Entretiens

Publié le 14 janvier, 2015 | par @avscci

Entretien Jean-Pierre Améris pour Marie Heurtin

Marie Heurtin est un peu par sa simplicité et son réalisme à l’opposé du film de Jean-Pierre Améris qui l’avait précédé : L’Homme qui rit. Pourtant, ce qui les unit est plus grand que ce qui les distingue : une évidente empathie pour le genre humain et notamment pour ceux qui sont différents. Marie Heurtin raconte une histoire vraie, celle d’une adolescente sourde et aveugle prise en charge par des religieuses à la fin du XIXème siècle. Soit un douloureux apprentissage, celui de l’éveil à la nature, aux autres, à la vie. Jean-Pierre Améris a voulu pour cela que son film soit aussi pour nous une expérience sensorielle et que nous nous glissions le plus possible dans la peau de cette jeune fille que l’on considérait comme débile mais qui au fond ne demandait qu’à s’ouvrir au monde. Difficile de ne pas penser à L’Enfant sauvage de Truffaut. Il est vrai que la très grande sensibilité d’Améris n’a pas à rougir de la comparaison avec celle du signataire des Quatre Cents Coups 

Tous les personnages de vos films sont douloureux. C’est évidemment une nouvelle fois le cas. Mais le choix des sujets étant quasi infini, pourquoi avoir choisi d’aborder celui-là ?

Jean-Pierre Améris : Le point commun de mes personnages c’est l’exclusion. À chaque fois se pose la question de savoir comment ils vont parvenir à intégrer le monde des humains. Il se trouve que j’ai vu quand j’étais adolescent Miracle en Alabama, le film d’Arthur Penn. Et j’ai été bouleversé par le personnage d’Helen Keller. Adolescent, j’avais beaucoup d’empathie pour ceux qui avaient de la peine à communiquer, et la surdité me fascinait. La surdité souligne la difficulté de se retrouver avec les autres. Dès mon premier long métrage, Le Bateau de mariage, j’ai créé un personnage de femme sourde, la fille du maire. C’est une jeune comédienne sourde, Noémie Churlet, qui tenait le rôle. Et c’est la même Noémie Churlet qui incarne sœur Raphaëlle dans Marie Heurtin, vingt et un ans plus tard. Entre ces deux films elle a beaucoup fait de théâtre, dans la cadre du théâtre pour sourds, qui est très inventif…

Helen Keller a continué à vous hanter ?

J.-P. A. : Je n’ai jamais cessé de me demander comment il était possible de vivre en étant à la fois sourd et aveugle. Helen Keller n’était pas atteinte de ce double handicap à la naissance. C’est une méningite à l’âge de dix-neuf mois qui en a été le déclencheur. J’ai lu beaucoup de choses sur le sujet, jusqu’à tomber un jour sur l’histoire de Marie Heurtin. À la différence d’Helen Keller, Marie Heurtin est née sourde et aveugle. Quand son père a été consulter un médecin, celui-ci lui a dit que sa fille était débile et qu’elle était bonne pour l’asile. Mais il a préféré la conduire à Larnay, chez des religieuses qui s’occupaient de filles sourdes et leur enseignaient la langue des signes, qui avait été mise au point par l’Abbé de l’Épée cent ans plus tôt, et que l’on voit dans Ridicule, le film de Patrice Leconte. Les religieuses lui ont dit que cet apprentissage était impossible puisque Marie était aveugle. Mais sœur Marguerite est sortie du rang et a dit qu’elle voulait essayer de sortir Marie de sa nuit. Quand j’ai décidé de me lancer dans l’aventure du film, j’ai bien sûr été voir les religieuses de Larnay, qui continuent encore aujourd’hui à venir en aide aux sourds et aux sourds-aveugles. Et d’entrée de jeu, l’émotion que j’ai ressentie était immense. Les enfants qui viennent à votre rencontre n’ont pas d’autre moyen pour faire connaissance que de vous toucher, de vous renifler. Ce qui n’a pas été commode avec moi, compte tenu de ma taille… C’était en 2007. Je me suis régulièrement rendu à Larnay pendant cinq ans. Je sentais qu’il y avait là un motif cinématographique très fort.

De film en film, ce besoin de nouer une relation avec des êtres en marge est-il dicté par une empathie personnelle ou naît-il aussi d’un potentiel motif cinématographique ?

