Entretiens Proxima d'Alice Winocour

Publié le 15 janvier, 2020 | par @avscci

0

Entretien – Alice Winocour pour Proxima

Après Soko et Diane Kruger, la réalisatrice d’Augustine (2012) et de Maryland (2015) trouve en Eva Green la femme d’airain de Proxima, une astronaute dont la détermination doit résister à la séparation avec sa fille, son plus solide ancrage terrestre. Elle imagine une double alternative à ces films situés dans l’espace que nous propose régulièrement Hollywood depuis l’œuvre matricielle de Stanley Kubrick, 2001, l’odyssée de l’espace. Aux antipodes des sagas Star Trek et Star Wars, elle se concentre sur les préparatifs de la mission et sur tout ce que celle-ci implique de conséquences physiques, psychologiques et humaines, dans la fameuse Cité des étoiles de Baïkonour, ce lieu mystérieux d’où partent toutes les missions internationales. Proxima est en quelque sorte une espèce de prélude à Ad Astra dans lequel la relation mère-fille se substitue aux rapports père-fils décrits par James Gray. Pour ce rôle qu’on pourrait qualifier de surhumain, il fallait une actrice capable d’incarner à la fois cette puissance physique et morale, mais aussi d’exprimer une sensibilité exacerbée. Alice Winocour a choisi en Eva Green une ex-James Bond Girl, mais aussi une icône de la mode et une interprète fétiche de Tim Burton qui se glisse dans la peau de cette cosmonaute avec un naturel déconcertant. Elle se montre aussi convaincante dans l’épreuve physique que lui impose ce monde d’hommes que dans ses relations purement affectives avec sa fille qu’incarne l’époustouflante Zélie Boulant, toujours juste sans être jamais mièvre ni pleurnicharde. Quant à Alice Winocour, elle franchit un pas déterminant en tant que réalisatrice en laissant libre cours à une émotion qui avait encore un peu de mal à s’exprimer dans ses deux premiers films, mais aussi en distillant quelques considérations très pertinentes sur la condition féminine.

Comment est née l’idée de Proxima ?

Alice Winocour : J’ai toujours été intéressée par l’espace. Depuis que je suis petite, j’éprouvais une fascination un peu poétique en regardant les étoiles pour me projeter dans un ailleurs. C’était pour moi une façon de regarder au-delà de la terre, en fait. C’est toujours comme ça que ça se passe, chez moi. Alors qu’il y a des gens qui sont dans un rapport autobiographique, j’ai toujours besoin de me projeter dans un monde un peu lointain et inconnu.

Comment avez-vous procédé pour apprivoiser ce monde ?

A. W. : Je suis allée à l’Agence spatiale européenne de Cologne, là où s’entraînent les astronautes. Au début, je leur ai dit que je m’intéressais à la figure de la femme astronaute. Et tout d’un coup, je me suis rendu compte que toutes ces années de préparation pour partir dans l’espace et ces efforts des astronautes pour se séparer de la Terre étaient quelque chose qu’on voyait rarement dans les films et que le problème se déroule plutôt dans l’espace. Alors que dans la réalité, les astronautes passent presque leur vie entière à s’entraîner quand certains ne partent jamais. En chemin, je me suis dit qu’il fallait que j’inscrive cet univers dans une veine intime. S’est alors imposée la relation mère-fille, que je connais d’autant mieux que je suis moi-même mère d’une petite fille qui a l’âge de celle du film. Ce que je trouvais beau dans la figure de l’astronaute, c’était que la problématique de sa séparation avec sa fille pouvait résonner avec sa séparation d’avec la Terre. Du coup, j’ai construit le scénario en suivant les différentes étapes de cette séparation, à la manière de la fusée qui s’arrache de la pesanteur terrestre et se débarrasse de ses différents éléments propulseurs. Il ne s’agit pas juste d’une projection poétique de ma part, dans la mesure où l’on parle de la « Terre mère ». Tout le procédé technique est réel et dans le protocole russe, on parle de « séparation ombilicale » d’avec la Terre, à la fin.

Avez-vous beaucoup discuté avec les cosmonautes pour écrire le scénario ?

A. W. : Ça s’est fait sur plusieurs années, donc des rapports humains se sont instaurés. Je suis allée pour la première fois à l’Agence spatiale européenne à la fin de la promo de Maryland, en novembre 2015.

Comment expliquez-vous qu’en l’espace d’un an, deux réalisatrices françaises se soient intéressées à la conquête de l’espace : Claire Denis avec High Life et vous ?

