Entretiens

Publié le 29 septembre, 2025 | par @avscci

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Entretien avec Na dav Lapid à propos de son film Oui

Entretien avec Na dav Lapid à propos de son film Oui

Nadav Lapid : J’ai commencé il y a environ quatre ans, avec un scénario qui
s’intitulait Oui. Il était divisé en trois parties. Ça commençait par une scène de
fête au rythme très particulier, et on suivait un musicien qui devenait clown puis
prostitué avec sa femme, Jasmine. L’histoire se terminait un peu comme le film
actuel, elle contenait déjà plus ou moins les mêmes scènes. Le film traitait avant
tout de la soumission : non pas forcément comme seule option, mais comme un
choix existentiel face à un monde dominé par la stupidité, l’abrutissement,
l’argent, la vulgarité. C’était aussi pensé comme une forme d’héritage transmis à
son fils : choisir la soumission plutôt que vivre une existence de marginalité, de
défaites et de déceptions. Et jusqu’où peut aller cette soumission ? Voilà la
question. D’une certaine manière, Oui portait déjà sur cela. Et puis, il y a eu le 7
octobre, la guerre, les massacres. Il était évident qu’on ne pouvait pas filmer en
Israël en fermant les yeux. J’ai donc modifié le scénario : tout cela est entré
dedans. Mais le film n’est pas sur le 7 octobre. Ce n’est pas un film sur la guerre,
mais sur la vie — et la guerre glisse à l’intérieur de cette vie.
On retrouve des thèmes présents dans vos autres films, mais celui-ci rappelle
surtout L’Institutrice. Dans votre œuvre, l’art occupe toujours une place
centrale, et dans Oui comme dans L’Institutrice, il devient une sorte de
baromètre de la société, un indicateur de la place qu’on accorde à la culture…
N. L. : Oui, absolument. J’ai un baromètre un peu naïf : le niveau d’insonorisation
des salles de cinéma. Quand je voyage avec mes films, je vois bien que dans
certains pays, on ne peut même plus fermer correctement les portes des salles.
Pour moi, cela symbolise le rôle qu’on accorde à la culture. Dans Oui, il n’y a plus
vraiment d’art vu comme résistance. On est après la défaite. Dans mes films
précédents, il y avait encore des formes de résistance, même fausses, brutales,
parfois absurdes. Ici, c’est comme si la poésie était morte en tant qu’alternative.

Le personnage ne compose pas, ne crée pas sa propre musique. La seule trace
artistique est dans ses petits gestes gratuits : lancer une olive et l’attraper,
tourner sur lui-même en entrant dans la cuisine. Ce sont des gestuelles, pas une
création organisée.

Mais justement, est-ce que ces gestes gratuits ne sont pas déjà une forme d’art,
précisément parce qu’ils n’ont pas d’autre but ?
N. L. : Peut-être… Ces gestes sont sa petite rébellion inconsciente. Ils ne
suffisent pas à sauver le monde ni à créer une véritable opposition, mais ils
préservent quelque chose : une part de son individualité, de son âme, qui n’est pas
complètement rongée par le système.
Concernant la forme du film, on a l’impression qu’il y a une grande liberté, des
ruptures de ton, des mélanges de genres. Mais aviez-vous fixé des limites, établi
une sorte de cahier des charges à ne pas dépasser ?
N. L. : Non. Je n’ai jamais commencé avec un plan théorique rigide. J’accepte
souvent ce qu’on dit de mes films, parce que moi-même je n’ai pas d’analyse très
arrêtée. Je pense que ça donne une certaine liberté. Il est vrai que Oui mélange
plusieurs genres : comédie romantique, film d’amour, film politique. Mais ce
n’était pas une décision préméditée. C’était une manière de dire “oui” au monde.
Et comme le film s’appelle Oui, c’était presque nécessaire.
Parlons un peu du tournage. Le contexte en Israël était très particulier.
Comment cela s’est-il passé concrètement ? Et qu’avez-vous recherché dans le
casting des deux acteurs principaux ?
N. L. : Ça a été difficile. Beaucoup de techniciens ont refusé de travailler sur le
film : certains par désaccord idéologique, d’autres par peur. Il a fallu recruter à
l’étranger — par exemple, un chef maquilleur serbe. Même des acteurs ont
décliné, parfois en me disant : “J’aimerais tellement jouer dans ton film, mais si
seulement vous pouviez le tourner dans dix ans…”
Sur le tournage, il y avait la guerre en toile de fond : explosions, missiles… Ça
crée une situation où il n’y a plus de distance possible entre le film et la réalité.
Le plateau devenait le pays entier. Quant aux acteurs, je cherchais quelqu’un qui
ne soit pas simplement docile. Le personnage principal devait incarner la douleur
de la soumission, pas une acceptation neutre. Et pour l’actrice, je voulais une
présence presque “star”, belle, plastique, mais aussi sauvage, courageuse.
Ensemble, ils apportaient une dimension de sacrifice et de trahison de soi, qui
enrichissait le film.

Le film a été présenté à Cannes, et l’accueil a été marqué par des débats très
différents selon les lieux. Qu’est-ce qui a été le plus surprenant ?
N. L. : Justement cette diversité. Aucun débat ne ressemblait à un autre.
Parfois, je pensais qu’on parlerait politique, et on parlait mise en scène. Parfois
l’inverse. Le film, parce qu’il est ample, suscite des réactions imprévisibles. Je
trouve cela beau et dangereux à la fois, dangereux au sens où on ne peut pas
prévoir.
Aujourd’hui, vous semblez être dans un moment un peu réflexif : un livre est paru
sur votre œuvre, vous êtes de plus en plus sollicité comme témoin, notamment
depuis le 7 octobre. Quelle place occupez-vous en tant que cinéaste ?
N. L. : Ce que je sais, c’est ce que je ne veux pas : devenir une sorte de figure
de l’“Israélien critique d’Israël”. Ce n’est pas une question de posture. Mais je
crois que poser ma caméra en Israël, c’est déjà faire entrer le monde entier
dans le cadre. Et j’espère que mes films peuvent préserver cette idée qui m’a
fait aimer le cinéma : qu’il est la meilleure manière d’aller au bout d’une
sensation, d’une expérience totale.

Vous aviez envisagé autrefois une version de Oui tournée aux États-Unis.
Aujourd’hui, rêvez-vous de sortir de ce que vous nommiez le “labyrinthe
israélien” ?
NL : Oui, je rêve d’en sortir. Je me rends compte à Paris à quel point, en tant
qu’Israélien, nous sommes programmés à ne penser le monde qu’à travers Israël.
Même quand on pense à la mer, c’est à la plage de Haïfa. Il y a peu de différence,
au fond, entre les grands patriotes et ceux qui rejettent le pays : dans les deux
cas, Israël reste le centre. Moi, j’espère casser ce cadre. Quand je marche dans
une rue ici, je voudrais que ce soit la rue elle-même qui me parle, et pas le
souvenir de Tel Aviv.

Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman




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