Entretiens The Florida project de Sean Baker

Publié le 8 janvier, 2018 | par @avscci

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Entretien – Sean Baker pour The Florida Project

Portrait d’une anomalie : un indépendant engagé à Hollywood

Filmer les oubliés de la réussite américaine, les sans-abris, et plus précisément une jeune mère célibataire et sa petite fille dans un motel servant lieu de foyer, à deux pas de la féérie commerciale de Disney, tout en mélangeant habitants du cru avec une star comme Willem Dafoe : le projet atypique d’un jeune cinéaste qui ne l’est pas moins. En seulement deux longs métrages, dont le premier, Tangerine, tourné avec un iPhone, Sean Baker a réussi à percer dans un cinéma américain de plus en plus verrouillé, surtout pour un jeune réalisateur se voulant à la fois indépendant et engagé. Une difficile posture sur laquelle il revient dans cet entretien, à propos de la sortie de ce deuxième film, The Florida Project.

Sean Baker : Pour moi, ce fut encourageant et surtout extrêmement satisfaisant de montrer le film à Orlando, près des lieux où il a été tourné. Il a été diffusé durant cinq semaines à guichets fermés, et a récolté d’excellentes critiques. Les habitants ont surtout parfaitement accepté et assumé le film. Mon coscénariste (Chris Bergoch) et moi avions écrit un premier traitement il y a des années, mais il n’y avait absolument aucun intérêt pour notre travail. Puis j’ai réalisé Tangerine, qui nous a ouvert beaucoup de portes, et nous avons alors touché une subvention du gouvernement. Chris faisait des allers-retours réguliers car il vivait dans la région. Puis nous nous y sommes vraiment installés à peu près un an et demi avant le début du tournage. Il est difficile de dire avec précision combien de temps nous avons passé dans le lieu où nous avons fini par tourner. Lorsque nous avons commencé à discuter avec le personnage ayant inspiré Bobby, le manager, nous avons fait une pause. Et lorsque nous sommes revenus quelques semaines plus tard, la plupart des habitants du projet avaient été déplacés. Ce manager a donc vu ce phénomène arriver. Nous sommes en effet en ce moment dans une période de transition, car le gouvernement tente de faire revenir les touristes dans ces zones très particulières. Tout est fait pour faciliter la « béatification » (ou boboïsation si l’on préfère) de la communauté ; les commerçants sont invités à modifier leurs commerces, les paysages et la route 92 ont été améliorés… Nous sommes donc arrivés dans une époque de grand changement pour la région et le quartier. Mais pas vraiment pour ses habitants, car la situation et les problèmes restent les mêmes. Le vrai problème reste le coût des habitations. Et ce qui est en train de se passer, comme dans tant d’autres endroits, c’est qu’au lieu de traiter, de régler le problème, tous ces gens sans maisons sont plutôt poussés au loin, ailleurs. Il y a néanmoins de vrais efforts faits au niveau local, pour tenter de se sortir de toute cette situation. Depuis le moment où nous avons commencé à travailler sur ce film, plusieurs habitations et logements potentiels ont néanmoins été démolis.

