Entretiens Entretien avec Jean-Pierre Ameris à propos de Profession du père

Publié le 12 juillet, 2021 | par @avscci

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Entretien Jean-Pierre Améris – Profession du père

Il est des films qui nous font rire, et que l’on a oublié cinq minutes après avoir quitté la salle. Il en est d’autres qui nous mettent mal à l’aise, mais nourrissent notre réflexion pendant des jours et des jours. Profession du père est un cas à part. Le film nous fait rire, mais il nous met également mal à l’aise et suscite des réflexions contradictoires. Tant mieux. Qu’il donne dans la comédie (Les Émotifs anonymes), la tragédie (Marie Heurtin) ou la fresque (L’Homme qui rit), Jean-Pierre Améris n’aime rien tant que nous donner à voir des êtres cabossés par la vie. Les personnages de Profession du père n’échappent pas à la règle, si ce n’est que le premier d’entre eux (le père, justement) n’est pas particulièrement sympathique… Il lui arrive même d’être odieux. Et c’est toute la force du film que de jouer avec nos émotions, jouant les funambules autour d’un récit qui menace de glisser à tout moment. Benoit Poelvoorde n’a pas été choisi au hasard, il aime incarner des personnages border line, mais qui dégagent une sympathie immédiate. Le film écorne, puis mord dans ce capital de sympathie jusqu’à se mettre lui-même en danger. Parallèlement, décrivant un mythomane, il pose la question de la fiction, autrement dit de ces fantasmes qui nous aident à vivre, mais qui parfois nous détachent dangereusement du réel. C’est au demeurant la question centrale du cinéma…

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

C’est la première fois qu’Olivier Delbosc produit l’un de vos films…

Jean-Pierre Améris : Effectivement. Quand j’ai eu envie d’adapter le livre de Sorj Chalandon, je me suis aperçu qu’Olivier en détenait les droits. Nous nous sommes rencontrés, nous avons constaté que nous étions sur la même longueur d’ondes. Le sujet de l’enfance cabossée lui tenait à cœur autant qu’à moi. Et à Benoît Poelvoorde aussi au demeurant.

Bertrand Tavernier a beaucoup tourné avec Philippe Noiret, qu’il a fini par qualifier d’acteur autobiographique. Vous, c’est la troisième fois que vous travaillez avec Benoît Poelvoorde. Est-il votre acteur autobiographique ?

J.-P. A. : Je pense en effet que les cinéastes ont des alter ego. C’est vrai que je me sens proche de Benoît Poelvoorde. Àl’écriture du scénario, et même dès la lecture du roman, c’était pour moi évident qu’il allait être le père. Je crois que personne d’autre n’aurait pu jouer ce rôle. J’étais passionné par l’idée de le faire tourner dans un rôle très différent de ceux pour lesquels je l’avais fait tourner. Les Émotifs anonymes et Une famille à louer étaient des comédies. Profession du père est évidemment d’une autre trempe…

Mais il lui est arrivé d’être inquiétant, chez Anne Fontaine par exemple. Sans oublier qu’il s’est fait connaître avec C’est arrivé près de chez vous, qu’il a cosigné et pour lequel le second degré n’a pas été évident pour tous les spectateurs…