J.-P. A. : C’est parce que je désire faire un film que je cherche à me faire ouvrir les portes. Si je n’avais pas le cinéma, je n’oserais jamais frapper à la porte de Larnay. Et de la même manière c’est parce que je m’empare du sujet pour intéresser le public que ces portes me sont ouvertes. Je ne fais pas de documentaires, mais mes films de fiction ont besoin de se nourrir d’une solide expérience. C’est ainsi que j’ai passé des mois dans les unités de soins palliatifs pour les besoins de C’est la vie ou que j’ai vécu à Calais pour pouvoir faire Maman est folle. Pour répondre à votre question, les retombées sont doubles. En allant à Larnay, je m’enrichis en tant qu’être humain, mais je me nourris de ce qui me permettra de faire mon film. Il y avait peu de documents sur Marie Heurtin. Mais le film est fait d’une infinité de petites choses dont j’ai été témoin au cours de mes visites à Larnay.

Est-il capital que ce soit une religieuse qui s’intéresse au cas de Marie ?

J.-P. A. : Oui, dans le sens où les religieuses sont par définition dans l’impossibilité d’avoir des enfants. Ce n’est donc pas anodin qu’elles mettent toute leur énergie, tout leur amour dans l’éducation de ces enfants handicapés. Le mode de communication avec les enfants sourds-aveugles est beaucoup plus tactile, charnel, voire sensuel qu’avec des enfants sans problèmes. C’est cette relation qui était passionnante à vivre et à filmer. Avec ces enfants, la découverte du monde se fait par la main… La main est l’unique lien avec le monde. J’ai évidemment filmé cette main qui va toucher les visages, l’écorce des arbres, l’eau… Au-delà j’ai essayé de montrer que nous ne portons qu’une attention distraite aux beautés du monde, justement parce que nos yeux nous rendent un peu blasés. Or le monde est beau.

Les spectateurs ayant dans leur majorité la possibilité d’utiliser leurs cinq sens, qu’avez-vous fait pour réorienter leur manière de percevoir le monde ?

J.-P. A. : J’ai simplement veillé à ce que le film soit en permanence très concret. À l’opposé de mon film précédent, L’Homme qui rit, qui était une fable baroque, Marie Heurtin est un film sur le travail. C’est aussi un film sur la foi. Celle qui fait déplacer les montagnes. Pas tellement celle qui débouche sur une pratique religieuse. Il n’y a pas de prières dans le film. J’ai pensé en faisant le film à Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson : la tâche est a priori impossible, mais le travail quand il est opiniâtre permet tout. La foi de Sœur Marguerite est une foi pasolinienne, qui lutte contre la raison. Et c’est d’autant plus remarquable que l’apprentissage du langage des signes de la main est empirique, c’est une création. Sœur Marguerite n’a pas inventé la chose, mais elle n’avait évidemment pas reçu la moindre formation.

Le don de soi se fait un peu dans les deux sens…

J.-P. A. : C’est cela qui me passionnait. Sœur Marguerite a permis à Marie de posséder les outils du langage, et donc d’entrer dans le monde des vivants. Et à l’inverse Marie donne à sa tutrice la force d’affronter la mort. Je vois dans cet échange comme un encouragement à regarder différemment le monde contemporain. Je vais souvent dans les classes pour parler de mes films et je vois des gamins qui ont le sentiment que leur horizon est complètement bouché. Je suis peut-être naïf mais je crois que tout le monde a des talents, des capacités et qu’il suffit d’accompagner ceux qui doutent pour leur redonner un peu de confiance en eux. Ce qui ne veut pas dire que tout va être facile. L’éducation n’est pas toujours une partie de plaisir. Il n’est qu’à voir L’Enfant sauvage, de Truffaut [photo ci-dessous], pour s’en persuader. Mais l’éducateur de cet enfant ne lâche pas prise, il ne baisse pas les bras…

jean pierre ameris entretien sortie marie heurtin avant scène cinema 617

On sent que vous avez beaucoup de bonheur à voir Marie sortir peu à peu de sa nuit…

J.-P. A. : Évidemment. Son aventure me laisse croire au génie de l’être humain qui trouve toujours le moyen de s’en sortir, à communiquer avec les autres, quelles que soient les circonstances. C’est capital : un bébé que l’on ne touche pas finit par mourir. La communication, orale ou physique, c’est la voie de l’amour. Je suis sans doute attiré par les lieux où l’on souffre parce que c’est là où l’on rencontre des êtres exceptionnels, capables de se donner totalement à autrui. Sœur Marguerite est un peu la cousine du personnage interprété par Sandrine Bonnaire dans C’est la vie.

Les liens entre Marie Heurtin et L’Enfant sauvage sont-ils étroits ?