A. W. : On a fêté le cinquantenaire du premier pas de l’homme sur la Lune, mais on envisage désormais des voyages sur Mars. Du coup, le thème du voyage spatial relève moins de la science-fiction et semble moins lointain. Mais c’est lié aussi à l’état de la planète et à sa fragilité. Du coup, j’ai l’impression qu’il y a cette espèce de rêve d’aller voir ailleurs. Les films qui se déroulent dans l’espace sont presque toujours liés à une vision post-apocalyptique de la Terre avec l’idée d’aller recréer une autre vie ailleurs. Mais Proxima n’est pas du tout un space movie classique, parce que j’ai voulu inverser la proposition en montrant plutôt notre attachement à la Terre et à quel point il est difficile de la quitter. En plongeant dans cet univers et en rencontrant tous ces astronautes, je peux dire que j’ai écrit véritablement ce scénario avec ces entraîneurs sur la partie technique. J’ai été aussi immergée à la Cité des étoiles, cette ville où s’entraînent et se préparent les astronautes. Depuis le départ, mon idée était d’aller tourner dans les vrais centres spatiaux, parce qu’il s’agissait de lieux qui étaient vierges de cinéma.

Est-ce qu’il a été difficile d’y accéder ?

A.W. : Pas du tout. Il fallait juste des autorisations, donc j’ai dû obtenir le soutien de l’Agence spatiale européenne. J’ai dit qu’il y avait un monopole de la représentation de l’espace par le cinéma américain et la Nasa, dont la vision est toujours très virile dans son idée de conquête et d’hyperpuissance, alors que ce n’est pas du tout ce que j’observe. Il existe aussi des blockbusters russes sur ce thème, mais ils ne sortent jamais de ce pays. Je souhaitais en outre porter un autre regard sur ce monde et raconter l’histoire d’un point de vue un peu différent. Obtenir les autorisations était un travail d’autant plus ardu qu’il s’agit de bases militaires extrêmement sécurisées auxquelles on n’accède qu’en passant des checkpoints pour atteindre les cosmodromes.

À quel moment les avez-vous découverts ?

A. W. : Au moment de l’écriture. Je m’en suis inspirée. Cette étape a duré deux ans au cours desquels j’ai aussi été assister à un vrai décollage de fusée. À l’époque, Thomas Pesquet était backup, c’est-à-dire doublure d’un astronaute qui partait. Pendant ces deux années, je suis allée très souvent dans ces centres spatiaux et j’y ai rencontré des astronautes non seulement européens, mais aussi américains, russes, des femmes et des hommes. Beaucoup de choses, notamment des dialogues, viennent de ce qu’ils m’ont raconté. Ma seule et unique obsession de direction artistique, en termes d’écriture, de mise en scène et de montage, était de confronter l’infiniment petit et l’infiniment grand, c’est-à-dire le trivial, le banal d’une relation entre une mère et une fille dans l’intimité d’une famille, avec l’immensité galactique et les vides interstellaires.

Eva Green dans Proxima d'Alice Winocour - Entretien Avant-Scène Cinéma

La personnalité de Thomas Pesquet a entraîné une surmédiatisation qui fait qu’aujourd’hui le voyage proprement dit nous est devenu familier. Or, Proxima raconte ce qui se passe avant. Est-ce pour cette raison ?

