Portrait

Publié le 21 septembre, 2016 | par @avscci

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Hommage à Michael Cimino : Requiem pour le dernier des classiques

La mort de Michael Cimino met fin à une tragédie hollywoodienne devenue avec le temps une fable préventive. Celle du génie qui a mis fin à l’époque dorée du Nouvel Hollywood. Derrière la vision forcément réductrice se tenait un artiste blessé, s’estimant (probablement à raison) incompris, et frustré des multiples malentendus de sa filmographie.

Depuis maintenant bien des années, c’était d’ailleurs le principal de rôle de Cimino : une présence hantant les festivals internationaux, revenant inlassablement sur le succès, les échecs et les polémiques de sa faste période n’ayant duré que quelques années, de Voyage au bout de l’enfer (1979) à L’Année du dragon (1985). Une poignée de films, quelques romans, beaucoup de controverses mais, miraculeusement, une œuvre cohérente, achevée, capable de tenir la patine des années, et qui émerge progressivement des mythes encombrants autour de l’auteur.

Mythes et mensonges

La saga Cimino a la particularité d’être, en apparence, fort linéaire et découpée, en trois actes précis et clairs. Le premier est, bien évidemment, celui du jeune prodige. Le petit génie qui, en surgissant à la fin du Nouvel Hollywood, en a incarné jusqu’à la caricature les travers : le réalisateur roi, au succès fulgurant et aux demandes démesurées. Après le box-office convenable du Canardeur, premier film et véhicule pour Clint Eastwood, le jeune Cimino tente en effet un audacieux coup de poker : un drame sur le Vietnam, tourné alors que Coppola est encore en plein calvaire Apocalypse Now. Le triomphe critique et public de Voyage au bout de l’enfer transforme l’auteur en metteur en scène oscarisé dès son deuxième long métrage (comme William Friedkin quelques années auparavant). Il obtient en début de carrière ce qui pour beaucoup est la consécration d’une vie. Une parfaite introduction à un deuxième acte qui a fait de Cimino l’archétype, le bouc-émissaire et la victime expiatoire du Nouvel Hollywood, en cette époque où le pouvoir a (brièvement) été remis aux mains des cinéastes. Inutile de revenir ici sur l’interminable saga du tournage de La Porte du paradis*, ce western historique et politique d’une ambition considérable, dont le budget enflera jusqu’à recouvrir complètement le film en lui-même, le condamnant avant sa sortie. Le désastre financier de l’œuvre peut à la fois être imputé à l’injuste et subjective mauvaise publicité, mais également au très mauvais timing de Cimino. Sortir un western révisionniste et gauchiste à l’heure du triomphe de Reagan témoigne du peu de lucidité de l’auteur sur le pouls du pays ou des spectateurs. La Porte du paradis devient l’exemple absolu de l’échec, et le signe de l’arrêt de l’expérience du Nouvel Hollywood, préparant le terrain pour le triomphe conjugué de deux anciens « movie brats », Lucas et Spielberg. Puis vient une sorte de période de l’exil, où l’artiste devient malgré lui une cliché de l’Américain incompris. Cimino tente la superproduction européenne, livre avec Le Sicilien, au casting improbable entre Christophe Lambert et John Turturro, son pire film, puis réalise que l’époque des gros budgets est derrière lui. Suivent deux petits films américains plus modestes et assez touchants, avant le début d’une longue période de réhabilitation consacrée à des reprises et entretiens a répétitions sur les succès et et désastres de son passé. Quelques romans bien écrits feront miroiter un deuxième acte artistique, mais n’auront pas de suite. Cimino passe ces dernières années en fantôme vivant de sa gloire passée, revenant inlassablement sur les réactions passionnées, d’amour et de rejet, suscitées par ses films les plus célèbres.

