Entretiens Un fils de Mehdi Barsaoui

Publié le 8 avril, 2020 | par @avscci

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Entretien – Mehdi Barsaoui pour Un fils

Un fils se déroule en 2011, entre la chute de Zin el-Abidine Ben Ali, l’indéracinable président tunisien, chassé par la rue en janvier et celle de Mouammar Kadhafi, l’inexpugnable guide de la république libyenne, lynché en octobre. Le Printemps arabe a aujourd’hui près de dix ans, et la moisson n’est pas toujours très fructueuse. L’Égypte s’est trouvé un nouveau Moubarak, alors que la Libye et la Syrie sont plongées depuis des années dans une guerre civile des plus sanguinaires. Reste la Tunisie, qui conserve une certaine appétence pour la démocratie…

Mais la société tunisienne, comme nous le montre le film, est écartelée entre une bourgeoisie occidentalisée, qui vit dans un certain confort et qui n’accepte pas que les traditions, y compris quand elles sont liées à la religion, présentent le moindre caractère coercitif, et le peuple, souvent vivant loin des grandes villes, que toute évolution révulse. Les personnages centraux du film appartiennent à un milieu aisé. Mais ceux à qui ils doivent leur désarroi sont évidemment de l’autre côté. Le film ne le dit pas, mais c’est évidemment un attentat islamiste qui pose ici question.

Un fils se meut dans une société en désordre, qui vient de perdre ses repères et peine à en trouver rapidement de nouveaux. Désordre du monde, où la médecine est soumise à une certaine pesanteur administrative, à un manque de moyens criant, à une corruption endémique. Désordre du couple, tant les parents de l’enfant hospitalisé sont eux-mêmes en quête de certitudes, leur situation familiale n’étant pas des plus limpides. Nous n’en dirons pas plus…

Le film semble dès lors être le terrain d’un bras de fer entre la solidarité qui prévaut envers et contre tout, et les égoïsmes, qui parfois virent au sordide. Comme s’il s’agissait d’un même corps, le corps social, qui lutte contre ses pires instincts, sans être certain de réussir. De fait le suspense du film est double. Nous croisons les doigts pour que la médecine dispose à temps des moyens qui permettront de sauver l’enfant. Et nous serrons les dents, au risque de devoir décroiser les doigts, pour que la morale l’emporte. Comme l’a dit Renoir, tout le monde à ses raisons, même les plus infâmes. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes invités à porter la même empathie à chacun, mais comme dans le superbe Une séparation, de l’Iranien Asghar Farhadi, nous sommes bien en mal de trancher dans le conflit qui oppose les parents au moment où justement il importe de faire front commun. Mais tant de films nous imposent de penser de telle ou telle manière qu’il en devient rafraîchissant de ne pas savoir à quel saint se vouer…

Il y a deux grands espaces dans ce film : d’un côté l’arrière-plan socio-politique, de l’autre l’interaction entre les personnages. Concernant l’accident du petit garçon, vous n’explicitez pas la situation, nous ne savons pas qui étaient ces rebelles qui les ont attaqués. Était-ce un choix ?

Mehdi Barsaoui : L’idée c’était qu’une famille se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Elle devait être la cible collatérale d’un attentat. En 2011, la Tunisie affrontait ses premiers attentats terroristes dont les premières cibles étaient les institutions sécuritaires. La voiture de la garde nationale qui a doublé celle de la famille était la réelle cible des rebelles.

Nous avons le sentiment qu’il existe deux Tunisie, une première avec cette famille super-occidentalisée, et une seconde, en hors-champ, qu’on ne connaît pas, qui n’apparaît presque pas dans le film. La rencontre de ces deux Tunisie serait-elle à la source du conflit ?

M. B. : Oui, c’est une réalité. Le Tunisien est très contrasté, très paradoxal, mais c’est un peu notre marque de fabrique, il existe une cohabitation naturelle entre tous les Tunisiens. L’accident auquel fait face la famille la confronte à une réalité qu’elle ne connaissait pas, dont elle s’était protégée inconsciemment.

