Entretiens Affiche En thérapie d'Olivier Nakache et Eric Tolédano

Publié le 26 mars, 2021 | par @avscci

0

Entretien Eric Tolédano – En thérapie

L’événement cinéma de ce début d’année est incontestablement la série d’Olivier Nakache et Éric Toledano consacrée à la psychanalyse. En thérapie a non seulement attiré des dizaines de millions de spectateurs, mais a notablement relancé l’intérêt de tous pour ce qui éclot dans les cabinets des psys. Il est vrai que les auteurs d’Intouchables (et de plusieurs autres longs métrages qui ont su toucher le public, comme Hors normes ou Le Sens de la fête) savent y faire pour susciter notre empathie pour des personnages auxquels ils portent eux-mêmes une réelle considération. Et que la durée de la série permet un développement qui aurait été mesuré plus chichement dans la cadre d’un long métrage. Au fil des séances (chacune donnant lieu à un épisode… il y en a 35 en tout dans cette première saison) nous entrons dans la psyché d’une demi-douzaine de personnages qui nous émeuvent inégalement selon nos préférences personnelles mais qui ont en commun d’ouvrir leur âme et leur cœur (parfois avec réticence) pour nous autoriser le plus passionnant des voyages. Nous n’insisterons pas sur l’excellence de la prestation de chacun (mais nous reconnaîtrons quand même avoir été subjugués par le naturel et la spontanéité de la jeune Céleste Brunnquell, découverte dans Les Éblouis, et à qui il n’est pas bien risqué de prédire une brillante carrière), ni sur la qualité des dialogues. Mais nous rangerons au plus vite En thérapie parmi les réussites majeures des séries Made in France…

Sachant que vous avez aligné ces dernières années plusieurs films de long métrage qui ont connu un grand succès dans les salles, avez-vous pensé que c’était le moment de mettre une série en chantier pour changer de registre ?

Éric Toledano : Nous n’avions pas particulièrement le désir de nous lancer dans l’aventure de la série. C’est le sujet qui a déclenché ce désir et non l’inverse. La psychanalyse est objectivement un sujet passionnant, mais le long métrage ne permet pas de lui accorder un espace d’expression suffisant pour le traiter comme il le mérite. Le plus souvent, la psychanalyse est utilisée au cinéma comme une avancée dans un scénario qui permet à un protagoniste de dévoiler son intimité. Mais de façon le plus souvent rapide et mécanique. Pour moi, tout cela manquait de crédibilité. C’est en regardant la série originale, Be Tipul, produite par la télévision israélienne, avant d’être adaptée dans vingt pays, que j’ai vu un canevas, une possibilité de ce que le scénariste originel appelle « les failles d’un pays à travers celles d’un personnage ». Autrement dit, la possibilité de faire un scanner d’un pays à un instant T, une photographie qui passe par l’analyse, par la psyché, par le dialogue, par l’écoute. Ce projet-là ne pouvait être porté que par la série, pas par un long métrage à la durée limitée.

Comme vous l’avez dit, il existe une relation entre les traumatismes privés et ceux de toute une société. Mais les névroses et les enjeux de la société israélienne ne sont pas nécessairement ceux de la société française…

É. T. : Évidemment. Il a fallu définir un contexte, et c’est cela qui nous a mobilisés dans un premier temps. Et c’est la France de 2015, traumatisée par les attentats du mois de novembre, qui nous a semblé la plus porteuse. Pour nous, revenir à cette époque permettait de faire le lien entre une fragilité collective et des traumatismes individuels. C’est cette idée-là que nous avons défendue d’entrée de jeu auprès d’Arte.

Quelques mois plus tard, les ravages de la Covid auraient pu porter votre projet…

É. T. : Tout à fait. C’est d’ailleurs un contexte qui pourrait être pris en compte pour une deuxième saison éventuelle.

Le choix d’Arte, qui a une image assez pointue, était-il naturel ?

É. T. : Il fallait en tout cas que ce soit une chaîne qui fasse preuve d’une vraie audace dans le mode de diffusion. Prendre le risque de diffuser 35 épisodes d’une série filmée majoritairement en champ contrechamp ne relevait sans doute pas de l’évidence. Il est évident que nous ne pensions pas au départ atteindre les scores pharaoniques auxquels nous sommes parvenus !