Sean Baker sur le tournage de The Florida project

Nous avons eu, durant l’écriture, une approche très journalistique, en faisant beaucoup d’entretiens avec les habitants de motels semblables à celui du film, et en absorbant le plus d’informations possible. Nous avons également beaucoup parlé aux services sociaux de la région, pour avoir un point de vue un peu différent. Mais, au bout d’un moment, après avoir accumulé assez de matière, nous devions tenter d’écrire un scénario satisfaisant d’un point de vue dramatique, tout en respectant le lieu et les gens. Certains éléments sont donc purement inventés, d’autres extraits des entretiens. Par exemple, pour toutes les scènes avec les enfants, Chris et moi-même avons tout simplement puisé dans notre propre enfance. Mais il y a ensuite tous les détails sur la réalité même de ce genre de vie. Par exemple sur le fait que les personnages doivent changer de chambre tous les trente jours pour ne pas établir de résidence précise. La manière dont ils doivent arriver à se faire à manger sans se faire remarquer et sans cuisine. La manière dont les gamins entrent dans les chambres, par les fenêtres. Ce sont des choses que nous avons notées en étant sur place. Le film est donc un amalgame. Nous n’avons par contre rien entendu ou recueilli sur la prostitution, mais nous avons discuté avec des femmes qui ont été obligées d’y recourir un temps. Elles nous ont raconté comment elles procédaient en allant sur Backpage, qui est un site Internet. Ce qui m’a le plus surpris, durant les recherches, vient du rôle des corporations. Lorsque l’on pense à elles, elles passent souvent pour un symbole du mal, et c’est ce que disaient les articles que j’avais lus avant de démarrer. Nous nous demandions donc, au début du processus, si tout allait être de la faute de Disney. Mais plus nous passions de temps là-bas, plus nous réalisions que tout ce qui se passe provient avant tout de la crise du logement surgie directement du crash de 2008. Disney a en fait donné beaucoup d’argent au fonds de soutien des sans-abris. J’ai naturellement aussi beaucoup appris sur l’étendue du problème des sans-abris, au niveau national, que je ne connaissais que par des articles. Il a fallu que je me familiarise avec le fonctionnement de la protection de l’enfance, avec le service des aides sociales. Nous devions connaître plus intimement le système, sa logique interne. Et cet apprentissage est maintenant devenu le cinéma pour moi. Au début, j’ai juste voulu faire des films parce que j’étais fasciné par le cinéma, par l’échappatoire du réel, par Star Wars et Rencontre du troisième type. Mais en vieillissant, c’est davantage devenu ma manière de découvrir et d’explorer le monde, d’apprendre, de distinguer des endroits et des situations que je n’aurais jamais pu rencontrer sans cela.

Un acteur confirmé comme Willem Dafoe n’est pas si différent des comédiens amateurs du plateau. Il a, il est vrai, moins besoin de soutien, d’accompagnement, qu’eux. Mais tout dépend de la personne, certains apprennent très vite, d’autres non. En tant que réalisateur, je dois rapidement savoir si je peux obtenir une vraie prestation, ou si je vais devoir manipuler le comédien pour obtenir ce dont j’ai besoin. Avec le montage rapide, de nos jours, tout est possible à ce niveau : un plan de réaction peut parfois avoir été en fait saisi entre les prises. Les enfants n’en ont eu pas tellement besoin. L’actrice avait cinq ans à l’époque, et elle a fait un travail incroyable ! Mais je l’ai quand même parfois manipulée. Je criais : « Qu’est-ce que c’est ? » ; elle était surprise et tournait la tête. Mais Willem était extraordinaire car il était calme et patient. Il voulait s’intégrer, même si cela a dû être pour lui très différent du tournage d’Aquaman, qu’il a démarré tout de suite après. Mais je pense qu’il s’est amusé, et qu’il voulait expérimenter. Je suis sûr qu’il croyait qu’il allait se retrouver dans film iPhone. Quand je l’ai rencontré et lui ai parlé de pellicule, il avait l’air un peu déçu. Pour la mise en scène en elle-même, mon envie est toujours de tenter de faire disparaître la caméra, sauf cette fois à la fin, les dix dernières secondes, où nous sommes retournés là à l’iPhone. Je l’ai donc utilisé précisément pour me démarquer, pour être visible, alors que dans Tangerine je voulais au contraire qu’il soit invisible. J’apprécie beaucoup les grands stylistes, comme Wes Anderson, capable de faire des plans magnifiques, que je ne saurais absolument pas faire. J’aime ça mais, pour moi, le but est plutôt de disparaître derrière les personnages. Je ne fais pas de storyboard, mais certaines séquences sont tout de même prêtes et bloquées dans ma tête. L’ouverture de The Florida Project par exemple, pour laquelle je savais exactement quelles images nous allions faire.

