Entretiens La Chute de l'empire Américan de Denys Arcand

Publié le 28 février, 2019 | par @avscci

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Entretien – Denys Arcand pour La Chute de l’Empire américain

Trente-trois ans après Le Déclin de l’Empire américain, le plus populaire des cinéastes québécois redonne de ses nouvelles avec un nouveau film, tout aussi réjouissant, La Chute de l’Empire américain. Le prochain sera-t-il La Putréfaction de l’Empire américain ? Mais la continuité n’est qu’apparente. Non seulement parce que le cinéaste n’a jamais cessé de nous abreuver de ses films (nous gardons une tendresse particulière pour Les Invasions barbares, qui devrait être l’objet d’un numéro prochain de l’ASC) mais aussi parce que les deux opus ne traitent pas vraiment du même sujet. Si le désarroi de l’homme occidental reste au cœur de l’œuvre du cinéaste, celui-ci a manifestement muté : ce n’est plus le sexe qui mène le monde, mais le fric. La Chute de l’Empire américain ne parle que de ça ! Un sujet épineux, d’autant plus délicat à traiter qu’il n’offre pas toujours la possibilité de trouver une traduction en images immédiatement prégnantes. Le personnage central est ici un trentenaire désabusé, tant par les choses de l’amour que par la façon dont tourne le monde, pas vraiment dans le bon sens semble-t-il, un personnage plein de contradictions qui ne déparerait pas dans un film de Woody Allen. Mais notre homme va devoir revoir toute sa conception des choses le jour où une montagne d’argent va lui tomber dans les bras sans qu’il y soit pour quelque chose (un peu quand même). Pour affronter cette situation inédite, il va s’associer à un ancien taulard et à une call girl, qui ont en commun de savoir ce que signifie d’être corrompu par le fric. Le film va dès lors traiter son sujet sous toutes les coutures, se muant facilement en fable des temps modernes, sans pour autant jamais manquer d’appuyer là où ça fait mal. Notamment quand entre en scène un avocat d’affaires spécialisé en « optimisation fiscale » qui connaît donc les paradis fiscaux (et les règlements bancaires) comme sa poche. L’humour d’Arcand est grinçant, mais il fait mouche. D’autant que nous sentons son empathie pour la troupe de marginaux qui se retrouvent à défier le système. Aujourd’hui Robin des bois ne se cache plus dans la forêt de Sherwood, il porte un costume trois pièces et fréquente le gratin de la finance. Et il lui reste même encore un peu de temps pour conter fleurette à Lady Marianne.

En choisissant d’appeler votre nouveau film La Chute de l’Empire américain, vous faites un clin d’œil à vos fans et à ceux qui ont aimé Le Déclin de l’Empire américain il y a 33 ans… Alors qu’au fond ce film est autant lié à celui-ci qu’au reste de votre filmographie…

Denys Arcand : Je suis toujours incertain au moment de choisir un titre pour mes films. Je travaille toujours sur la même chose : l’état de la société dans laquelle je vis, l’époque dans laquelle je vis… Et pour moi cette chute de l’empire américain, c’est la caractéristique principale de notre époque. En tant que voisin canadien, j’en reçois les chocs plus directement que vous. 

Un déclin, dans un empire, précède la chute mais après cette chute, il n’y a plus rien…

D. A. : C’est ça, une société se désintègre lentement et c’est le spectacle devant lequel nous sommes. C’est vrai pour les États-Unis mais aussi un peu partout ailleurs. Les sociétés deviennent ingouvernables.

Ce qui était au cœur du Déclin de l’Empire américain, c’était une certaine dilution des mœurs par rapport à un certain nombre de canons qui avaient prévalu pendant des siècles. Et finalement une dilution agréable parce qu’on sent que vous avez une sympathie immense pour vos libertins libertaires. Dans La Chute de l’Empire américain, la question du rapport entre les sexes reste présente mais c’est quand même le fric qui est au cœur du sujet…

D. A. : Absolument, c’est la suite de toutes mes réflexions puisque, comme je le disais, je travaille sur le même sujet depuis trente ans. Cette fois-ci, ce qui m’a particulièrement frappé, c’est la disparition de toutes les valeurs… à l’exception du fric. Au début des années 1980, il y avait encore des marxistes sincères qui croyaient en la Révolution, en la lutte des classes, alors que maintenant – en tout cas autour de moi – il n’y a vraiment plus rien de vrai, les gens sont complètements perdus. Les partis politiques par exemple : la gauche traditionnelle proposait des mesures sociales et cette gauche-là n’existe plus. Ou si elle existe, elle ne touche plus personne. Plus personne ne croit en rien. Et à ce moment-là, il reste le fric. C’est pour ça que cette fois-ci, au lieu du sexe et des relations amoureuses, j’ai eu envie de parler de ce qui me semble primordial dans l’époque actuelle.

Et vous vous mettez dans le lot ? Vous avez commencé en faisant des documentaires engagés. Avez-vous encore des convictions ou pensez-vous avoir suivi le mouvement ?

