Entretiens Place Publique d'Agnès Jaoui

Publié le 2 mai, 2018 | par @avscci

0

Entretien – Agnès Jaoui pour Place publique

Il y a quelques mois, Jean-Pierre Bacri faisait feu de tout bois dans Le Sens de la fête, le petit dernier du tandem Toledano / Nakache. Il y incarnait le patron d’une boîte d’événementiel chargé du bon déroulement d’un mariage un peu huppé. Place publique se déroule également presque exclusivement dans la cadre d’une fête, en l’occurrence une pendaison de crémaillère. Où Jean-Pierre Bacri prête ses traits à un animateur radio sur le déclin. Et c’est justement son statut que le film va interroger, entre autres.

La fête sert de révélateur. Car c’est un creuset où le vernis social se fendille facilement, les masques tombent. On peut en rire, comme chez Tolédano et Nakache, même si certains personnages nous laissent à penser que si le ridicule ne tue plus, il blesse encore. Mais Le Sens de la fête est une comédie, qui flirte par moments avec la célèbre Party, de Blake Edwards. Dans Place publique, même si Agnès Jaoui nous invite souvent à nous dilater la rate, c’est parfois avec les lèvres pincées que nous le faisons, tant la cruauté du film nous égratigne. Parce que les convives de cette garden party très chic forment une troupe des plus disparates. Les antagonismes éclatent entre parents et enfants, people et anonymes, maîtres et serviteurs. Surtout quand ces derniers oublient de servir les invités, trop occupés à leur arracher un selfie. Place publique n’aurait pas à rougir d’être classé parmi les comédies italiennes qui jadis nous ravissaient, alliant critique sociale et vacheries patentées. Mais il est un autre film, chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvres, auquel il est impossible de ne pas penser : La Règle du jeu, de Jean Renoir. Ce marivaudage virevoltant et tragique où les faux-semblants s’en donnaient à cœur joie. Le mélange de frivolité de de douleur est sans doute comparable. Sans même parler du coup de fusil qui fait tout à coup basculer les enjeux. Place publique nous parle d’un monde en pleine mutation. Un monde où justement tout est mis sur la place publique depuis que les réseaux sociaux triomphent et que la sphère privée voit ses contours s’effacer.

À de rares exceptions, toutes les scènes de Place publique se déroulent en un lieu unique, celui d’une fête. Il est en ce sens très différent de vos quatre films précédents. Pourquoi ce choix ?

Agnès Jaoui : J’avais très envie de ne pas me retrouver dans le même cas de figure que pour mon film précédent, Au bout du conte. Le film avait coûté cher et le tournage s’était avéré très fatigant. Nous avions dû aller sur 53 décors différents ! Un film se fait souvent en réaction avec celui qui précède, et l’idée d’un lieu unique m’a séduit. Mais cela correspondait bien sûr avec l’histoire que j’avais envie de raconter. Avec Jean-Pierre, nous nous sommes posé la question de savoir si nous ne pouvions pas écrire une pièce de théâtre. D’autant que la préparation de la fête, la fête elle-même et ses derniers feux donnaient matière à dessiner trois actes distincts. Mais l’idée était aussi de retrouver un certain nombre de potes. Et de donner une large part à la musique. Deux raisons de se tourner plutôt vers le cinéma…

En un lieu unique où tous les personnages se croisent et se recroisent en permanence, toutes les lignes dramatiques peuvent être tirées en même temps. Ce qui vous permet de travailler dans un cadre de liberté totale…

A. J. : Il faut évidemment faire attention de ne pas perdre les personnages ou les enjeux en route. Mais à partir du moment où il y avait une forme de démonstration, tout en veillant à ce qu’elle ne soit pas apparente, nous savions quand même où nous allions. En fait, les contraintes véritables quand un film se déroule en un lieu unique tiennent aux changements de la météo. Concernant le lieu qui avait été choisi, et qui ne se situe pas au milieu du désert, il y avait aussi beaucoup de contraintes quant au son. De ce point de vue, le travail de Cyril Holtz a été formidable. Mais ce sont des contraintes techniques. En termes de narration, je dirais que la pression éventuelle est créative.

Tout film choral, et c’est la cas de Place publique, demande à ne perdre aucun personnage de vue trop longtemps, tout en veillant à ne pas s’éparpiller…

A. J. : C’est cela qui était amusant lors de l’écriture : trouver les équilibres. Bien sûr chaque personnage a sa problématique propre, mais en même temps, ils interagissent. Dans la vie, quand on croise quelqu’un, on ne sait pas d’entrée de jeu pourquoi il est de bonne ou de mauvaise humeur. Et en même temps cette humeur va peut-être se modifier à votre contact. Nous nous sommes amusés avec cela. Avec les obsessions de chacun, et avec tous les malentendus qui peuvent rapidement s’installer. Mais nous savions dès le départ où iraient les personnages, ceux qui allaient évoluer au contact des autres et ceux qui resteraient droits dans leurs bottes. Avant même d’écrire la première ligne de dialogue, nous savions où irait chacun des personnages. Mais cela n’est pas particulier à ce film. Et cela fait quelques années que nous sommes rôdés à l’exercice avec Jean-Pierre.

Pour autant, il me semble que les personnages ne sont jamais taillés d’un seul bloc. Notre vision de certains d’entre eux se modifie en cours de route. Nous avons le sentiment de découvrir des êtres humains, pas des concepts narratifs…

A. J. : La fête est par excellence un endroit où chacun met un masque. Il faut se présenter comme étant au mieux de sa forme, heureux. Or il est évident que derrière le masque se dissimulent des tas d’angoisses personnelles. Tous les personnages sont traités à égalité. Il n’y a pas pour moi de bons et de méchants.