Tout le passage sur la frontière libyenne où nous découvrons le chaos total qui prévaut de l’autre côté de la frontière nous en dit beaucoup sur la réalité géopolitique…

M. B. : C’est l’histoire d’une famille en mutation, notamment suite à la révélation d’un secret, dans un pays, dans une zone également en mutation, qui vit de profonds bouleversements. C’est une toile de fond assez intéressante pour faire évoluer le personnage.

Tous ces trafics qui ont lieu à la frontière libyenne sont vraiment effrayants !

M. B. : Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une fiction, cette idée de trafics d’organes provient de légendes urbaines et non de faits avérés. En revanche, il est avéré que Kadhafi a eu des comportements particuliers. En 2011, sa résidence à Tripoli a été attaquée par des forces rebelles. Les membres de la famille qui n’avaient pas fui se sont protégés grâce à un rempart humain composé d’enfants d’à peine cinq ans, dont la majorité était de couleur. J’ai trouvé cette image terrifiante. Quand j’ai commencé à écrire le film, je me suis demandé : comment est-ce possible qu’un être humain puisse se protéger en mettant un enfant devant lui ? J’ai tellement été marqué qu’on retrouve, en quelque sorte, ce thème dans le film. Je pense que le sujet que j’aborde parle aux gens parce qu’il fait référence à un passé qui n’est pas si lointain.

À l’heure actuelle, avec tout ce qui se passe, nous avons l’impression que la Libye est dans une situation invivable…

M. B. : Malheureusement, c’est une zone de guerre. Géographiquement, la Libye c’est aussi une zone de transit où passent de nombreux migrants se dirigeant vers l’Europe, puisqu’elle représente l’unique porte de sortie vers la Méditerranée pour les sub-sahariens. De plus, il faut reconnaître qu’il y a un déni de l’africanité chez le maghrébin.

Les parents, avant de se définir dans leur relation, en tant que couple, doivent se définir au sein d’un pays en mutation, doivent parvenir à définir leur place sociale…

M. B. : Qu’il s’agisse du père ou la mère, de l’homme ou de la femme, chacun doit se réapproprier sa place dans la société en jouant avec les lois, en décidant de s’en affranchir ou de les respecter. C’est un film qui parle de l’émancipation, féminine certes, mais également masculine. Il est donc question d’un affranchissement vis-à-vis de tous les dogmes sociaux, culturels, religieux et moraux, qui pèsent sur les personnages.

Nous avons suffisamment lu et vu de choses sur l’Occupation allemande en France pour savoir qu’en période de troubles de très belles choses peuvent se produire, tout comme des comportements ignobles.

M. B. : Bien sûr, ça fait écho au film. Il y a des gens qui vont faire du profit en vendant des voitures ou des maisons, et d’autres en vendant des êtres humains. Heureusement, en temps de crise, certaines personnes peuvent être capables du meilleur. C’est dans ces eaux troubles que j’ai voulu tenter de naviguer.

Alors que nous pourrions utiliser la fameuse phrase de Renoir : « Chacun a ses raisons », selon laquelle il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises personnes, le personnage qui offre de vendre les organes d’un enfant apparaît pourtant réellement comme abject.

M. B. : Oui, mais on y croit. J’ai voulu déjouer les certitudes : cet homme est l’incarnation du mal, mais finalement on essaye de le comprendre, de savoir s’il dit la vérité par rapport à son passé et à la mort de son fils. Je voulais que le spectateur se demande s’il s’agit d’un homme profondément méchant ou si c’est la vie qui l’a rendu comme ça.

L’avantage c’est que ça crée du suspens, qui nous permet de rentrer dans la peau des personnages, de faire émerger une tension…

M. B. : Tout à fait, parce qu’il est notamment question d’une course contre la montre pour sauver la vie de l’enfant. C’est la raison pour laquelle on sent une tension, un suspense. Les enchaînements d’obstacles qui coupent les personnages dans leur élan donnent envie au spectateur de savoir si l’enfant sera finalement sauvé ou non.