Olivier Nakache et vous êtes-vous les showrunners de la série, sachant que d’autres cinéastes, Pierre Salvadori, Nicolas Pariser et Mathieu Vedepied, se sont joints à vous pour réaliser plusieurs épisodes ?

É. T. : Je ne considère pas le terme de showrunner approprié. C’est un concept importé des États-Unis qui ne correspond pas à ce que nous avons fait. Le show­runner est celui qui a l’idée originale et qui assure le suivi artistique de A à Z. Ce que nous avons fait est d’une certaine manière inédit. Avec Olivier Nakache, nous avons créé un collectif, qui s’est donné comme objectif, en collaboration avec Les Films du Poisson, de créer cette série et de la faire exister. Pour ce faire, nous avons fait appel à des scénaristes, David Elkaïm et Vincent Poymiro, qui ont développé une équipe d’écriture avec plusieurs coscénaristes, puis à des réalisateurs que nous avons invités à se joindre à notre collectif. Il n’y a donc pas de showrunner, mais véritablement un collectif. Mais cela n’est pas fondamentalement différent de la façon dont se monte un long métrage. Olivier et moi avons tourné une partie des épisodes, tout en créant une direction artistique qui a été confiée à Mathieu Vadepied, qui a par ailleurs réalisé plusieurs épisodes. Dans la série originale, afin de ne pas créer de routine, Hagai Levi, qui en est le concepteur, a lui aussi décidé de confier certains personnages à d’autres réalisateurs… C’est ce que nous avons fait. Tout en étant partie prenante du scénario, du casting, du montage, de la musique, du mixage… Cela a été une opportunité formidable pour Olivier et moi. Nous n’étions jamais sortis de notre antre, et nous avons ainsi rencontré d’autres scénaristes, d’autres réalisateurs, d’autres producteurs, etc. Ce sont les rencontres et notre désir d’ouverture après sept longs métrages tous les deux, qui nous ont motivés.

Le plaisir a-t-il été au rendez-vous ?

É. T. : Oui. Parce que cela fait du bien d’ouvrir les fenêtres et de se dégager de certains mécanismes. Nous avons eu la chance de faire des films qui fonctionnaient et qui ont trouvé leur public. Le risque était réel que nous nous enfermions, que nous devenions prisonniers de nos constructions. Se remettre en cause est toujours positif.

Comment s’est établi l’équilibre entre la liberté de chaque réalisateur et un certain nombre de règles, comme dans toute série ?

É. T. : Ce n’est pas une série où il était facile d’imprimer sa propre personnalité. Le cadre est très précis, et n’offre pas de nombreuses possibilités quant à la façon de filmer. Le réalisateur de chaque épisode a d’abord travaillé sur la direction d’acteurs. Il pouvait ensuite cadrer comme il le souhaitait et naviguer à l’intérieur de ce cadre. Néanmoins, il est vrai que le décor était inchangé, et que l’équipe technique restait la même. D’une certaine manière, leur liberté était donc sous contrainte. Ni les scénaristes ni les metteurs en scènes n’ont eu tout à créer dans ces conditions, mais bien une partie d’un tout.

Vous aviez déjà travaillé avec Mathieu Vadepied, dont vous avez produit le premier long métrage. Mais comment avez-vous été conduit à travailler avec Pierre Salvadori et Nicolas Pariser ?

É. T. : Nous aimons beaucoup leurs films, c’est la raison pour laquelle nous les avons appelés. Nous avions fait un voyage Unifrance avec Pierre Salvadori, et nous nous étions très bien entendus avec lui. Ses comédies sont délicieuses. Elles nous évoquent cette comédie italienne que nous aimons tant, celle de Monicelli, de Scola, de Risi. Quant à Nicolas Pariser, nous avions vraiment aimé Alice et le maire. C’est un film d’un registre différent. Mais à l’intérieur du collectif, il nous semblait important que puissent s’exprimer des sensibilités différentes.

Comment avez-vous choisi Frédéric Pierrot pour tenir le rôle central du psy ?