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Une trilogie comme héritage

Car la filmographie du réalisateur, il faut l’admettre, n’est pas nécessairement passionnante de bout en bout. Malgré les beautés du Canardeur ou de Sunchaser, trois longs métrages parmi les sept dominent médiatiquement et artistiquement. Trois films qui ont fait l’histoire et la légende de l’auteur. Voyage au bout de l’enfer, La Porte du paradis, L’Année du dragon : une trilogie de superproductions où le penchant évident de Cimino pour les scènes de foule et les récits épiques put rencontrer les budgets adéquats, avant que le metteur en scène ne soit renvoyé vers une économie de moyens peu dans sa nature. Trois histoires qui, si on les place dans un arc narratif différent de leur ordre de tournage, prennent un sens et une cohérence inattendue. Dans cette optique révisionniste, Voyage au bout de l’enfer n’est pas le commencement mais le centre, chargé d’un traumatisme, la guerre du Vietnam effectivement au cœur de la société américaine vue par le cinéaste. L’Année du dragon conserve alors son statut de suite officieuse du film précédent, et La Porte du paradis, par sa reconstitution d’un temps plus ancien, devient une sorte de « racines du mal », le retour aux origines historiques d’une tragédie américaine qui apparaît ainsi comme le thème dominant et à peine sous-jacent de toute l’œuvre de l’auteur. Un triptyque donc, qui raconterait la saga d’une blessure originelle, suivie d’un traumatisme fondamental et de la difficile gestion personnel dudit traumatisme. Dans cette perspective, La Porte du paradis prend une place qui justifie l’appellation de « mort d’une nation » (en référence au célèbre chef-d’œuvre de Griffith, bien entendu) que certains critiques lui ont accolé. En filmant la manière dont un groupe de riches propriétaires terriens a organisé et appliqué un plan d’exécution sanglant d’une centaine d’immigrés, avec l’aide de l’État, Cimino fait de la fin du rêve américain le point de départ de son histoire personnelle de l’Amérique. Il n’est guère étonnant que cette œuvre, au-delà des scandales sur son tournage et son budget, ait rencontré un tel échec, blessant mortellement la carrière du cinéaste. Un western presque marxiste sorti à l’aube de l’ère reaganienne constituait un affront notable, et fut considéré comme tel, à la bonne conscience nationale. Le metteur en scène ne s’en est jamais relevé, surtout après le flot délirant de louanges et de récompenses qui avait déferlé sur son film précèdent.

La passion américaine

Ce double mouvement, d’adulation et de haine, n’est pas anecdotique, tant il dépasse la banale question des succès commerciaux des œuvres de Cimino, pour pousser vers la question plus centrale et pertinente des rapports si complexes entre l’artiste et son pays. Les réactions parfois délirantes provoquées par ses films illustrent mieux qu’un discours le fait que le metteur en scène a su toucher un nerf sensible au cœur de l’Amérique. Cette nation fut, comme pour Ford, Griffith ou même Faulkner, le centre permanent de son art, et l’échec artistique manifeste de ses tentatives européennes en est une preuve parmi d’autres. Cimino a ainsi filmé peut-être mieux que personne le melting-pot au sein de la communauté américaine. Un enchevêtrement de voix, d’accents, de traditions culturelles, de corps et de coutumes, qui sont le cœur-même de sa mise en scène. Le réalisateur, dans ses trois films majeurs, a ainsi surtout filmé des communautés. Et, dans ce capharnaüm de langues et de gestes toujours fort différents, Cimino a toujours vu un miracle : l’essence même d’une Amérique qui se définit par ce chaos originel du melting-pot, et non par une pureté yankee absurde aux yeux de l’auteur. De fait l’identité américaine, sa nature-même, sa réalité, sa grandeur ou même son absurdité ont toujours travaillé au corps l’œuvre de Cimino, moteur des tragédies des récits, des amours des personnages et de leur destinée. Peut-être est-ce pour cela qu’il n’a jamais pu mener à bien son adaptation de La Condition humaine de Malraux : son horizon était trop lié à celui de sa nation pour se permettre un projet aussi international et européen dans sa conception. Cette idée à la fois dure et rêvée de l’Amérique, Cimino voulait la pousser jusqu’aux origines. Son grand projet de fin de vie était en effet un long métrage consacré aux Navajos, parlé dans leur langue, consacré uniquement à leur vie, dénué de tout personnage blanc et présenté, dans les festivals, sous la bannière navajo et non sous celle des États-Unis.

De cette belle ambition il reste un film plus petit, plus inabouti mais touchant tout de même : Sunchaser, dernier long métrage de l’ancien prodige. Depuis, Cimino n’a pas filmé, à part un court métrage presque embarrassant pour les 50 ans du Festival de Cannes. Mais, à l’heure où certains politiciens américains tentent de faire ressurgir un sentiment national xénophobe et anti immigration, il semble pertinent de se souvenir de l’Amérique de Cimino (qui était très loin lui-même d’être un gauchiste), de sa conception d’une identité communautaire complexe, violente, profondément infusée et définie par la guerre et la mort, mais également fortement métissée, bigarrée. Un pays entier d’immigrants et d’étrangers, réussissant difficilement mais miraculeusement à plus ou moins accoucher d’une fragile communauté nationale. Les États-Unis du cinéaste n’ont rien à envier, en terme d’armes à feu ou de conflits, aux visions les plus conservatrices, mais ils se sont toujours méfié d’une quelconque pureté contraire, pour Cimino, à l’idée-même du rêve américain. 

Pierre-Simon Gutman

* Voir notre n°607/608 entièrement consacré au film.

 




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