Portrait

Publié le 29 juin, 2022 | par @avscci

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Portrait – Jacques Perrin

On a affublé le comédien Lon Chaney d’un surnom qui fait envie : « L’homme aux mille visages ». Personne n’a songé à parer Jacques Perrin du même titre, sans doute parce que celui qui vient de nous quitter était loin de s’être grimé à l’égal de son aîné. Pourtant quelle carrière, que de facettes dans ce parcours hors norme avec en point d’orgue une passion peu commune et irréfragable pour le cinéma !

PAR YVES ALION

Une passion précoce par ailleurs. Jacques Perrin est au départ un enfant de la balle, son père est régisseur à la Comédie-Française, sa mère comédienne, et son oncle n’est autre que l’une des grandes figures du cinéma français des années 1940 et 1950, Antoine Balpêtré. La première fois qu’il apparaît dans un film, celui-ci est signé Marcel Carné. Bien sûr Les Portes de la nuit n’est pas Les Enfants du paradis, mais le film conserve son charme, dégageant le parfum un peu suranné de ce fameux « réalisme poétique ». Et le petit Jacquot (qui lui n’est pas de Nantes) ne manque pas de vigueur. On le retrouve jeune adulte (dans des rôles secondaires) dans quelques films marquants du tournant des années 1960, comme La Vérité, de Clouzot. Ce qui lui donne l’occasion d’avoir Brigitte Bardot comme partenaire. Il en aura beaucoup d’autres… Mais c’est curieusement en Italie qu’il fait merveille, apportant une certaine mélancolie à deux films (entre autres) de Valerio Zurlini, La Fille à la valise et Journal intime. Un metteur en scène dont il restera longtemps proche. Jusqu’à lui confier les rênes près de vingt ans plus tard de son projet himalayesque, l’adaptation du Désert des Tartares de Buzzati. La fidélité de Jacques Perrin à ceux qu’il aimait n’a jamais été prise en défaut.

Un constat qui colle particulièrement bien au cas de Pierre Schoendoerffer. En se glissant dans la peau du sous-lieutenant Torrens dans La 317e Section, en donnant la réplique à Bruno Cremer, Jacques Perrin crée un personnage qu’il élève au rang de mythe cinématographique. Il est vrai que le signataire du film est particulièrement inspiré et que sa tranche de vie militaire pendant la guerre d’Indochine est tout simplement l’un des meilleurs films de guerre de tous les temps. Le cinéaste et le comédien se retrouveront à trois reprises, pour Le Crabe-tambour, L’Honneur d’un capitaine et Là-haut, un roi au-dessus des nuages, ce dernier étant clairement un film en forme de bilan. Perrin et Schoendoerffer avaient clairement des points communs, le goût de l’aventure, le besoin de déplacer l’horizon, l’amour de la mer, le respect de la chose militaire. Le comédien était d’ailleurs officier de réserve de la marine nationale. Ce qui lui vaudra des obsèques aux Invalides. Avant que ses cendres soient répandues en mer…

Mais pour beaucoup Jacques Perrin conservera les traits du Prince charmant. Celui amoureux de la princesse déchue dans Peau d’âne. Ce n’était d’ailleurs pas sa première incursion dans le monde en-chanté de Jacques Demy, lui qui avait été ce marin virevoltant qui doit se rendre en perm’ à Nantes dans Les Demoiselles de Rochefort. C’est chez Demy que le comédien est incontestablement au sommet de sa grâce. Une grâce éternelle qui le fige dans nos mémoires sous ses traits les plus juvéniles, le digne successeur de Gérard Philipe, arraché si prématurément à l’admiration et à l’affection des siens.

Zurlini, Schoendoerffer, Demy, Costa-Gavras (nous y viendrons) sont les marqueurs les plus visibles de sa carrière. Mais notre homme est un caméléon dont les participations se comptent par dizaines. Nous ne les signalerons pas toutes (les pages de photos qui accompagnent cet article concourant à rafraîchir les mémoires). Difficile pour autant de ne pas adresser un salut fraternel à ces personnages qui ont nourri notre imaginaire à partir des années 1970 : Bartolomeo (dans Blanche, de Walerian Borowczyk), Émile (dans L’Étrangleur, de Paul Vecchiali), Drogo (dans Le Désert des Tartares, de Valerio Zurlini), Julien Dantec (dans Les Quarantièmes rugissants, de Christian de Chalonge), Salvatore adulte et plein de mélancolie (dans Cinema Paradiso, de Giuseppe Tornatore). Jusqu’au bout : dans un rôle secondaire, Vanec est porteur de toutes les émotions dans Goliath, de Frédéric Tellier, sorti il y a quelques mois…