É. T. : Nous avions fait sa connaissance lors du tournage de Hors normes, où il interprète l’un des inspecteurs de l’IGAS. Nous l’aimions beaucoup depuis que nous l’avions vu dans Polisse. Nous l’avions également suivi au théâtre dans Opening Night. C’est un acteur incontournable, mais peut-être moins connu du grand public qu’il le mérite. Ce qui convenait très bien pour être ce psy qui doit d’abord être à l’écoute. Par ailleurs, il nous fallait un acteur de théâtre, qui n’aurait pas eu peur de se confronter à une montagne de texte. Il y avait 900 pages ! Enfin, c’est quelqu’un qui a une voix particulière et une qualité d’écoute rare.

Aviez-vous repéré qu’il avait été psy dans Les Aveux de l’innocent, de Jean-Pierre Améris ?

É. T. : Tout à fait !

Comment s’est fait le choix, non pas des acteurs, mais des personnages ? Fallait-il présenter un panel emblématique qui soit le reflet de la société ?

É. T. : Nous avons d’abord regardé ce qui s’était fait dans la série d’origine. Je rappelle que dans le collectif dont je parlais se trouve également Hagai Levi, qui a créé la série. Les personnages sont très bien dessinés, ils ont un parcours, ils donnent prise chacun à leur manière à la curiosité, ce qui nous conduit à nous intéresser à l’enquête que mène le psy pour comprendre leurs traumas. Le spectateur n’est pas passif. Mais certains personnages sont une pure création, comme Adel Chibane, qu’interprète Reda Kateb.

Encore qu’en Israël, les questions de déchirement culturel et de menace terroriste ne sont pas totalement hors-sol…

É. T. : C’est vrai. Et c’est d’ailleurs Hagai Levi qui nous a mis sur la piste du trauma collectif qui débouche sur des traumas personnels…

Parmi les scénaristes, parmi les réalisateurs, certains étaient-ils familiers du divan ?

É. T. : David Elkaïm et Vincent Poymiro sont des adeptes convaincus de la thérapie. Et je me range aussi parmi ceux qui ont eu affaire à la psychanalyse. Notre passion pour le sujet tient de l’évidence. Mais hors la place qu’elle tient dans notre imaginaire, nous sommes persuadés qu’elle est éminemment cinématographique. Elle appelle au champ contrechamp, qui est l’essence même du cinéma. Entre fiction et réalité, il est clair que nous avons tous mis un peu de nous-mêmes dans cette histoire.

Sur le plan de la mise en scène, cela a-t-il été dès le départ une évidence qu’il fallait s’installer dans le cabinet du psy pour ne pratiquement jamais en sortir ? Les quelques scènes extérieures étaient-elles contingentées ?

É. T. : La contrainte était de s’intéresser d’abord aux échanges entre les personnages. Dès lors la simplicité de ce que nous devions filmer tenait de l’évidence. Mais nous n’avons pas été dogmatiques, et effectivement quelques scènes d’extérieur s’insèrent quand le besoin s’en fait sentir. Elles participent au réalisme auquel nous tenions. Mais l’extérieur n’est jamais absent bien longtemps, le cabinet est un lieu où résonne le monde, où il laisse entendre son vacarme.

La série repose énormément sur la parole, mais aussi sur l’intériorité des personnages. De nombreuses lectures ont-elles été nécessaires en amont ?

É. T. : Le casting et les répétitions ont effectivement eu une grande importance. Il fallait que chacun ait le texte en bouche. Les prises étaient longues, souvent de quinze à dix-sept minutes. Nous attendions des comédiens qu’ils lâchent prise.

Tout en veillant au texte ? Vous leur demandiez d’être à la virgule près ?

É. T. : Absolument. Des psys avaient validé le texte et nous ne voulions pas nous en écarter.

Frédéric Pierrot est de toutes les scènes. Et pourtant il ne parle pas beaucoup, puisque sa fonction est d’écouter. Ce n’est pas simple de jouer l’écoute…

É. T. : Cela a fait partie des défis de la série : lui faire jouer l’écoute, sans que cela soit identique à chaque fois. Frédéric a trouvé une formule : il a reçu chaque personnage, chaque ligne de dialogue avec une attention minutieuse. Comme le font les psys, en se donnant intégralement à ceux qui viennent lui demander assistance. Il était épuisé en fin de journée tant il s’était donné à fond, même quand il ne parlait pas…

Vous accordez beaucoup d’importance à la musique. Le rythme d’une scène est évidemment fondamental…

É. T. : Évidemment. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous étions donné pour mission de repasser derrière le montage de chacun des 35 épisodes pour que le rythme soit homogène. Nous avons fini le tournage début mars, et nous avons donc pu mettre tout le confinement à profit pour peaufiner l’ensemble. C’est notamment à ce moment-là que nous avons intégré les musiques de Yuksek, qui se déploie telle une thérapie qui nous travaille en profondeur et crée de l’écho. Nous avons travaillé ensuite sur le générique, qui compile des images de films 8mm familiaux et personnels. Tout cela faisait partie de l’écrin dans lequel nous tenions à présenter la série.

