Entretiens Eugénie Grandet de Marc Dugain

Publié le 15 septembre, 2021 | par @avscci

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Entretien Marc Dugain – Eugénie Grandet

Eugénie Grandet est le troisième film de Marc Dugain, qui s’avère à chaque fois être le peintre pointilleux d’une époque. Après l’effroi du stalinisme dans Une exécution ordinaire, après les petits calculs minables des cours d’Europe au XVIIIe siècle dans L’Échange des princesses, il nous montre le capitalisme bourgeois naissant en ce début du XIXe, qui débouche sur la rapacité et la sécheresse de cœur. On a le sentiment de se retrouver dans une chanson de Brel ou dans un film de Becker, comme ce Goupi Mains Rouges, où les familles sont comme des prisons. Le personnage principal, le nerf de la guerre, c’est l’argent. Le père Grandet ne pense qu’à ça, il est prêt à tout sacrifier, à commencer par les sentiments qui devraient l’attacher aux siens, pour s’enrichir encore. Il a jadis été révolutionnaire, a juré d’avoir la peau des privilèges. Pour être en première ligne quand il s’agit de reconstituer une caste. Mais Eugénie Grandet parle aussi bien sûr de la place de la femme dans la société. Le roman de Balzac est paru en 1834. Le film de Marc Dugain est moins plombé, moins plombant que ne l’était le roman. L’épilogue laisse entrevoir comme une promesse d’ouverture au monde. C’est volontaire de la part du cinéaste, qui tient visiblement à ce que son film soit une ode à la femme autant qu’une revendication de liberté. Et d’ailleurs que de chemin parcouru en l’espace de deux siècles, quand les hommes se comportaient comme des talibans en redingote. Il en reste…

Avez-vous un goût prononcé pour Balzac en général, ou particulièrement pour ce roman-là ?

Marc Dugain : Balzac fait pour moi partie des écrivains très importants. Je le lis et le relis : La Cousine Bette, Le Cousin Pons, etc. J’avais eu un projet sur ce dernier titre, d’ailleurs. Pour cette adaptation d’Eugénie Grandet, ça s’est passé de manière inattendue. Lors de vacances, je me suis retrouvé sans plus rien à lire. J’avais toute la Comédie humaine sur une étagère. J’ai commencé à relire Eugénie Grandet. J’ai ensuite appelé mon associé et lui ai dit : « Je crois que nous avons un film possible. » S’est immédiatement posée la question du comment adapter Balzac aujourd’hui. Que peut-on retenir et que doit-on laisser de côté ? La langue de Balzac est pour certains un peu surannée. Jusqu’où pouvait-on aller dans la modernisation ? Je trouve tout cela passionnant à faire. J’ai fait en sorte que la langue soit moderne sans être anachronique. Le sujet – l’argent, et ce qui en découle, les femmes comme monnaie d’échange – est actuel. Le roman est représentatif de la destruction des rapports humains par l’argent. Qui nous amène à une réflexion plus générale, qui prend une dimension politique. L’action se déroule au début du XIXe siècle, au moment de l’avènement du capitalisme. Félix Grandet pourrait être n’importe quel énorme capitaliste d’aujourd’hui. Il a la même déshumanisation, la même cupidité. En extrapolant, c’est cet état d’esprit qui conduit à la crise climatique. C’est un premier point. Ensuite, il y a la question de la condition féminine, très actuelle également. Cela a été le point de départ du film.

Les personnages passent leur temps à faire des comptes…

Marc Dugain : Il n’y a pas la place aux sentiments pour cette bourgeoisie-là. Y compris pour les enfants. Cette empathie envers les enfants est récente. On pouvait la trouver chez certains aristocrates minoritaires, elle n’avait rien d’unanime. Les relations entre les générations étaient toujours des rapports économiques.

Nous sommes à cet égard dans le prolongement de L’Échange des princesses !

Marc Dugain : Le contexte était encore pire, puisque dans L’Échange des princesses on « deale » avec des enfants ! Cela se passait durant le règne des grandes monarchies européennes. Les transactions se faisaient avec des enfants comme monnaie d’échange, on les vendait, on les dotait, on leur donnait un territoire. Avec Eugénie Grandet, nous sommes juste après la Révolution. Plusieurs éléments avaient changé. Le marchandage marque l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir.

La foi religieuse est devenue la marque d’un statut social dans ce contexte post-Révolution…

Marc Dugain : Ce qui est terrible, c’est que Félix Grandet est un sans-culotte laïc. Mais il se sert de la religion pour confiner son épouse et sa fille à la maison et décider de leur emploi du temps.

À ce titre, nous voyons Eugénie pour la première fois à l’église, où elle se confesse de n’avoir rien à confesser. Elle dit d’entrée de jeu son amour pour l’amour…

Marc Dugain : Je tenais à ce que le film commence comme cela. Eugénie affiche dès le départ un décalage entre ce qu’elle désire et sa condition familiale et sociale. Elle a une haute idée de l’amour, presque spirituelle. C’est ce qui va lui permettre de tenir.