Mais comme chacun sait le comédien est également devenu l’un des producteurs les plus courageux de son temps, qui n’a jamais chipoté son temps ni son argent (deux éléments qui n’ont manifestement jamais été une fin en soi) pour porter les œuvres auxquelles il croyait. Une vingtaine de films, de téléfilms ou de séries n’auraient pas vu le jour sans sa persévérance. Mais ce qui reste dans les annales, ce sont d’abord ses incroyables documentaires sur les insectes, les oiseaux, les animaux marins, la nature. Ce n’est pas verser dans le dithyrambe que d’avancer que personne n’avait jamais mis autant d’ardeur et de moyens techniques en branle pour capturer la beauté du monde sur pellicule.

Comédien et producteur, il a été l’un et l’autre pour Costa-Gavras, qui lui doit évidemment beaucoup. C’est grâce à Jacques Perrin que Z existe. Et que son signataire reste aux yeux du monde comme le représentant le plus éminent d’un genre qu’il a magnifié, le thriller politique. Costa et Jacques ont visité ensemble le monde, de la Grèce des colonels (Z) à l’Amérique latine en proie aux exactions de la CIA (État de siège), dénonçant au passage la France de Vichy (Section spéciale). Si l’on ajoute Compartiment tueurs et Un homme de trop, où le comédien apparaît, ce sont au total cinq films qui portent conjointement le nom des deux compères à leur générique. Nous ne pouvions pas ne pas évoquer la mémoire du disparu avec le signataire de Z, de L’Aveu, d’Amen. ou de La Main droite du diable (pour ne citer que les titres ayant donné lieu à un numéro de l’Avant-Scène Cinéma).

Entretien avec Costa-Gavras

Jacques est un homme paradoxal. Son ambition est manifestement de se lancer dans des projets hors-norme. Et pourtant il reste humble en toutes circonstances. La première fois qu’il m’a parlé du Peuple migrateur, c’était pour m’annoncer un « petit drame »… « Les oiseaux ont besoin de voir ceux avec lesquels ils vont se développer au moment où ils sortent de l’œuf. Or avec le changement d’horaire, nous nous sommes trompés. Et nous étions absents lors de l’éclosion. Tout est à recommencer ». C’était effectivement une catastrophe, qui allait entraîner de gros retards, mais il me l’a dit sur un ton qui n’aurait pas été différent s’il avait dû demander un sucre pour son café. Jacques a toujours privilégié des cinémas que les autres n’avaient pas explorés. Abordant des univers exceptionnels et sinon impossibles, du moins difficiles à filmer, puisqu’il a réussi à le faire.

Tous ces projets ont nécessairement nécessité des moyens hors-norme. Pour filmer les profondeurs, il n’était pas possible de faire intervenir des plongeurs, il leur aurait fallu des heures et des heures pour remonter à la surface. Alors il a fait construire un sous-marin. Chaque film était pour lui une véritable aventure. Mais il n’était pas question de refuser à un metteur en scène ce qui lui était nécessaire.

Il en fait des kilomètres aux quatre coins du globe. Et pourtant il détestait prendre l’avion, il était terrorisé. Alors il jouait aux cartes pour se changer les idées. Au final son œuvre est immense. Car il s’agit bien de son œuvre, son nom est plus volontiers avancé que ceux qui ont signé la réalisation de Microcosmos ou du Peuple migrateur.

Jacques était dans la vie assez égal, il ne donnait pas l’impression d’être en proie à une passion quelconque. Contrairement à beaucoup, qui en font souvent beaucoup, il ne sautait pas en l’air à la moindre occasion. En réalité je pense qu’il était totalement passionné par ce qu’il faisait, mais en le cachant, par pudeur sans doute. Ses passions étaient multiples, le bonheur étant de pouvoir en concilier plusieurs. Son engouement pour la mer par exemple a rejoint sa passion du cinéma à plusieurs reprises, notamment pour Les Quarantièmes rugissants, dont il a interprété lui-même le personnage central.