J.-P. A. : Je l’aime aussi pour sa capacité à instiller par moments un certain malaise. Mais c’est formidable de pouvoir retrouver des comédiens avec lesquels on a aimé travailler, surtout si c’est pour explorer d’autres terrains de jeu. J’avais déjà ressenti cela avec Isabelle Carré. On a besoin de moins de temps, c’est plus direct. Lorsque Benoît est venu à Paris pour une première lecture, la seule question qu’il m’a posée, c’était : « Est-ce que tu l’aimes, ce père ? ». J’ai répondu oui. Ne serait-ce que parce qu’il a beaucoup de traits de mon père, et que j’aimais beaucoup mon père. En fait cette question est évidemment centrale. Et je savais qu’en prenant Benoît, malgré la violence du personnage, malgré sa mythomanie, un trait de caractère que mon père n’avait pas, le personnage garderait l’affection du public. C’est un comédien qui confère automatiquement une humanité aux personnages qu’il interprète. Au-delà de sa monstruosité. Ce qui l’approche de certains comédiens italiens, comme Alberto Sordi ou Vittorio Gassman, qui n’ont jamais rechigné non plus à incarner des monstres. Mais peut-être n’était-ce pas gagné d’avance : l’entourage professionnel de Benoît lui déconseillait de se lancer dans cette aventure. Cela m’a fait penser à Claude Chabrol lorsqu’il a cherché qui pouvait incarner le personnage central de Que la bête meure. Je sais que Philippe Noiret l’a refusé… Jusqu’au jour où Chabrol a pensé à Jean Yanne. Qui lui a répondu magnifiquement : « Je n’y vois pas d’abjection ! ». Au final, c’est bien sûr la beauté de l’acteur que de savoir endosser la noirceur. À ses proches qui lui déconseillaient d’y aller, Benoît répondait qu’Al Pacino avait été bien imprudent de dire oui pour Scarface. Où il deale de la drogue, veut coucher avec sa sœur et tue des hommes par dizaines. À vouloir se protéger, on finit par ne plus jouer Shakespeare…

Le film est adapté d’un roman de Sorj Salandon. Est-il intégralement autobiographique ?

J.-P. A. : J’ai toujours aimé les romans de Sorj Salandon, qui portent le plus souvent des histoires de mystification. J’ai lu tous ses romans, comme je l’ai fait avec Patrick Modiano, qui reste mon idole… J’aime particulièrement Le Petit Bonzi, Retour à Killybegs, La Légende de nos pères. Et bien sûr Mon traître, où un personnage se laisse prendre aux fictions d’un autre avant de découvrir que tout est mensonge. Profession du père est un peu construit sur le même schéma, mais en l’occurrence il s’agit d’une histoire vraie… Le père de Sorj était vraiment mythomane, se faisant passer pour un héros de la Seconde Guerre mondiale, champion de judo, etc. Et par ailleurs tyran domestique. Quand j’ai lu ce livre, même si mon père n’était pas mythomane, cela a fait remonter beaucoup de choses de mon enfance. Mon père était violent, il faisait régner la peur à la maison. Mon travail, c’est d’essayer de comprendre le fonctionnement des personnages. Je ne voulais pas faire un film qui soit un règlement de comptes, mais trouver la clé de ce comportement. J’ai d’ailleurs dit à Sorj Chalandon, dès notre première rencontre, que je n’utiliserai que la première partie de son livre, consacrée à l’enfance, mais que je ne dirai rien de l’adolescence et de l’âge adulte du personnage, à l’exception de l’épilogue.

La relation entre vos parents était-elle aussi conflictuelle et parfois violente que celle que montre le film ?

J.-P. A. : Complètement. D’ailleurs quand Sorj Chalandon a vu le film, il m’a dit : « C’est plus tes parents que les miens ». La question que pose le film est celle de savoir comment on se débrouille à dix ans pour concilier l’amour inconditionnel que l’on porte à ses parents et ce que l’on perçoit de ce qui ne fonctionne pas. À cet âge-là, j’entendais mes parents se disputer au bout du couloir, mais je n’en saisissais pas bien sûr les raisons profondes.

L’enfance perdue est un thème qui ne vous lâche pas. Marie Heurtin est à peine plus âgée et son handicap l’éloigne du monde… Dès votre premier film, Le Bateau de mariage, vous nous montrez des enfants à l’école, dépassés par des enjeux graves, ceux de la résistance et de la collaboration, etc.

J.-P. A. : Je pense qu’il est évident que c’est avec ma part d’enfance que je fais mes films. C’est sans doute pour cela que je tourne le plus souvent avec des comédiens dont la part d’enfance est affichée, Isabelle Carré ou Benoît Poelvoorde. Et même Gérard Depardieu. À y regarder de plus près, les vrais adultes ne sont pas vraiment présents dans mes films. Ce qui m’a séduit dans le roman de Sorj Chalandon, c’est les possibilités qu’il offrait de jouer une carte tragi-comique, un peu à l’italienne, de par la mythomanie du personnage.

