Portrait Crazy de Jean Marc Vallée

Publié le 2 février, 2022 | par @avscci

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Portrait – Le réalisateur de C.R.A.Z.Y. meurt à 58 ans. C’est dingue ! – Jean-Marc Vallée

La première fois que j’ai rencontré Jean-Marc Vallée c’était à Blois en 1995 à l’occasion de la cinquième édition du Festival du cinéma québécois. Il a alors 32 ans. Il était venu y présenter deux films : Les Fleurs magiques et Liste noire. Les Fleurs magiques est son deuxième court-métrage. Dans le dossier de presse accompagnant cette fiction d’une vingtaine de minutes, il annonce que c’est le premier volet d’un triptyque sur les rapports entre un fils et son père – le sujet central de C.R.A.Z.Y. – et aussi sur l’alcoolisme. Pour incarner le fils, il fait appel au jeune Marc-André Grondin qui, dix ans plus tard, interprétera avec talent Zachary dans C.R.A.Z.Y. Liste noire est quant à lui un thriller (une denrée rare à l’époque dans une cinématographie québécoise largement issue du documentaire et peu prolixe en films de genre) mélangeant sexe, violence et politique. Un cocktail qui fait toujours recette. Lors des présentations de son œuvre, il fait explicitement référence à Alfred Hitchcock et à Psychose. Pour tenter d’être à la hauteur de son maître – Liste noire, film sympathique et efficace, est toutefois loin d’y être – Vallée s’entoure de techniciens et d’acteurs réputés. Au premier rang figure le célèbre comédien Michel Côté qui interprètera une décennie plus tard le père dans C.R.A.Z.Y. Comme on le constate, nous avons à faire à un cinéaste fidèle à ses comédiens. Liste noire est sélectionné dans plusieurs festivals et rencontre un certain succès au Québec. Fait rare, une version anglaise intitulé The List sort en 1999. Elle est réalisée par Sylvain Guy, le scénariste de la version originale. 

Liste Noire de Jean-Marc ValléeDes débuts discrets

Né à Montréal en 1963, Jean-Marc Vallée fait ses premières armes au lycée avec une caméra super 8, avant de suivre des études de cinéma à l’Université de Montréal. En 1985, à l’occasion de l’Année internationale de la jeunesse, il réalise cinq vidéoclips. Devenu monteur et cameraman, il signe son premier court métrage en 1991. Stéréotypes multiplie les références cinématographiques (Autant en emporte le vent, Psychose, Carrie, Mauvais sang…) et récolte quelques prix au Canada. Parallèlement il tourne des documentaires pour la télévision et quelques lucratives publicités. Ce qui lui permet en 1993 de fonder sa société de production, JM Films Inc.

Malgré le succès d’estime et les bons résultats de Liste noire, la carrière de Vallée ne décolle pas. La sortie en 1998 des Mots magiques, le deuxième volet de son triptyque inachevé (il ne tournera jamais Les Temps magiques) ne change rien à l’affaire. Alors, comme de nombreux cinéastes de sa génération ayant des difficultés à vivre correctement de leur art au Québec, il part travailler aux États-Unis où il peut tourner plus souvent et être mieux rémunéré. À cette époque, comme la grande majorité des réalisateurs exilés à Hollywood, il fabrique à la chaîne d’obscurs films (dont un western intitulé Los Locos) et épisodes de séries TV.

Le chef-d’œuvre d’une trop courte carrière

Approchant la quarantaine, Vallée prend conscience qu’il n’a pas encore réalisé de long métrage personnel. Il décide de rentrer au Québec pour se lancer dans la préparation d’un film qu’il a en tête depuis fort longtemps. Ce sera C.R.A.Z.Y. La première constatation que l’on fait en découvrant ce qui demeurera son chef-d’œuvre, c’est que nous sommes en présence d’une œuvre très écrite. Nous comprenons alors pourquoi il aura fallu pas moins de cinq ans – quatre à temps partiel et un à temps complet – à Vallée et à son coscénariste François Boulay pour rédiger le scénario de ce film très dense. Un processus hors norme dans le cinéma québécois où la plupart des réalisateurs ne passe guère plus d’un ou deux ans à écrire un long métrage (c’est d’ailleurs une des faiblesses communément admise de cette cinématographie aux moyens trop souvent limités). Au départ, Jean-Marc Vallée qui travaillait depuis quelques années aux États-Unis pensait tourner C.R.A.Z.Y. en anglais, à Hollywood. C’est son ami le comédien Michel Côté qui le convainc de tourner ce film ambitieux au Québec et en français.