On imagine que ce n’est pas par hasard que vous enchaînez par la scène on ne peut plus terre à terre où Grandet marchande de vieilles pierres…

Marc Dugain : C’est une séquence que j’ai ajoutée au livre. Comme d’autres, telle celle des enchères de vins, tournée à Fontevraud. Je tenais à montrer cette radicalité de la présence de l’argent.

Le personnage d’Eugénie est plus résistant dans votre film que dans le roman. L’épilogue est notamment plus ouvert. Dans le roman, une chape de plomb se referme sur l’héroïne. Ce changement de pied doit-il est compris comme étant un acte politique de votre part ?

Marc Dugain : Tout à fait. La façon dont Félix Grandet se conduit avec sa fille est très ambiguë. Il n’est pas incestueux, mais il la considère totalement comme sa propriété. Mais à ne pas lui laisser d’air, sans le vouloir, il lui rend presque service. Comme il l’a réifie et qu’il est avare, il ne veut pas la vendre ni la doter. Résultat : quand il meurt, Eugénie hérite et acquiert une liberté qu’elle n’aurait pas pu espérer. Si elle avait été mariée quand ses parents étaient vivants, elle aurait subi un autre joug. J’ai voulu mettre en avant ce paradoxe qui n’était pas exprimé dans le livre.

Cela pose la question de savoir jusqu’où on peut aller dans la relecture du passé, et jusqu’où il faut indiquer au spectateur que c’est bien une relecture.

Marc Dugain : Nous avons essayé de proposer une relecture du passé qui ne soit pas anachronique et qui ne déforme pas l’Histoire. Je pense qu’il n’y a rien de pire. C’est la porte ouverte à une forme de négationnisme. En refusant l’Histoire telle qu’elle a été, avec tout le travail des historiens qui s’y attache, en disant : « Ça n’a pas existé, il ne faut pas en parler, car en parler c’est perpétuer les choses », on se fourvoie. Je ne m’associe pas du tout à cette démarche. J’ai pris quelques libertés de modernisation, certes, mais rien d’anachronique, rien qui ne dénature le texte. Je l’ai plutôt rendu audible pour les gens de notre époque. L’adapter tel quel n’aurait pas eu d’intérêt. Je veux raconter quelque chose qui m’intéresse à partir de cette œuvre, sans la spolier.

C’est une démarche qui est similaire à celle de vos deux films précédents : visiter l’Histoire en la rendant compréhensible aujourd’hui. Dans vos trois films, les personnages sont enfermés, oppressés, ils étouffent.

Marc Dugain : C’est vrai. C’est la même atmosphère étouffante dans Une exécution ordinaire et L’Échange des princesses. La question du pouvoir m’intéresse : celui de Staline, celui du roi, là celui du pater familias. L’absolutisme, l’abus de pouvoir me hérissent.

Quelle a été l’idée dominante pour votre mise en scène ?

Marc Dugain : L’élément principal était le temps. Je veux prendre le temps de filmer. Et le montage n’est pas rapide. J’ai envisagé un temps de faire le film dans un noir et blanc à la Ida, que j’aime beaucoup. J’ai renoncé, car cette radicalité a inquiété les diffuseurs pour l’exploitation, notamment télévisuelle. J’ai opté pour la couleur pour rendre compte de la terre, de la nature. Nous n’avions pas beaucoup de moyens. Tant mieux, d’une certaine manière. Cela m’a poussé à une certaine radicalité. J’aime la contrainte. Quand l’un de nos diffuseurs nous a fait faux bond, nous avons décidé d’y aller quand même. Je précise que ce que j’écris ne coûte pas cher. J’évite tout ce qui n’est pas nécessaire à la narration et qui va coûter de l’argent. J’ai ce réflexe de producteur. Seules trois séquences, où l’on sortait du point de vue des Grandet, sont parties à la poubelle lors du montage. Par ailleurs, au niveau des décors, je ne voulais pas de studio. Je ne voulais faire dans l’artifice.

Si vous aviez eu plus de moyens, en quoi le film aurait-il été différent ?

Marc Dugain : Avec plus d’argent, j’aurais peut-être fait des choses plus illustratives, par exemple sur la Loire, la reconstitution d’un port quand Charles s’en va, etc. Mais cela coûtait trop d’argent. La Loire était en train de monter et nous risquions une catastrophe. Je préfère ne pas m’exposer à ça. Sans compter que le tournage s’est achevé trois jours avant le premier confinement ! Nous avons d’ailleurs quasiment tous attrapé la Covid-19 sur le tournage. Je vous laisse imaginer dans quel état nous étions a moment du clap de fin ! n

Propos recueillis par Yves Alion et mis en forme par Tancrède Delvolvé

Réal. et Scén. : Marc Dugain, d’après le roman de Honoré de Balzac (1834). Phot. : Gilles Porte. Prod. : High Sea Production, Tribus P.Films. Dist. : Ad Vitam. Int. : Joséphine Japy, Olivier Gourmet, Valérie Bonneton, François Marthouret, César Domboy. Durée : 1h45. Sortie France : 29 septembre 2021.




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