Entretiens On l'appelait Roda de Charlotte Silvera

Publié le 4 juin, 2020 | par @avscci

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Entretien – On l’appelait Roda de Charlotte Silvera

Le premier film de fiction de Charlotte Silvera, de facture autobiographique, avait pour titre Louise l’insoumise. Et de toute évidence, ce qui a plu à la cinéaste chez Etienne Roda-Gil, c’est son insoumission. Un joli mot de la langue française qui ajoute un parfum de révolte à la liberté, cette notion fondamentale entre toutes. Charlotte Silvera n’avait encore jamais signé de film documentaire, mais son oeuvre affirme une évidente cohérence d’inspiration, libertaire et féministe. On l’appelait Roda est un film-passion. Non seulement parce que cette passion dévore manifestement le personnage, parolier de plus de 700 chansons, dont le nom reste prioritairement associé à celui de Julien Clerc, mais aussi parce qu’elle irrigue chaque plan. La cinéaste nous explique dans l’entretien qui suit quelle ont été ses désirs ou le sens de sa démarche. Mais ce qui nous saute aux yeux, c’est la parfaite connivence entre celui qui est filmé et celle qui tient la caméra. Connivence qui pose nombre de questions (passionnantes) sur les frontières du « documentaire ». Celui-ci est évidemment un film des plus personnels, que la réalisatrice dédie à celui qui l’a inspirée, qui l’a aspirée, contribuant ainsi à ce que Roda-Gil appelait « Laisser une trace de son passage sur Terre ». Le film a eu un parcours cabossé, tant pour ce qui est de son financement que de son exploitation en salle. Mais Charlotte Silvera n’est pas de celles qui lâchent prise, et d’ailleurs son dernier film de fiction, Escalade, était né lui aussi dans la douleur… La sortie du DVD offre en tous cas l’occasion d’un joli rattrapage : ce film est magnifique.

Pourquoi avoir choisi de consacrer un film à Étienne Roda-Gil ?

Charlotte Silvera : J’ai une évidente passion pour cet homme : sans elle, impossible pour quiconque de se lancer dans l’aventure d’un documentaire pendant plusieurs années. « Jamais rien sans passion », c’était chez Roda plus qu’un principe, une manière de vivre. Nous nous sommes rencontrés à la fin des années 1990 et nous nous voyions souvent, peu à peu, s’est nouée une vraie complicité. Nous partagions une vision du monde et plus encore une sensibilité artistique, politique. Il me revient aujourd’hui son plaisir en même temps que sa surprise d’apprendre que mon égérie était l’anarchiste Emma Goldman. Je crois qu’il aimait voir en moi l’une de ces « guerrières qui se battent pour créer quelque chose ». Il se rendait très bien compte que les femmes devaient se battre pour parvenir à leurs réalisations, et la femme engagée dans ses films ne pouvait que l’emballer. J’avais filmé les dissidents soviétiques et je me souviens, par exemple, lui avoir présenté Victor Fainberg qui avait monté le premier syndicat libre en URSS, sous Brejnev, et qui fut interné en hôpital psychiatrique comme Leonid Pliouchtch mais lui ne parlait que le russe… Ce fut un moment unique.

Comment résister à quelqu’un d’un charisme et d’une séduction peu commune, qui a du talent, et dont on sait qu’il pourra dire avec force des choses impossibles aussi bien sur les chefs de guerre qui le fascinaient que sur le show-biz et surtout sur l’amour. Roda avait de telles fulgurances !

Il a voulu rester auteur de chansons sans jamais les interpréter si bien qu’il n’est pas connu du grand public comme l’ont été Gainsbourg, Ferré, Barbara, Colette Magny ou Brel… Avec lui, il faut distinguer auteur et parolier : Roda écrivait ses chansons pour un compositeur ou interprète et ensuite « venait » la musique (la mélodie, le rythme) alors qu’un parolier pose ses mots sur une musique déjà produite, composée… Difficile de changer quelque chose au « poème » de Roda. À ma connaissance, il n’a accepté d’écrire sur une musique préexistante que pour Bertignac. Il tenait à rester homme de l’ombre sans l’être réellement : il était connu et reconnu dans la rue grâce, sans doute, à sa présence dans de nombreuses émissions télé. Tant de fois, j’ai vu des gens l’approcher pour lui faire écouter leur musique ou leur voix, CD en main, d’autres le remercier pour ses chansons ou parfois l’entendre parler de Julien Clerc ou de Vanessa Paradis ou encore Juliette Greco… trois générations !