Le personnage que vous interprétez est à cet égard très ambigu. Le discours est généreux, mais les bases ne sont pas aussi solides que ça…

A. J. : Bien sûr. Elle est très sympathique. Mais en même temps, quand elle abîme la voiture d’’à côté en se garant, elle se garde bien de le signaler… Elle fuit les médias, sauf quand elle a besoin que sa cause soit entendue… En fait, elle est bourrée de contradictions. Quand on lit les journaux, on se désole parfois que tel artiste qu’on aime n’est pas sur le plan personnel à la hauteur de ce que l’on souhaiterait.

Le personnage de Castro, qu’interprète Jean-Pierre Bacri, est particulièrement agaçant. Mais en même temps on se dit que c’est aussi l’expression d’une angoisse à un moment où il va peut-être perdre pied sur le plan professionnel… « Chacun a ses raisons », comme l’a dit Renoir !

A. J. : C’est une évidence. Et j’ai d’ailleurs montré La Règle du jeu à mon équipe avant le tournage. J’adore ce film, qui montre également des convives aux désirs divers dans le cadre d’une fête. Et j’adore cette phrase.

J’ai le souvenir d’une rencontre avec Gérard Lauzier, dont les BD puis les films étaient d’une grande cruauté, qui avait révélé qu’il croquait son entourage en permanence, mais que personne ne se reconnaissait. Par contre tout le monde reconnaissait son voisin…

A. J. : C’est évident que l’on se sert de ce qui nous amuse, nous trouble, nous choque, nous intéresse chez ceux que nous côtoyons. Je me souviens, lorsque nous étions au théâtre avec Un air de famille, que certains spectateurs revenaient plusieurs fois, avec leurs parents ou leurs enfants pour les mettre face à eux-mêmes. Et ceux-ci en général ne se reconnaissaient pas une seconde dans les miroirs qui leur étaient tendus.

N’y aurait-il pas dans vos films comme des effluves de comédie italienne ? Vous parvenez à concilier une grande férocité vis-à-vis de vos personnages sans jamais oublier de faire part de votre empathie, malgré tout.

A. J. : J’ai effectivement vu beaucoup de films de Dino Risi ou d’Ettore Scola. Que j’ai vraiment aimés.

Vous aimez bien jouer avec les clichés. Déjà dans Le Goût des autres, votre premier film, vous vous amusiez à montrer que les théâtreux, malgré leur grande liberté apparente, n’étaient pas aussi libres que cela, et que le chef d’entreprise, que l’on imaginait borné, était in fine extrêmement ouvert et généreux…

A. J. : C’est toujours le même plaisir de jouer avec les masques…

Le bouillonnement de la fête, les interactions entre tous les personnages présents offraient bien des possibilités de montage. Le montage final est-il assez différent du scénario ?

A. J. : Annette Dutertre, ma monteuse, a fait un travail superbe. Mais pour autant le montage final n’est pas très éloigné de ce qui était prévu dans le scénario. Je ne fais pas mes films au montage. Je crois qu’au final deux scènes ont été coupées, mais j’en avais le pressentiment au moment où je les ai tournées. J’ai l’habitude de travailler mes scénarios le plus consciencieusement possible et de m’y tenir.

Depuis le temps que vous êtes en tandem d’écriture avec Jean-Pierre Bacri, vos méthodes ont-elles évolué ?

A. J. : Absolument pas. Nous écrivons réellement ensemble. Nous sommes physiquement dans la même pièce, avec deux cahiers et deux stylos. Nous discutons le temps nécessaire pour tomber d’accord. Mais ce sont de vrais rendez-vous de travail, dévolus à l’écriture, en général de 15h à 19h. Même si nous nous voyons par ailleurs, et pour d’autres choses. Nous prenons le temps qu’il faut. Quand nous sommes d’accord sur chaque personnage et que nous avons établi un séquencier très précis, nous attaquons les dialogues. Nous les écrivons en les jouant, évidemment. Nous sommes acteurs… Il nous arrive de nous disputer, mais de cela aussi nous tirons profit, parce que cela peut également servir les personnages…

Le Sens de la fête, de Toledano et Nakache, a dû se tourner au même moment, ou à peu près, avec Jean-Pierre Bacri, au cœur d’une fête…

A. J. : La conjonction des deux projets est amusante. Le Sens de la fête a été tourné avant Place publique. Mais le scénario de mon film était prêt… C’est vrai que les deux films ont une fête pour cadre, mais bon… De la même manière, Jean-Pierre porte une perruque dans Grand Froid, le film de Gérard Pautonnier, alors que nous avions prévu ce postiche en amont. C’est ainsi… Mais je pense sincèrement qu’en dehors du cadre de la fête et de la présence de Jean-Pierre, les deux films n’ont rien à voir. 

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. : Agnès Jaoui. Scn. : Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri. Dir. Phot. : Yves Angelo. Mont. : Annette Dutertre. Déc. : Denis Hager. Cost. : Charlotte David.
Int.: Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri, Léa Drucker, Kevin Azaïs, Nina Meurisse, Hélène Noguerra.
Prod. : Saïd Ben Saïd, Michel Merkt pour SBS Films, France 2 Cinéma. Dist. : Le Pacte.
Durée : 1h38. Sortie France : 18 avril 2018.

 




Back to Top ↑