A. W. : Non, je n’ai pas pensé à cela, car à l’époque où j’ai commencé à écrire le scénario, Thomas Pesquet n’était pas encore parti dans l’espace. Et puis, il faut savoir que chaque pays européen a son équivalent qui est généralement inconnu des autres nations. Je pense que c’est lié à une inquiétude sur l’état de la planète. Moi, ce que je voulais montrer, c’était une célébration de la Terre. Parce que ce dont on prend conscience quand on suit de près ces travaux, c’est que le paradoxe de l’astronaute consiste à faire l’expérience de la fragilité humaine et notamment du corps. À l’opposé même des représentations auxquelles nous sommes habitués et de cette idée de l’homme-machine tout-puissant. Parce que nos corps ne sont tout simplement pas faits pour vivre ailleurs que sur Terre. Ils sont conçus pour cette planète. Les conditions dans l’espace sont extrêmement inhumaines, ce qui est raconté dans le film. Il est vrai qu’on grandit de cinq à dix centimètres, que les cellules vieillissent, que la vision s’amenuise. Et ces effets ne sont parfois pas réversibles. Ils induisent des douleurs énormes et extrêmement violentes pour le corps. Du coup, ce qui était assez beau, c’est que la réalité documentaire rencontrait mes obsessions de cinéma. Il y avait une certaine physicalité dans les entraînements et j’ai filmé cette femme astronaute comme un cobaye qui est scruté, qui est observé, mais aussi qui mute, parce qu’en fait pour partir dans l’espace, il faut muter. Quand elle prend sa douche de Bétadine, elle ressemble un peu à une créature spatiale. Lorsqu’on moule son corps pour le Soyouz, elle est un peu comme dans une sorte de cercueil et je me disais que c’était la fin de son enveloppe terrestre. Et puis, quand elle a ce bras au départ, c’est un exosquelette. Ça aussi, c’était un vrai prototype de l’agence spatiale sur lequel des ingénieurs travaillent aujourd’hui, car quand on arrivera sur Mars, le corps sera trop faible pour travailler tout de suite. Il faudra donc des machines pour accroître ses mouvements. Ces phénomènes physiologiques correspondent au cinéma que j’aime. Ce rapport au corps figurait d’ailleurs déjà dans mes deux premiers films, Augustine et Maryland. Dans ce dernier, Matthias Schoenaerts incarnait un soldat qui n’arrivait plus à contrôler son corps et se trouvait confronté à sa défaillance. Donc, autour de cette relation mère-fille, j’ai aussi essayé d’être assez physique dans l’évocation de ce lien un peu charnel. Quand elles sont toutes les deux dans la piscine, je les imaginais accrochées l’une à l’autre dans un liquide amniotique.

Mars a ajouté une nouvelle dimension à la conquête spatiale : la durée…

A. W. : C’est vrai, mais il y a aussi l’idée de la séparation. Quand on est sur la Lune ou dans la station spatiale internationale, on voit la Terre. Mais quand on partira sur Mars, on ne la verra plus. C’est vertigineux pour les astronautes. Qui ne sont pas particulièrement anxieux… Mais l’Agence spatiale européenne travaille sur le conditionnement psychologique des astronautes qui se retrouveront dans le noir complet pendant une année entière. Et ça, c’est quelque chose de très inquiétant, car c’est en quelque sorte la séparation ultime.

Comment expliquez-vous qu’on n’ait commencé à montrer cette angoisse qu’avec First Man de Damien Chazelle ?

A. W. : C’est la question du retour et de l’impossibilité qui y est liée. Un astronaute m’a raconté que la difficulté n’est pas de partir, mais de revenir et de réaliser que les gens peuvent très bien vivre sans vous. Je considérais d’ailleurs les astronautes comme des dieux grecs dotés de super pouvoirs, parce que ce ne sont pas des gens exactement comme nous, mais qui possèdent des défauts très humains auxquels tout le monde peut s’identifier. Ce qui m’intéressait vraiment, c’était de traiter un personnage de femme au sein de cet univers, parce que dans les films d’espace classiques, les astronautes sont toujours des hommes. Il y a en revanche pas mal de femmes fortes dans l’espace, qu’il s’agisse de Sigourney Weaver dans Alien ou de Sandra Bullock dans Gravity.

L’une des premières cosmonautes, la Soviétique Valentina Terechkova, est pourtant restée mythique…

A. W. : Il est vrai que c’est une sorte d’icône en Russie et qu’on lui a consacré plusieurs documentaires. Mais comme le dit à un moment un personnage de Proxima, la Russe qui accueille Eva Green à la Cité des étoiles, lorsqu’elle s’arrête devant la photo de Valentina Terechkova, celle-ci a donné son nom à un cratère de la Lune… mais sur sa face cachée ! Dans les blockbusters, j’ai l’impression que les super-héroïnes n’ont jamais d’enfants, à commencer par Sandra Bullock dans Gravity qui l’a perdu. Comme si le fait d’être mère risquait de les détourner de leur mission.

N’est-ce pas tout simplement parce qu’on écarte systématiquement les femmes qui ont des enfants de peur qu’elles soient plus vulnérables ?