Ses motivations, Vallée les expose ainsi : « Comme j’approchais les 40 ans et que je n’étais toujours pas satisfait, je me suis mis à écrire le scénario dont je rêvais, pour me combler en tant qu’homme et cinéaste. J’ai beaucoup pensé à Frank Capra et à son film La vie est belle. Ils sont plutôt rares les films qui me procurent cette sensation de bonheur intense, mais il y en a toujours quelques-uns chaque année, qui me rappellent aussi que c’est le genre de films que j’aimerais faire, que je dois faire, ne serait-ce qu’une seule fois dans mon humble carrière. Dans mon esprit, j’ai réalisé C.R.A.Z.Y. en espérant qu’il puisse provoquer le même effet car j’aimerais que l’on puisse sortir de mon film et retrouver cette petite étincelle de lucidité qui permet de voir la vie comme elle devrait toujours nous apparaître : belle. J’ose croire que C.R.A.Z.Y. est celui-là où l’un de ceux-là. »

Le film, à travers les yeux du jeune Zachary, né le 25 décembre 1960, raconte la vie d’une famille québécoise pendant la Révolution tranquille et la décennie suivante. Il est le quatrième fils d’une mère aux petits soins pour ses enfants et d’un père plein d’amour filial, admirateur de Charles Aznavour et Patsy Cline. Les frères de Zac se prénomment Christian, Raymond, Antoine et Yvan pour le petit dernier. Ce qui dans l’ordre de leur naissance, et ne prenant que la première lettre de ces prénoms, forme l’acronyme C.R.A.Z.Y. Zachary voue une admiration sans bornes à son père qui, pour sa part, désapprouve ses penchants pour des jeux qu’il estime peu virils et ses inclinaisons homosexuelles. Et puis, il y a Raymond qui accro aux drogues dures, met à rude épreuve la famille…

C.R.A.Z.Y. est de toute évidence une œuvre personnelle mais pas totalement autobiographique. Ou plutôt il s’agit d’une autobiographie bicéphale. La trame de l’histoire est celle qu’a vécue François Boulay le coscénariste du film. Mais Vallée a intégré à ce récit nombre de détails issus de son enfance. L’autre source d’inspiration c’est bien sûr la musique. Tout d’abord la chanson éponyme de Patsy Cline qui contribue à donner son titre au film. Ensuite une autre chanson, française celle-là, interprétée par le père à chaque fête de famille : « Emmenez-moi » de Charles Aznavour. Mais surtout il y a le rock. La musique qui permet à Zac – comme à nombre d’adolescents ayant eu 20 ans dans les années 1970-1980 – d’échapper à l’enfermement familial. Jean-Marc Vallée a choisi lui-même les titres qu’il souhaitait pour composer la bande originale de son film. Il était très fier d’avoir pu intégrer des « hits » signés Pink Floyd, The Rolling Stones, David Bowie ou Cure. Un choix incontestable pour les amateurs du genre.

C.R.A.Z.Y. connait un énorme succès : il a été vu par un Québécois sur huit en âge d’aller au cinéma, il reçoit 14 Jutra et 11 Génies (les Oscars québécois et canadiens), un record jamais égalé. En France, il attire plus de 400 000 spectateurs et il s’exporte dans de nombreux pays. Jean-Marc Vallée est désormais un cinéaste reconnu.

Dallas Buyers Club de Jean-Marc ValléeUne fin hollywoodienne

Cela lui permet de se lancer simultanément dans deux projets. Un en anglais, Victoria, les jeunes années d’une reine, produit par Martin Scorsese et interprété par Emily Blunt dans le rôle-titre. L’autre en français, Café de Flore avec Vanessa Paradis, une coproduction avec la France. L’échec de ce dernier film, éreinté par la critique, met fin à la carrière francophone de Vallée. Il rebondit en 2013 aux États-Unis avec l’excellent Dallas Buyers Club, un long métrage indépendant racontant avec beaucoup d’humour l’histoire vraie de séropositifs ayant pratiqué la contrebande afin de se fournir en médicaments antirétroviraux leur permettant de survivre. L’année suivante il signe Wild adapté du roman éponyme. Le long métrage, tout comme Dallas Buyers Club est nommé dans plusieurs catégories aux Oscars. En 2017, il réalise pour le petit écran une série remarquée intitulée Big Little Lies avec – entre autres stars hollywoodiennes – Nicole Kidman. La série en sept épisodes récolte un Emmy et un Golden Globe.

Jean-Marc Vallée est mort seul dans un chalet québécois le 24 décembre (la veille de la naissance de Zac) d’une cause pour l’instant inconnue. Il avait 58 ans et préparait une autre série sur John Lennon et Yoko Ono. Quelques semaines auparavant, on annonçait que C.R.A.Z.Y. dont les coûteux droits musicaux avaient pu enfin être renégociés, allait pouvoir, être de nouveau exploité…

Sylvain Garel




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