J.-P. A. : Je pense que L’Enfant sauvage était davantage centré sur l’éducation, alors que j’ai insisté sur le lien réciproque de la religieuse et de l’adolescente. Et puis Truffaut a situé son film dans une époque précise, alors que j’ai tenté de gommer au maximum les marqueurs historiques pour rendre mon histoire aussi un universelle que possible. Dans la réalité, les robes des sœurs n’étaient pas tout à fait celles que l’on voit dans le film et le poids de la liturgie était plus grand. J’ai gommé tout ce qui pouvait détourner l’attention de l’essentiel, à savoir ce lien miraculeux entre les êtres. J’espère que les spectateurs sortiront du film avec le sourire aux lèvres. Je pense que Marie Heurtin est mon film le plus optimiste, le plus lumineux. Ne serait-ce que par la façon dont il exalte la nature. Je ne vous cache pas que je suis choqué par ceux qui considèrent que le sujet est très noir. Je trouve au contraire que le film montre la vie. Et les adolescentes que j’ai rencontrées à Larnay n’étaient pas du tout désespérées. Elles ont une appétence pour la vie que beaucoup de ceux qui n’ont aucun handicap pourraient leur envier. J’ai dû me battre pour financer le projet, on me disait que le projet était trop désespérant. J’espère avoir réussi à montrer que c’est l’inverse…

Avez-vous profité de l’occasion pour apprendre la langue des signes ?

J.-P. A. : Je ne suis pas doué pour les langues, y compris la langue des signes. Qui demande qui plus est une certaine capacité à l’extraversion, ce qui n’est pas mon cas. Mais j’ai appris quelques rudiments. À l’inverse d’Isabelle Carré, qui est devenue experte en la matière en préparant le rôle de sœur Marguerite.

Le rôle de sœur Marguerite est globalement très physique. Comme celui de Marie. On court beaucoup dans le film, on grimpe aux arbres… Les corps à corps sont nombreux. Comment la chorégraphie de tout cela a-t-elle été fixée ?

J.-P. A. : Le tournage a été éprouvant, c’est certain. Mais j’ai beaucoup aimé que pour une fois on ne représente pas des personnages en train de discuter autour d’une table. On peut effectivement parler de chorégraphie dans le sens où le corps est sollicité entièrement. Les sentiments passent par le corps. Qui n’est pas le même dans la colère ou la tendresse. Nous avons beaucoup répété. Il est vrai que j’ai eu beaucoup de chance de trouver cette jeune fille, Ariana Rivoire pour incarner Marie. C’est une comédienne merveilleuse, d’une générosité incroyable. Je l’ai remarquée dès notre première rencontre, dans son lycée de Chambéry. Ariana est sourde, mais elle n’est pas aveugle. J’ai cherché une comédienne sourde-aveugle, j’en avais même trouvé une qui me plaisait bien à Larnay. Mais elle n’avait pas très envie. Je me suis rendu compte que cela aurait posé des problèmes sans doute insolubles, les sourds-aveugles n’ayant pas de représentation dans l’espace. Il faut donc que tous les déplacements soient clairement répétés, balisés. À Poitiers, certains sourds-aveugles servent au restaurant, et ils ne cassent jamais un verre. À condition que personne ne mette une chaise sur leur passage…

Comment avez-vous travaillé avec Ariana Rivoire ?

J.-P. A. : Nous avons beaucoup répété. Pendant au moins trois mois. Elle voulait vraiment tout comprendre des enjeux du scénario. Nous avons ensuite répété les scènes et chorégraphié les bagarres avec Isabelle. Même en les répétant, ces scènes n’ont pas été faciles à faire : Isabelle et Ariana sont reparties couvertes de bleus. Elles n’ont pas triché. J’ai en tout cas été ravi de voir que le film apportait beaucoup à Ariana, que l’expérience lui convenait vraiment. Et elle avait le sentiment que le film lui apportait une reconnaissance, à elle et aux autres enfants sourds, qui lui avait jusque-là été mesurée. Tout le monde y a gagné bien sûr, et moi le premier. Se mesurer au handicap, c’est aussi relativiser les choses et retrouver la mesure de l’essentiel… n

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

 Réal. : Jean-Pierre Améris. Scén. : Philippe Blasband et Jean-Pierre Améris. Phot. : Virginie Saint Martin. Mus. : Sonia Wieder-Atherton.
Prod. : Sophie Révil et Denis Carot. Prod. : Escazal Films / France 3 Cinéma / Rhône-Alpes Cinéma. Dist. : Diaphana Distribution.
Avec Isabelle Carré, Ariana Rivoire, Brigitte Catillon, Noémie Churlet, Gilles Treton, Laure Duthilleul.
Durée : 1h35. Sortie France : 12 novembre 2014.




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