A. W. : Je ne pense pas. Claudie Haigneré avait déjà des enfants quand elle a été envoyée en mission. En fait, ces femmes ont des enfants, mais si l’on ne le sait pas, c’est qu’elles-mêmes n’en parlent pas, car elles ont intégré l’idée que ça pourrait être considéré comme une faiblesse. Une entraîneuse de l’Agence spatiale européenne m’a raconté que la première chose que font les hommes quand ils arrivent à l’entraînement, c’est de montrer des photos de leurs enfants et d’expliquer à quel point c’est génial d’être à ce niveau de compétences et d’avoir une famille. Alors qu’elle a entraîné pendant plus de six mois une femme qui n’avait dit à personne qu’elle avait un enfant. Mais ce qui se passe dans le monde de l’espace est la même chose que dans la vie sur Terre. Les femmes ont intégré que dans les milieux hyper compétitifs, avoir des enfants peut, malheureusement aujourd’hui encore, être considéré comme une faiblesse.

Comment avez-vous interprété la médiatisation récente de ces deux femmes astronautes qui sont sorties ensemble dans l’espace ?

A.W. : Les choses sont certes en train de changer, mais encore trop lentement. C’est plus dur pour les femmes de se faire accepter dans ce type d’univers et quand c’est le cas, elles doivent s’adapter à un monde qui est pensé par les hommes pour les hommes. Par exemple, les combinaisons spatiales ont été conçues pour les hommes qui sont plus forts au niveau des épaules, les femmes étant quant à elles plus larges des hanches. Mais comme elles ne disposent pas de combinaisons spéciales, elles doivent s’entraîner en portant celles des hommes. Un autre sujet tabou dont on parle peu, c’est qu’au moment de partir en mission, on demande aux astronautes femmes si elles veulent couper leurs cheveux et… leurs règles, c’est-à-dire d’une certaine manière devenir des hommes. Beaucoup mettent un point d’honneur à les garder, car c’est un autre type de violence infligé à leur corps. J’avais donc envie de raconter de façon très précise et très physique tous ces détails qui semblent anodins mais qui, mis bout à bout, montrent à quel point les femmes doivent dépasser le machisme, mais aussi des obstacles parfois intérieurs, qui viennent d’une condamnation sociale, d’une construction de cette fameuse mère parfaite.

En quoi considérez-vous votre regard de réalisatrice comme différent de celui de vos collègues hommes ?

Portrait Alice Winocour - Entretien Avant-Scène CinémaA. W. : C’est désagréable pour une réalisatrice de devoir se définir par rapport à un cinéma de femmes. En fait, ça ne veut rien dire. Un cinéma d’hommes, c’est plein de regards différents. Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on va ressembler à une autre femme. D’ailleurs, je me sens souvent plus proche du regard d’un homme que d’une autre femme. C’est une question de sensibilité. Être une femme, c’est l’une des choses qui me caractérisent, mais ce n’est pas la seule. Ce que je trouve intéressant au cinéma, c’est l’idée d’où l’on regarde les choses et de raconter des histoires qui n’ont pas encore été racontées sous cet angle-là. Quand j’ai réalisé Augustine, mon premier film, on m’a souvent dit au moment de l’écriture que je ne pouvais pas raconter cette histoire du point de vue de la patiente… parce qu’elle est malade, donc on ne serait pas en empathie avec elle, et que seul le regard du médecin était valide. Moi, je me suis vraiment énervée contre cette affirmation en disant que je n’avais aucune envie de raconter cette histoire à travers les yeux de celui qui observe un objet d’étude, tant il y a déjà eu de films sur ce modèle. Ce que je voulais montrer, c’est la violence que ça représente d’être considérée de cette manière. Mon deuxième film, Maryland, partait quant à lui de l’idée de regarder un homme en tant qu’objet de désir, comme les hommes le font avec les femmes depuis la nuit des temps. S’emparer d’un personnage masculin pour décrire différemment ce qu’il est. En ce qui concerne Proxima, l’histoire de la conquête spatiale a été racontée plusieurs fois, mais ça m’intéressait de la considérer sous un autre angle, le fait que je sois une femme me permettant de raconter ces choses que je connais, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait que ça qui m’intéresse. Dans mon envie de faire Maryland, par exemple, il y avait aussi l’idée que ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on doit être cantonnée dans le registre de l’intimité ou un certain type de sujets. Il y a une forme de liberté et je crois que ça fait partie de la libération de montrer aussi les difficultés. L’astronaute de Proxima dépasse à la fois les obstacles extérieurs et ses problèmes intérieurs pour aller vers son rêve, mais c’est plus difficile que pour un homme. Et dire ça, c’est montrer aussi que c’est possible. Après il existe une forme de solidarité, de sororité qui passe par l’idée de se projeter et d’avoir des images et des représentations sur lesquelles on peut projeter des désirs. Cette idée de transmission s’exprime par l’image de la petite fille à la fin, parce qu’elle aussi se libère, dans la mesure où, au départ, elle est vraiment emprisonnée dans le rêve de sa mère et que le fait que celle-ci accepte de lâcher prise lui permet de découvrir son père qui avait peu d’intérêt pour elle parce que la mère, dans sa toute puissance, l’avait écarté de l’éducation. Du coup, il trouve sa place en agissant différemment d’elle. Je voulais également montrer qu’une nouvelle répartition des tâches est possible et que les hommes aussi changent. Quant au personnage d’astronaute incarné par Matt Dillon, il la considère au départ d’un mauvais œil avant de reconnaître sa valeur.