Un jour il m’avait dit que si j’avais besoin d’une chanson pour l’un de mes films, je pourrais compter sur lui. C’est ainsi qu’il y a une chanson de Roda dans Les Filles, personne s’en méfie… Ce qui n’a d’ailleurs pas été sans difficulté. J’avais contacté Jean-Marie Sénia, qui avait fait la musique de Louise l’insoumise, il était évidemment enthousiaste d’un projet avec Roda. Mais le texte ne venait pas, chacun, chacune qui a travaillé avec lui a dû attendre, espérer, le chercher, quelques fois s’énerver. Il a fallu que je dorme sous ses fenêtres dans ma petite Austin pour l’attraper ! Mais ma patience a été récompensée : sa chanson, La dérive est sublime. Restait à savoir qui allait la chanter. Et c’est Roda qui a eu l’idée de faire chanter la petite fille du film, Thylda Bares.

Je dis en voix off : « Il nous a légué des mots qui vibrent à nos esprits et la poésie nécessaire à nos vies ». Ces paroles sincères prouvent que Roda-Gil méritait bien que je fasse son portrait et mon objectif affirmé a toujours été de laisser, par un film, une trace pérenne de Roda.

Les chansons racontent des histoires courtes. Roda-Gil n’a jamais eu envie de faire des films ?

C. S. : Diriger une équipe ? Gérer les surprises, bonnes ou mauvaises, que les acteurs ou les actrices peuvent provoquer sur un plateau ? Ah, inimaginable pour Roda ! Il travaillait seul ses textes naturellement mais aussi leurs illustrations comme les pochettes de disques… mais ce n’était un solitaire. Il faisait face aux producteurs/éditeurs avec détermination et panache comme on me l’a souvent raconté, il se liait avec aisance aux compositeurs et parfois intervenait auprès de ses interprètes à l’enregistrement. Quand même le cinéma lui doit le scénario de L’Amour braque, qu’Andrzej Zulawski a mis en scène. J’ai retrouvé un mail que m’a envoyé Zulawski lorsque je lui ai demandé l’autorisation d’utiliser six secondes d’un plan de Sophie Marceau : « Chere Madame, pour Roda, évidemment tout ce que vous voulez. Amicalement, Andrzej Zulawski. » J’ai appris qu’il était déjà hospitalisé et trois mois plus tard, il nous quittait. Merci Andrzej.

Roda était absolument un homme du verbe dans sa vie avec nous comme dans sa vie artistique. Il a publié plusieurs livres et il souffrait vraiment, intérieurement, qu’ils n’aient pas été couronnés de succès. Quand il est mort, et c’est une bibliothèque monumentale qui disparaissait, il était en train d’écrire Attila, l’homme le plus cultivé d’Europe. Sa curiosité était insatiable.

Il a écrit 700 chansons. Vous les avez toutes écoutées pour les besoins de ce documentaire ?

C. S. : 747 affirmait Roda, et « j’ai pas de fond de tiroir ». Quand on connaît l’homme, on connaît ses facéties ! Ce que le public découvre dans le film c’est qu’il a écrit des livrets d’opéra : 36, Front populaire, avec une musique de Jean-Pierre Bourtayre et Jean-Claude Petit, que Julien Clerc a exceptionnellement accepté de chanter alors qu’il n’en avait pas composé la musique. C’est Jean-Pierre Bourtayre qui dit exceptionnellement car, en fait, Julien avait chanté, joué pour l’adaptation française de la comédie musicale Hair. J’ajoute que ce fut le premier couac avec Roda que son « usine », comme il aimait à appeler Julien, aille chanter ailleurs, autre chose, autrement…. Le deuxième livret Ça ira, musique sublime de Roger Waters, son grand ami depuis 1969, qui n’a pu, malheureusement, être produit pour le bicentenaire de la Révolution française, sans doute pour l’accent appuyé mis sur les Sans-culotte, et qui ne fut représenté qu’en 2006, après la disparition de Roda. Le troisième opéra c’était El Che avec le compositeur Laurent Marimbert qui fut stoppé net en 2004 avec sa mort. Pour L’Avant-Scène Cinéma, j’ai envie de transmettre la page 13 du livret (que je tapais pour lui) [photo ci-contre].