Il me semble que vous souhaitez ancrer votre film dans l’hyper réalisme… 

M. B. : C’était un choix, en effet, d’être dans une espèce de sobriété, que ce soit par rapport à la mise en scène, à l’écriture, au jeu ou encore au montage. Je voulais être proche des personnages pour pouvoir les comprendre, et ne pas céder aux artifices qu’offrent les techniques cinématographiques actuelles. Je voulais une mise en scène viscérale et organique. Le scénario était déjà bien chargé et je voulais éviter de tomber dans le pathos. Je souhaitais seulement pouvoir observer l’évolution des personnages. Entre le début et la fin du film, ils ont fait un sacré voyage.

Le film pose en parallèle la question de la paternité… Est-elle définie par le fait d’avoir élevé un enfant ou d’en être le géniteur ?

M. B. : Absolument, c’est un des moteurs du film. Être père, ou être mère, est-ce que c’est juste être un patronyme sur un acte de naissance, une séquence génétique, ou de l’amour, de l’éducation, du temps et du partage ? Il faut voir le film pour connaître la réponse.

Il est également question de la place de la femme dans le couple, dans la société, question d’autant plus intéressante puisqu’il s’agit d’un couple occidentalisé.

M. B. : L’homme et la femme vont vivre une véritable remise en question sans laquelle ils ne pourraient pas évoluer. La Tunisie a été un pays précurseur dans l’émancipation de la femme ; cette dernière a pu voter, avorter, avant bien d’autres femmes européennes. Toutefois, indépendamment du statut social ou géographique, la société tunisienne a la particularité d’être matriarcale à l’intérieur des foyers et patriarcale à l’extérieur. Dans certains quartiers populaires il existe encore des cafés réservés aux hommes par exemple, ce qui n’est pas normal sachant qu’il n’y a pas de cafés réservés aux femmes. Alors que la société tunisienne est avant-gardiste sur certains sujets, elle reste très conservatrice sur d’autres.

Comment s’est déroulé votre travail avec les acteurs ?

M. B. : Sami Bouajila (qui interprète Fares) vit en France. Il a donc dû venir s’installer à Tunis un mois avant le tournage pour se replonger dans la culture tunisienne. Il y a eu beaucoup de temps de préparation en amont. Une fois sur le plateau, j’ai pour habitude d’être très proche de mes acteurs. Je ne veux pas avoir des comédiens en face de moi, mais des êtres humains. Mon rôle est de découvrir leurs failles pour en tirer le meilleur, parce qu’au fond, je suis le premier spectateur et si j’arrive à être ému ça signifie que ça fonctionne. Sur le tournage j’étais à la recherche d’une certaine vérité, je voulais pouvoir la frôler et être le plus authentique possible.

Si vos décors sont en grande partie des lieux réels, avez-vous été tourner certaines de vos scènes en Libye ?

M. B. : La Libye a été reconstituée dans le Sud de la Tunisie, mais nous avons tout de même tourné dans de véritables hôpitaux. L’unique décor entièrement reconstitué, c’est la salle de réanimation pour des questions logistiques et pour éviter de monopoliser un lieu aussi stratégique.

Un fils est votre premier film en tant que metteur en scène. Quel est votre ressenti ?

M. B. : Je suis ravi du succès que rencontre le film. Dans l’actualité de ces derniers temps, les médias affirment que la Tunisie est le premier pays exportateur de terroristes chez Daesh. Donc, pour une fois, je suis vraiment fier que nous arrivions à exporter la culture, le cinéma, pour que le monde ait une autre image, un autre visage du pays.

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Mis en forme par Camille Sainson

Bik Eneich. Réal. et scén. : Mehdi M. Barsaoui. Phot. : Antoine Héberlé. Mus. : Amine Bouhafa. Prod. : Habib Attia, Marc Irmer. Dist. : Jour2fête. Int. : Sami Bouajila, Najla Ben Abdallah, Youssef Khemiri, Noomen Hamda, Qasim Rawane, Slah Msaddak, Mohamed Ali Ben Jemaa. Durée : 1h36. Sortie France : 11 mars 2020.




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