Pourquoi avez-vous choisi d’introduire ce personnage qui répond aux canons du héros américain ?

A. W. : C’est effectivement un archétype et c’est pour ça que j’avais besoin d’un acteur comme Matt Dillon qui possède une subtilité et une profondeur qui font qu’on l’aime malgré ses défauts. Ce qui était passionnant dans le projet, c’était de pouvoir travailler avec des comédiens issus d’horizons différents : Lars Eidinger est l’interprète fétiche du metteur en scène de théâtre Thomas Ostermeier et vient du théâtre allemand de la Schaubühne, comme Sandra Hüller. Alexeï Fateev vient quant à lui du théâtre russe, alors qu’Eva Green et Matt Dillon sont des acteurs de cinéma.

Pourquoi avez-vous confié le rôle principal à Eva Green ?

A. W. : Elle s’est beaucoup mise en danger pour Proxima et a pris des risques en sortant de sa zone de confort, mais j’ai beaucoup d’admiration pour ce qu’elle a fait dans le film. Elle a une grande endurance physique, ce qu’on ne sait pas forcément d’elle : elle est très dure au mal, à l’instar des astronautes. Elle était très investie et ne s’est absolument jamais plainte. Ce qui m’a attiré chez elle, c’est son étrangeté. Elle dit d’ailleurs qu’elle ne vient pas de cette planète et j’ai toujours en tête une espèce de facilité à me projeter dans des gens qui ne se sentent pas particulièrement dans le moule…

…Un peu comme Diane Kruger que vous avez dirigée dans Maryland ?

A. W. : Je les pense assez différentes. Ce que j’aimais bien avec Eva, c’est qu’elle était déjà une sorte de « Space Person », avec le regard un peu tourné vers les étoiles. Elle avait aussi un côté guerrier, or j’aimais l’idée de la montrer avec une petite fille. J’ai beaucoup pensé aux lettres envoyées à sa fille par Calamity Jane. Quelles mères sont ces femmes-là, qu’il ne faut pas systématiquement représenter comme des Mater Dolorosa ? Ce que je trouvais beau chez Eva, c’est que comme elle n’est pas mère elle-même, elle essayait d’accomplir les meilleurs gestes possibles et d’atteindre au plus près cet idéal. Pour y arriver, nous avons dû procéder à des répétitions intensives avec Lars Eidinger et la petite fille tous les week-ends. Lorsque j’ai rencontré les femmes astronautes, j’ai pu constater qu’elles sont assez froides et peu émotives. Quand on part en Soyouz, qu’on doit quitter la planète et sortir de l’atmosphère, il ne faut pas vraiment avoir la main qui tremble. Et en même temps, je trouvais ça intéressant de travailler un personnage rattrapé par ses émotions et son humanité sur le plan dramaturgique. 

Eva Green dans Proxima d'Alice Winocour - Entretien Avant-Scène Cinéma

Comment avez-vous repéré Zélie Boulant-Lemesle qui incarne la fille d’Eva Green et Lars Eidinger ?

A.W. : J’ai vu trois cents petites filles et j’ai éprouvé une sorte de coup de foudre pour Zélie qui possédait une forme d’étrangeté et de sauvagerie. En fait, je cherchais une gamine qui soit plus terrienne que la mère qu’incarne Eva Green, c’est-à-dire quelqu’un qui ressemblait à ma propre fille, et j’ai reconnu chez elle des choses de moi enfant. Je me suis rendu compte que je me projetais autant dans ce personnage que dans celui de la mère. Je me suis inspirée de beaucoup de sensations d’enfance, que ce soit d’aller sous les tables pour espionner les conversations, d’observer les garçons par la fenêtre, mais aussi d’avoir peur du monde et d’aller tout de même vers lui. C’est pourquoi au début, on voit des posters de chevaux dans sa chambre et à la fin elle les découvre en vrai. Il y a l’idée qu’elle a grandi et que sa vie peut commencer. Ce que j’aimais bien en Zélie, c’est qu’elle pouvait aussi se montrer très adulte. Or, c’est quelque chose qui me touche aussi beaucoup chez les enfants quand ils prennent sur eux et qu’ils ne sont pas représentés juste comme des êtres mignons. Zélie prend beaucoup sur elle, ce qui me touche énormément. Son personnage n’est jamais dans la plainte et vit le manque de sa mère en se tenant.