Avez-vous ostensiblement tiré certaines scènes du film vers des souvenirs très personnels, quitte à vous éloigner du roman ?

J.-P. A. : Tout à fait. Je me suis souvenu de mon père reniflant les assiettes avant chaque repas, les renvoyant en cuisine en disant qu’elles sentaient l’œuf pourri… Quand on assiste à cela à dix ans, on se perd en questions. Pourquoi ma mère était-elle si soumise ? J’en avais déjà un peu parlé dans Les Émotifs anonymes : mon père était un homme amer, en guerre contre la société. Et il allumait la télévision pour s’engueuler avec De Gaulle ou Pompidou… Ce ressentiment, cette violence ne pouvait pas ne pas être répercutée sur sa famille. Mais tout ce qui ne marchait pas n’était pas toujours de la faute de mon père. C’est ensemble que nous avons construit une famille de guingois.

Comment avez-vous choisi Audrey Dana pour être la mère, et donc un peu votre mère ?

J.-P. A. : C’est vrai que lorsque l’on dit à une actrice : « Tu vas être ma mère », on lui met une certaine pression sur les épaules. J’ai beaucoup parlé de ma mère à Audrey. Et elle est parfaitement entrée dans la peau de cette femme soumise et triste. Ma mère aimait chanter, mon père lui a toujours interdit… Elle aurait voulu sortir, il ne voulait jamais voir personne… Quand on a dix ans et que l’on voit sa mère observer par la fenêtre, d’un air triste, l’immeuble d’en face où il y a des gens qui s’amusent, on se prend un sacré coup de massue sur la tête. J’ai du mal à ne pas l’associer à la scène finale, sublime, de La Fièvre dans le sang, d’Elia Kazan, quand les anciens amants se retrouvent alors que leur vie est passée et que sous leurs sourires se devine une tristesse abyssale.

Votre film parle du père, mais tout est vu à travers les yeux de l’enfant…

J.-P. A. : C’était l’enjeu. Avant d’être inquiétant, le père est d’abord très excitant pour son fils. Il a du temps libre et l’entraîne dans des aventures incroyables… On idéalise ses parents quand on est enfant. Ce n’est que peu à peu que l’on mesure qu’ils ne sont pas plus forts que nous et qu’ils font ce qu’ils peuvent…

Vous auriez pu tourner ce film lorsque vos parents étaient vivants ?

J.-P. A. : Non ! Mon père est mort en 2005, ma mère en 2018. Et Profession du père est clairement un film d’orphelin. Si je l’avais fait plus tôt, je n’aurais pas pu prendre le risque de les blesser. Mais en faisant le film, je me rends bien compte que je dois me faire à l’idée d’être passé à côté. Nous n’avons pas réellement échangé, en tout cas pas comme nous l’aurions pu, comme nous l’aurions dû.

Ce qui est fascinant, c’est que personne n’est tout blanc ou tout noir. Le père est odieux, mais l’enfant reproduit d’une certaine manière son emprise empoisonnée auprès de son copain de classe…

J.-P. A. : Absolument. Et c’est tout à fait authentique. Le père de Sorj Chalandon parlait vraiment d’organiser un attentat et de tuer De Gaulle… Et c’est ainsi que le jeune garçon entraîne son camarade de classe dans le délire de son père… C’est d’ailleurs le grand regret de Sorj Chalandon que d’avoir envoyé indirectement le jeune pied-noir auquel il s’était lié en maison de correction et ne pas savoir ce qu’il est devenu. Une famille est le plus souvent un endroit douillet, mais c’est aussi une construction névrotique. Le gamin n’est pas loin d’être entraîné à jamais dans la folie de son père. Et c’est parce que celui-ci le trahit qu’il permet in fine à son fils de remettre les pieds sur terre.

Et de s’en sortir…

J.-P. A. : Sorj Chalandon s’en est sorti grâce à l’écriture. Et moi d’une certaine manière en faisant des films. Nous avons utilisé cette folie familiale pour créer…

Chalandon vous a-t-il confié des anecdotes qui ne sont pas dans le roman et qui ont pu enrichir le film ?