Je reviens aux chansons… Pour être franche, je n’en connaissais pas beaucoup avant de le rencontrer. J’aimais beaucoup Magnolias forever, qu’il avait écrite pour Claude François et l’album Utile de Julien Clerc… En dehors de Utile, un de mes assistants m’avait fait écouter Charpie de chapka et j’ai été enthousiaste, je l’écoutais en boucle. C’est progressivement, en devenant son amie, que je me suis ouverte aux autres chansons. Et j’ai découvert que ses mots en apparence hermétiques créaient par leur seule musicalité la poésie de ses chansons. Aucune chanson n’est le fruit d’un compromis, même lorsqu’elle est écrite pour des vedettes de show-biz. Ses chansons sont liées, par l’exil, par la quête de la liberté et de l’amour, elles tissent une histoire poétique. « Je veux être utile à vivre et à rêver » pourrait résumer l’œuvre de Roda.

Vous saviez d’entrée de jeu que vous lanciez dans un long métrage ? En réalité, et c’est l’un des charmes du film, nous avons le sentiment qu’il s’invente au fur et à mesure. Vous avez d’ailleurs commencé à tourner avec le principal intéressé… et vous avez terminé votre film plusieurs années après sa disparition.

C. S. : De ces êtres hors du commun, on ne peut penser qu’en termes de long métrage. Je voulais faire un film, libre et impertinent, qui présente le « personnage » sans les pesanteurs formelles propres au portrait. Seulement c’était mal parti car on ne trouvait ni diffuseur ni coproducteur. Leur réponse était toujours : « Il n’est pas assez connu », et moi de tenter de convaincre que justement il méritait d’être connu du public ! J’ai commencé à filmer en 2003 grâce à la productrice, Françoise Castro, qui me filait du matériel de tournage en vidéo sur des petites DV, lorsque Philippe Crocq et Alain-Guy Aknin avaient convaincu Roda-Gil de faire sa biographie, Le Maître enchanteur. Les deux auteurs et Roda se connaissaient depuis ses débuts dans la chanson avec Julien Clerc. Plusieurs entretiens ont donc été programmés pour que Philippe puisse nourrir sa biographie, et j’ai obtenu d’y assister, en restant dans un coin avec ma caméra. Jusqu’au jour où je suis quand même intervenue pour leur faire remarquer qu’ils citaient beaucoup d’événements et de noms dans le désordre, mais que le lecteur ou le spectateur ne pourraient pas s’y retrouver. C’étaient des compères qui savouraient leurs souvenirs, leurs anecdotes…J’en veux pour preuve que lorsque j’étais au montage du film, on a passé un temps fou à gommer la voix de Philippe Crocq qui conclut chaque intervention de Roda par « Ah oui, oui !… ». J’ai pu contextualiser leurs propos puis poser directement des questions. En fait nous n’avons pas abordé les mêmes sujets : Philippe posait des questions sur Julio Iglesias ou un concert de Marianne Faithfull, etc. et moi je m’intéressais davantage à ses origines de fils de républicains espagnols. Ou à la façon dont il avait traversé Mai 68. Tant et si bien que Roda a fini par me donner directement rendez-vous : c’est lui qui téléphonait ! À ce moment-là, j’étais convaincue qu’il avait vécu tant de vies, eu tant d’attaches dans de nombreux ports, je voulais en savoir davantage.

Une bonne partie du film se tournait au pied-levé. Je me souviens de ce jour, à Cannes, au festival, où j’ai reçu un coup de fil de Roda : « Rentre vite, Anne Hidalgo organise un truc à l’Hôtel de ville ». Je suis rentrée dare-dare, en me débrouillant pour qu’une caméra m’attende à l’Hôtel de ville, où Hidalgo était à l’époque adjointe de Bertrand Delanoë. Elle commémorait la Libération de Paris, il y avait tous les survivants de la Nueve, et leurs enfants. La Nueve, c’était ce régiment composé pour l’essentiel de Républicains espagnols, qui avait libéré Paris aux côtés de la 2è DB de Leclerc. Roda était imprégné de l’histoire politique, de l’histoire sociale. Il a voulu constamment mettre la poésie dans son combat politique et la politique dans sa poésie. Ainsi, on a filmé Roda en train de taper à deux doigts, sur une machine à écrire à ruban, le texte qu’il voulait proposer à Julien Clerc : Hommage à la IXème Brigade de la 2ème Division Blindée (Leclerc), mais Julien l’a refusé.