Quels sont les films mettant en scène des psys qui vous ont particulièrement marqués ?

É. T. : Celui que nous citons à chaque fois avec plaisir, c’est Woody Allen. Parce que Woody Allen a toujours su utiliser le matériau psy avec finesse et intelligence et non pas comme un bulldozer qui taillerait la route. Je me souviens d’une scène de Annie Hall, où il a fait figurer Diane Keaton et lui-même chez le psy en une seule et même image, en faisant basculer la lumière de l’un à l’autre. C’est d’une invention magistrale.

Comment avez-vous établi l’équilibre entre le réalisme permettant d’y croire et la nécessité de respecter certaines règles de la dramaturgie ?

É. T. : La fiction autorise tout. Il est évident que l’on avance plus vite à l’écran qu’au cours d’une vraie thérapie. Mais la règle est la même pour tous les films. Quand on réalise un biopic, on relate en quelques dizaines de minutes toute une vie. Je discutais avec un psy qui m’a dit que la série touche effectivement à la réalité du fait que l’on a envie de la comparer à la réalité. Mais bien sûr la comparaison a ses limites. Nous avions le devoir de faire avancer les choses et de montrer un chemin. Il arrive fréquemment qu’une séance soit stérile, mais nous ne pouvions pas nous permettre qu’un épisode patine dans le vide. Nous n’aurions pas eu 31 millions de spectateurs s’intéressant à des personnages qui n’avancent pas. Mais ce n’est pas pour autant une ode à la psychanalyse, et nous avons tenu à montrer que le psy a aussi ses fragilités, et qu’il s’interroge en permanence sur sa pratique. Plusieurs psys m’ont confié que c’est d’ailleurs grâce à la série que certains de leurs patients ont pris conscience que eux aussi pouvaient avoir des faiblesses.

Si on approche En thérapie d’Intouchables, de Samba ou de Hors normes, on se rend compte que ce qui vous intéresse au cinéma, c’est de montrer des personnages qui se dévouent aux autres…

É. T. : C’est vrai que nous avons un désir de réconciliation, de fédération. Que nous abordons par des biais différents, Les réalisateurs que nous aimons, Olivier et moi, ont tous un point commun. Celui d’avoir une idée centrale qu’ils martèlent en permanence. Nous leur savons gré de leur persévérance quand ils creusent leur sillon.

Êtes-vous conscient de votre propre sillon ?

É. T. : Sans doute. Mais en même temps, il faut se garder d’en être trop conscient. Le risque est de devenir prisonnier d’une recette. Ce sillon, nous le traçons aussi un peu à notre insu. J’espère que nous ne nous laisserons jamais enfermer. Et que nous garderons à l’esprit cette maxime de Groucho Marx, disant qu’il ne ferait jamais partie d’un club qui l’accepterait comme membre…

Propos recueillis par Yves Alion

France, 2020, 35 x 26’. Une série réalisée par Éric Toledano & Olivier Nakache, Mathieu Vadepied, Pierre Salvadori et Nicolas Pariser. Scénario : David Elkaïm & Vincent Poymiro, avec Pauline Guéna, Alexandre Manneville, Nacim Mehtar et Éric Toledano & Olivier Nakache. Adaptée de la série Betipul créée par Hagai Levi. Direction artistique : Mathieu Vadepied. Musique originale : Yuksek. Coproduction : ARTE France, Les Films du Poisson, Federation Entertainment et Ten Cinéma. Int. : Frédéric Pierrot, Carole Bouquet, Mélanie Thierry, Reda Kateb, Clémence Poésy, Pio Marmaï, Céleste Brunnquell. En intégralité sur ARTE.TV dès le 28 janvier 2021. Sur ARTE le jeudi à 20h55 du 4 février au 18 mars 2021




Back to Top ↑