Avez-vous pu aménager le plan de travail en fonction de la progression dramatique ?

A. W. : Nous n’avons pas eu cette liberté et ce luxe, parce que nous étions extrêmement contraints par le planning du film qui était d’autant plus strict que nous étions considérés comme des astronautes européens et que nous avions un délai imparti qui correspondait en fait à un temps d’entraînement. C’était déjà complètement irréel d’arriver à tourner sur ces sites d’où partent les fusées du monde entier et qui est l’un des seuls endroits du monde d’où l’on peut quitter la Terre. C’était autre chose que d’être sur un plateau traditionnel, alors nous avons dû nous adapter. Ce sont des lieux à la fois très habités, en quelque sorte sacrés, et très poétiques, y compris dans leur aspect parfois le plus délabré et certains vestiges abandonnés, avec aussi une forme de réel assez fascinante.

Combien de temps avez-vous passé à la Cité des étoiles ?

A. W. : Je suis d’abord venue faire des repérages techniques, puis j’ai dû en partir et y revenir. Le tournage proprement dit a duré quarante-sept jours, voyages compris, mais je suis allée trois fois à Baïkonour et des dizaines de fois à la Cité des étoiles qui est perdue dans la forêt à une heure et demie de Moscou. Il n’y a absolument rien autour. Certains astronautes s’entraînaient parfois même dans le couloir pendant qu’on tournait. Cette coexistence de deux mondes était assez bizarre, parce que nous disposions d’une énorme équipe d’une centaine de personnes composée d’une partie française et d’une autre russe, et puis ailleurs de contingents kazakhs et allemands. Sur place, les gens hallucinaient de nous voir. La logistique était difficile à gérer. Par exemple, quand nous quittions le plateau, nous devions partir tous ensemble. Alors que Matt Dillon était habitué à partir lorsqu’il avait terminé sa scène, il fallait qu’il attende toute la journée pour passer les points de contrôle avec nous.

Que vous a enseigné votre expérience de scénariste ?

A. W. : Écrire avec d’autres réalisateurs est un travail que je considère comme extrêmement différent et plus tranquille, mais je me sens mieux à mon aise sur un plateau pendant le tournage. Pour Mustang, que j’ai coécrit avec Deniz Gamze Ergüven, notre envie était de raconter l’histoire de ces filles élevées dans la violence d’un milieu patriarcal, leur libération face à ce conditionnement imposé et la liberté de ces chevaux sauvages. Quel que soit le sujet auquel je peux m’intéresser, j’ai besoin de ressentir une connexion intime avec lui. Mais ça peut se passer dans n’importe quel univers, à n’importe quelle époque et dans n’importe quel pays, y compris ceux que je ne connais pas. Pour Mustang, comme j’avais été élevée avec mes cousines dans un environnement qui ressemblait à celui du film, ça m’était familier. Pour Proxima, il y a des connexions entre le monde du cinéma et celui de l’espace : le fait de ne pas être vraiment sur Terre, d’avoir une mission, de travailler collectivement autour d’un rêve. C’était d’autant plus amusant qu’il y avait une forme de reconnaissance mutuelle et des ressemblances entre nos deux univers. Les astronautes qui ont vu le film se sont d’ailleurs dits très émus. Thomas Pesquet m’a même avoué qu’il avait pleuré à la fin en ressentant une émotion qu’il n’avait pas connue à son propre décollage, tant il était concentré sur sa mission. n

Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand

Réal. : Alice Winocour. Scn. : Alice Winocour et Jean-Stéphane Bron. Dir. Phot. : Georges Lechaptois. Mus. : Ryuichi Sakamoto. Mont. : Julien Lacheray. Déc. : Florian Sanson. Cost. : Pascaline Chavanne. Prod. : Isabelle Madelaine, Émilie Tisné et Nina Frese pour Dharamsala, Darius Films, Pathé et France 3 Cinéma. Dist. : Eva Green, Zélie Boulant-Lemesle, Matt Dillon. Durée : 1h47. Sortie : 27 novembre 2019.




Back to Top ↑