Sa mort brutale survenue quelques jours après la rencontre que j’avais organisée à la Closerie des Lilas entre Vanessa Paradis et Roda a stoppé net le projet.

Je me retrouvais seule, sans production, sans perspectives, avec plus de 21 heures d’entretiens avec Roda dans notre balade de mots et notre ballade dans Paris. Lorsque, pour le dixième anniversaire de sa disparition, avec le fidèle Jean-Claude Petit, alors président de la SACEM, j’ai enfin réussi à convaincre Paris Première de lui rendre hommage dans un 52 minutes, Roda-Gil, un homme de paroles, à la condition d’avoir du « people » qui ont joué le jeu avec plaisir. Ils avaient envie de témoigner, de se remémorer ce qu’était Roda et de le transmettre, Julien Clerc, Louis Bertignac, Sophie Marceau ou Philippe Sollers. Nous étions en 2014 et ces entretiens étaient filmés en HD. Ce 52 minutes fut diffusé à la date-anniversaire de la mort de Roda sur Paris Première et sur TV5. Mais je devais me rendre à l’évidence : le format était trop étriqué pour un homme de sa stature, trop court pour donner à entendre des paroles que tous chantent sans réfléchir à leur sens ou à leur origine. C’est alors que j’ai décidé de faire le film de Roda. La production s’étirait dans le temps avec les recherches de financement que je n’ai pas trouvées. Voilà un documentaire autoproduit, comme souvent, composé d’images de provenances et de supports divers : de plans récents de Paris ou de Barcelone avec mon Smartphone, les séquences d’interviews et les archives là encore de sources diverses : l’INA bien entendu, le fonds Deleuze, la Parole Errante, les Victoires de la Musique, etc. La conformation n’a pas été une mince affaire.

Certains documentaristes donnent le sentiment d’être objectifs. D’autres, comme Michael Moore ou Claude Lanzmann assument d’être présents à l’image. En réalité, on sait très bien qu’aucun documentaire n’existe sans un investissement personnel de celui qui le signe…

C. S. : C’est certain. Godard a dit : « Le documentaire c’est l’Autre, la fiction c’est moi ». Oui l’Autre, pourquoi s’y intéresser s’il ne correspond pas à notre vision pour la corroborer ou la démonter ? Ce n’est pas la même chose que d’affronter des sujets historiques ou sociaux comme Moore ou Lanzmann. Si je devais réaliser un documentaire disons sur les Gilets jaunes, mon implication ne serait évidemment pas la même, elle serait plus à distance, davantage exposée à plusieurs points de vue, objet de débat… Quand je pense au portrait que Wenders a fait de de Sebastião Salgado, avec Le Sel de la Terre, il parle à la première personne et on sent fort son soutien à la démarche de Salgado, car l’Autre, Salgado, a suscité forcément le questionnement, l’empathie, un sentiment puissant quoiqu’il en soit. Filmer l’Autre c’est vouloir le servir et le transmettre aux autres.

En rencontrant ceux qui ont connu Roda-Gil, avez-vous eu le sentiment qu’ils avaient de lui la même image ? Julien Clerc par exemple a travaillé des années avec lui…

C. S. : Difficile de détourer une image de Roda. Ceux qui l’ont bien connu, après avoir évoqué sa gourmandise de la vie, en viennent toujours à s’interroger sur le mystère de son inspiration : question de ses fulgurances, de ses mots avec lesquels il jongle… C’est bien pourquoi je me suis attachée à tricoter son histoire avec sa poésie : la grande Histoire, celle de la guerre d’Espagne, qui le fit naître d’un couple de républicains catalans fuyant le franquisme, dans un camp de réfugiés, échappant de justesse à la déportation. « Elle était la toile de fond de son inspiration », nous persuade Julien Clerc.

Roda est parti sans m’avoir donné la clé, par exemple, de ses vers qui m’ont toujours intriguée dans Poissons morts : Que voulait-il dire ?

« Allez donc dire aux moissonneuses
Poissons morts
Que la graisse des mitrailleuses
N’est pas la brillantine des dieux… »

Propos recueillis par Yves Alion

Dvd paru chez Doriane Films




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