui sait à quelle heure le soleil va se lever et où viendra la lumière au moment de tourner tel plan, etc. Un jour un journaliste m’a demandé quelle était la part de ce que j’avais tourné par rapport à ce que j’avais au départ en tête. J’ai répondu autour de 90%. Il a été étonné, et moi j’ai été étonné qu’il soit étonné…

Nous, nous sommes quand même étonnés que le feu ait pu être filmé comme vous l’avez fait…

J.-J. A. : Je savais à chaque fois dans quel axe j’allais tourner et où il fallait placer les buses. Cela dit il a quand même fallu construire des caméras qui fonctionnent avec cette chaleur, ce qui a demandé six mois. Le verre des caméras fondait sous la chaleur, il a fallu employer du quartz. Et nous avons utilisé des crash-boxes, des caisses supportant des tonnes sans céder, à l’intérieur desquelles nous avons placé les caméras. Qui n’ont donc pas été endommagées quand les débris enflammés leur sont tombé dessus… Mais il a fallu deux jours pour les récupérer. Bref, les contraintes matérielles ne doivent pas freiner le désir d’une scène. Je me souviens quand j’écrivais le scénario de La Guerre du feu avec Gérard Brach, il avait des réticences sur le troupeau de mammouths, pensant que ce ne serait pas faisable. Je lui ai répondu que le moment de l’écriture était celui où il fallait rêver son film. Après c’est au metteur en scène de se débrouiller pour que ce soit possible. Et nous avons mobilisé un troupeau d’éléphants que nous avons grimés en mammouths…

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. : Jean-Jacques Annaud. Scén. : Jean-jacques Annaud et Thomas Bidegain. Phot. : Jean-Marie Drejou. Mus. : Simon Franglen. Prod. : Pathé/TF1 Films Production. Dist. : Pathé. Int. : Samuel Labarthe, Jean-Paul Bordes, Mikaël Chirinian, Pierre Lottin, Chloé Jouannet. Durée : 1h50. Sortie France : 16 mars 2022




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