J.-P. A. : Oui, mais je ne les ai pas utilisées. Il m’a révélé que son père avait fini sa vie dans un asile psychiatrique, et qu’il avait alors cessé de le voir. Quand il est mort, les psychiatres ont appelé Sorj et son frère pour leur dire que leur père avait poussé son dernier soupir de façon inattendue. Il s’est redressé sur son lit, il a regardé autour de lui et il a demandé : « Il est pas là, De Gaulle ? »… Et il est mort. C’est parfaitement tragi-comique, et c’est cela qui me fascinait dans cette histoire. Le père de Chalandon s’est tenu en permanence sur cet entre-deux. Quand il dînait, il lui arrivait de déclarer : « Quand on pense que le destin de la ville de Lyon se joue dans cette cuisine », alors qu’il ne se passait rien. C’est le genre d’éducation qui vous forge un imaginaire hors normes. Cette histoire parle aussi de l’embrigadement. Aujourd’hui le père serait considéré comme complotiste.

J’ai souvenir que vous aviez dit que vos parents avaient passé leur vie à déclarer : « Pourvu qu’il ne nous arrive rien ». Et tout à coup celui qui incarne au moins partiellement votre père est à l’inverse totalement mythomane…

J.-P. A. : Je ne crois pas que ce soit réellement antinomique. Ces gens ont tellement peur du réel qu’ils se sauvent en se réfugiant dans le fantasme. Mon hypothèse sur les ressorts de la violence, c’est la peur du réel. Quand on a le sentiment de ne rien maîtriser, la vie s’échappe, c’est si facile de se rattraper dans le cadre étroit de la cellule familiale et de jouer les tyrans domestiques.

Comment avez-vous trouvé le petit garçon du film ?

J.-P. A. : Je l’ai repéré dans un film belge, Duelles. Je ne sais pas si leur belgitude commune a joué, mais la complicité entre lui et Benoît a été totale. Cela a constitué l’un des grands bonheurs de ce film. Il a parfaitement compris les ambiguïtés du personnage, ses douleurs. Je ne le répèterai jamais assez : compte tenu de ce qu’ils se prennent sur la tête, les enfants sont véritablement des héros…

Heureusement qu’ils desserrent l’étau en gommant la frontière entre réalité et fiction…

J.-P. A. : C’est effectivement l’une des articulations du film, ce jeu constant entre le réel et le fantasme. Et on ne sait jamais précisément ce que croit le gamin ou ce qu’il fait semblant de croire pour faire plaisir à son père. Mais il faut bien voir que le gamin est excité quand son père l’entraîne dans une histoire folle, à la limite du récit d’espionnage. La fiction nous aide naturellement à supporter le réel, mais un excès de fiction dérègle totalement la mécanique… Les histoires du père mettent l’enfant en danger parce qu’il n’a pas les codes, la fiction poussée à l’extrême flirte avec la folie… C’est d’ailleurs ce que les psys décrivent quand ils parlent des jeux vidéo qui dans certains cas font perdre tout contact avec la réalité. Les gamers pensent vraiment qu’ils ont trois vies…

Mais le spectateur se perd aussi. Le père manipule son fils, qui manipule à son tour son copain de classe. Mais devant une l’avalanche de faits incroyables que relate le film, on se demande aussi si vous ne nous manipulez pas à votre tour…

J.-P. A. : C’est le principe du cinéma. J’ai conscience que Profession du père n’est pas mon film le plus aimable, et qu’il peut mettre mal à l’aise à l’occasion. Mais c’est sans doute l’un des plus personnels.

Propos recueillis par Yves Alion

Film français de Jean-Pierre Améris (2020). Scn.: Jean-Pierre Améris et Murielle Magellan, d’après le roman éponyme de Sorj Chalandon Dir. Ph.: Pierre Milon. Mont.: Anne Souriau. Déc. : Pascaline Pitiot. Cost. : Emmanuelle Youchnovski. Prod. : Olivier Delbosc pour Curiosa Films. Dist.: Ad Vitam. Avec Benoit Poelvoorde, Audrey Dana, Jules Lefebvre, Nicolas Bridet, Laurent Maurel, Tom Lévy. 1h45. Sortie France : 28 juillet 2021.




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