Willem Defoe dans The Florida project de Sean Baker

Le film est encore plus pertinent maintenant, depuis l’élection de Trump, puisque ce dernier propose des coupes importantes dans le budget du ministère du logement, celui qui s’occupe précisément d ‘aider les gens dont nous parlons. Mais ce ne sont pour le moment que des propositions, nous essayons donc de faire circuler le film, de pousser les gens à contacter leur représentant au congrès. Nous voulons les motiver, encourager ceux qui ont aimé le film à essayer de changer les choses, de s’impliquer. The Florida Project peut au moins poser la première étape, en forçant les spectateurs à se rendre au moins compte de l’existence de ce problème. Car tout vient de là, de l’information et de l’éducation, de la façon dont on peut modifier la perception des gens. Dans le meilleur des cas, nous pourrions peut-être aider les associations qui nous ont soutenus pendant le film à obtenir plus d’argent, à trouver des fonds privés, un philanthrope, et pas seulement à parler du film lors de rencontres avec le public ou un journaliste. J’ai fait un film sur Kissimmee (la communauté où prend place l’action), et j’aimerais au moins apporter des possibilités de logements abordables à Kissimmee. J’ai rencontré la vraie Haley, et j’ai pu constater ce qu’apporte une existence où, pendant dix ans, quelqu’un passe son temps à entrer et sortir d’orphelinats ou de logements sociaux. Et ce n’est pas seulement une question de logement, c’est également un problème plus large d’aide à la personne, pour permettre à des gens comme Hailey et sa fille à retomber sur leurs pieds, à sortir d’un fonctionnement de survie pure. Car lorsqu’ils sont dans ce mode, ils prennent des décisions difficiles, parfois mauvaises. Il y a aussi énormément de problèmes dans ces lieux, ces motels, que nous n’avons pu couvrir, par manque de temps : des maladies, des addictions, des gangs. J’aimerais être optimiste sur le sort de mes personnages, à la fin du film, mais j’ai un peu de mal à l’être vraiment.

J’ai l’impression qu’il y a tellement de contenu actuellement qu’il est devenu très dur de percer dans le milieu du cinéma. Quentin Tarantino et Paul Thomas Anderson sont arrivés au bon moment, dans les années 90, à une époque où il y avait moins de choix, et parce qu’ils avaient tellement de talent, ils ont pu bâtir une carrière à partir de là. La porte me semble se refermer, et j’ai réussi à mettre un pied juste au dernier moment ! Mais il me semble plus facile de travailler actuellement dans des web séries, la télé, Netflix que pour le cinéma. Et, en même temps, il y a eu plein de sorties ciné intéressantes et excitantes : Get Out, Good Time, Ghost Story. Ce sont des visions uniques, et non des cartes de visite pour attirer l’attention des studios, et c’est cela que j’aime. J’aimerais juste que ce soit les studios qui financent ce genre de longs métrages, et non des entreprises. Car celles-ci ne continueront à faire des films que tant qu’ils seront rentables. Mais, avec ce genre de financement privé, ils sortiront du jeu à la minute où ils perdront de l’argent, où ils se brûleront. Avant, c’étaient les grands studios qui soutenaient Robert Altman, Hal Ashby, ce qui n’arriverait jamais de nos jours ; à part James Gray, qui y arrive et je ne sais absolument pas comment il fait ! Personnellement, j’aimerais beaucoup pouvoir faire un film plus important en termes budgétaires, un jour, un film comme Sorcerer de William Friedkin par exemple, un récit d’action spectaculaire enrichi d’un commentaire social. n

Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman

Réal. : Sean Baker. Scn. : Sean Baker et Chris Bergoch.
Dir. Phot. : Alexis Zabe. Mus. : Matthew Hearon-Smith. Mont. : Sean Baker et Alejandro Carrillo Penovi. Déc. : Stephonik Youth.
Int. : Brooklyn Prince, Bria Vinaite, Willem Dafoe, Christopher Rivera, Caleb Landry Jones, Karren Karagulian.
Prod. : Sean Baker, Chris Bergoch, Alex Saks, Kevin Chinoy, Francesca Silvestri, Shih-Ching Tsou, Andrew Duncan pour June Pictures.
Dist. : Le Pacte. Durée : 1h51. Sortie France : 20 décembre 2017.




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