Nous nous sommes rencontrés dès mon premier film, puisqu’il figure au casting de Compartiment tueurs. Je débutais en tant que metteur en scène, mais lui était déjà connu, il avait notamment été dans des films importants en Italie. Je lui ai proposé le rôle, et trois jours plus tard il m’a appelé pour me dire que c’était d’accord. Personne ne réagira aussi vite par la suite, si ce n’est Jack Lemmon pour Missing. Nous avons commencé à parler du rôle, c’était je m’en souviens au premier étage du Flore. J’ai dit à Jacques que son personnage devait avoir dix-huit ans. Il en avait vingt-trois, mais il donnera encore longtemps le sentiment d’être dans sa première jeunesse. Son personnage était donc un mineur, puisque l’on n’était adulte qu’à vingt et un ans en ce temps-là, un mineur en fugue, qui arrivait à Paris sans savoir où aller. Il fallait qu’il exprime une certaine naïveté dans sa façon de se comporter avec autrui. Et il l’a fait à la perfection.

Nous nous sommes retrouvés pour mon film suivant, Un homme de trop. Je lui ai expliqué qu’il serait un républicain espagnol qui s’est engagé immédiatement dans la Résistance en arrivant en France. Il fallait qu’on le comprenne dans son regard, dans sa façon de marcher, dans sa façon de tenir une arme. Et il s’est livré à une métamorphose totale. J’y ai assisté, c’était fascinant. Nous parlions très peu, ce n’était pas nécessaire. Sur le plateau, il restait un peu à part. Les autres se marraient bien. Mais lui ne voulait pas en être, il ne voulait pas que cela affecte sa façon de ressentir la gravité de son personnage. Il considérait que celui-ci avait vu la mort, ce qui n’était pas le cas des autres, et que cela changeait tout. Et ces subtilités, il les intégrait sans difficulté dans son jeu. Par exemple, contrairement aux autres, il ne jouait jamais avec son fusil. Son fusil était un compagnon, mais avec lequel il ne fallait pas plaisanter. Il fallait définir le personnage avec lui, mais ensuite tout allait de soi, il n’était pas nécessaire de le suivre pas à pas.

Notre troisième expérience commune a été fondamentale, puisqu’il s’agit de Z. Je l’ai engagé pour jouer le rôle du photographe, ce qu’il a accepté avec plaisir. J’ai donc dû le rappeler pour lui dire que le film ne se ferait pas faute de financements. Les Italiens ne voulaient pas se lancer dans l’aventure alors qu’il semblait évident que c’est chez eux que le film pourrait se tourner. Il m’a demandé si je connaissais Alger… Il avait des amis là-bas parce qu’il avait produit un court métrage sur la bombe atomique, et cela valait la peine de les sonder. Il connaissait également très bien le ministre de l’Économie, Chérif Belkacem, qui venait d’être nommé à ce poste. Nous avons fait le voyage. Nous sommes entrés en contact avec le ministre de l’Information, Mohamed Seddik Benyahia. Qui a pesé le pour et le contre de notre projet. Avant de nous dire que ce ne serait pas possible de faire un film pour dénoncer des colonels au pouvoir en Grèce puisque l’Algérie était également gouvernée par des colonels. C’est Mohammed Lakhdar-Hamina, le plus grand des cinéastes algériens, qui a débloqué la situation. Il est allé voir directement Boumediene, le chef de l’État. Pour lui dire qu’il ne fallait pas confondre les colonels algériens, révolutionnaires, et les colonels grecs, des fascistes. Et le film s’est fait dans les meilleures conditions possibles… Les Algériens nous ont fourni la logistique, mais ils n’avaient pas d’argent. Quand j’ai demandé qui allait produire le film, Jacques s’est tout naturellement proposé. Il a donc passé tout le tournage à chercher des financements sans cesser de tenir le rôle du journaliste. Il lui est arrivé de jouer une scène et de me rejoindre une fois le moteur coupé pour m’apprendre qu’il venait de vendre le film en Italie… Ou en Argentine. C’étaient des sommes dérisoires, mais cela suffisait à alimenter la machine. Il n’a jamais cherché à en imposer sous prétexte qu’il était producteur. Je l’ai toujours entendu parler de son métier avec une simplicité totale, comme s’il avait été maçon ou maraîcher…

Après Z, j’ai réalisé L’Aveu, puis État de siège. Puis j’ai envisagé de faire Monsieur Klein. Mais ça ne s’est pas fait et c’est Joseph Losey, comme l’on sait, qui héritera du projet. Jacques m’a alors proposé de me lancer dans l’aventure de Section spéciale, dont il venait d’acquérir les droits. C’est le dernier de mes films dont il a été coproducteur. Mais nous ne nous sommes jamais quittés…

Propos recueillis par Yves Alion 




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