D. A. : Je ne sais plus en quoi je crois exactement. J’avais fait un très long film sur les ouvriers du textile et à l’époque où il y avait encore l’espoir en un supplément de bonheur, l’espoir que les ouvriers pourraient contrôler leurs usines etc. Et avec la mondialisation, tout cela a volé en éclats. Et donc je suis aussi perdu que mes personnages. Je suis un orphelin politique. Je ne vote plus depuis des années parce que je ne sais plus pour qui voter, il n’y a personne qui me représente dans l’espace public. J’ai des amis, des copains, avec qui je parle. Mais tous autant que nous sommes, nous ne savons plus qui croire. C’est la disparition de l’espoir : on ne sait plus quoi espérer. Tous les autres critères volent en éclats. Nous sommes entrés dans l’ère digitale qui bouleverse toutes nos habitudes, même en ce qui concerne le cinéma qui se désintègre parce que c’est maintenant les grandes chaînes américaines, les Netflix et consort qui vont prendre le relai. L’édition se porte extrêmement mal, les droits d’auteur ne sont pas payés. Même chose pour la musique, etc. Nous entrons dans un monde que nous ne connaissons pas. Peut-être que ma fille le connaîtra et pourra s’y débrouiller… Même dans les processus démocratiques, tout devient problématique : des hackers russes ont probablement influencé l’élection de Trump…

Mais dans les années 1960, la mafia américaine avait influencé l’élection de Kennedy…

D. A. : Avant on allait voler des votes à tel endroit mais maintenant dans l’ère digitale, on ne sait plus à qui se fier, on sait que Facebook vend des renseignements personnels… Le désarroi de mes personnages est aussi le mien.

C’est le règne de l’apparence, déjà présent dans Stardom.

D. A. : C’est ça. En fait je fais toujours le même film…

Vous avez toujours le même matériau qui est une énorme boule de fiction dans laquelle vous retaillez en permanence. C’est un cinéma d’auteur, on sent qu’il y a une personne qui nous raconte quelque chose et que l’on retrouve de film en film.

D. A. : Oui voilà. Et aujourd’hui, il y a de plus en plus de franchises : les Marvel, par exemple. Je ne vais plus beaucoup au cinéma et les gens me demandent pourquoi. Les réalisateurs que j’aimais et que je suivais sont morts pour la plupart. Et puis pour moi le cinéma n’est pas un spectacle, je ne fais pas ça pour me divertir. Si je veux me divertir, je vais regarder la Coupe du Monde de football ou Roland Garros. Pour moi le cinéma c’est quelque chose de grave, d’important.

La Chute de l’Empire américain n’est pas si pessimiste que ça, parce qu’une fois le cynisme du système constaté, les marginaux qui constituent le petit groupe de départ se muent en Robin des bois et réussissent à inverser le courant.

D. A. : Absolument, les époques de déclin et de chute sont les époques les plus agréables sur le plan individuel. Parce qu’une société en extension est une société où tous les hommes servent à l’armée. La Chine par exemple est un pays en pleine ascension mais qui n’est pas très agréable à vivre puisqu’on est enrégimenté.

La Chine a réussi à concilier de façon extraordinaire les dérives de l’ultralibéralisme et la pesanteur d’un régime stalinien.

D. A. : On n’aurait jamais pensé ça possible et ça fait partie de ce désarroi dont on parle. Parce que théoriquement, la sociologie du XIXème siècle associait le capitalisme au protestantisme et à la démocratie. Le capitalisme ne pouvait fleurir que dans des sociétés à la fois protestantes et démocratiques… Avec la Chine, on a une société extrêmement performante sur le plan capitaliste et qui est en même temps une dictature militaire. C’est l’armée rouge qui détient le vrai pouvoir. C’est une révélation complète qu’on ne croyait pas possible.

La Chute de l’Empire américain parle donc d’argent ; c’est un sujet qui touche tout le monde et qui n’est en même temps pas facile à traiter parce qu’on est dans l’ordre de l’abstrait. Est-ce que vous vous êtes dit : « Je vais parler d’argent, quel est le scénario qui pourra illustrer mon propos ? », ou est-ce que c’est finalement en racontant cette histoire que vous vous êtes rendu compte que vous parliez d’argent ?

D. A. : Mes films ne sont pas des démonstrations. Ce sont des choses qui me viennent, presque inconsciemment. Il y a quatre ou cinq ans, à Montréal, deux braqueurs noirs avec des cagoules sont entrés dans une boutique et ont tué deux vendeurs et blessé deux autres personnes. Ils ont fait ça à midi dans le quartier des affaires et c’était un règlement de comptes commandité par la mafia. C’était tellement invraisemblable que j’ai commencé à m’y intéresser – je m’intéresse toujours aux faits divers dans les journaux. Je connaissais un des policiers attachés à l’enquête – celui qui m’avait donné des informations sur le trafic d’héroïne pour Les Invasions barbares – donc je me suis intéressé à lui et j’ai commencé à apprendre des choses sur le monde interlope de Montréal et les énormes sommes recueillies par la vente de drogue. Je prenais des notes, j’interviewais des gens et puis j’ai rencontré quelqu’un qui avait un appartement à Cannes – pas du tout pour le cinéma ou le Festival mais à cause de la liaison Cannes-Monte-Carlo parce qu’il blanchit de l’argent via les banques monégasques. Je me lie un peu d’amitié avec lui, j’apprends les rouages de ces opérations. Donc je vois que ces deux séries de notes dans mon dossier se trouvent être liées et je suis convaincu de l’importance du sujet de l’argent.

Le fait que les personnages centraux soient des marginaux n’est pas un hasard…

D. A. : C’est une question de tempérament je pense, j’ai un tempérament un peu ironique. Je vois le côté loufoque de certaines choses, d’autres que je ne prends pas du tout au sérieux. J’ai toujours eu de la distance par rapport aux événements et puis les personnages marginaux sont toujours les plus intéressants. Quelqu’un qui a fait un doctorat en philosophie est inemployable parce qu’il n’y a pas de poste… J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer des call-girls une ou deux fois et ce sont des personnages fascinants qu’on ne voit pourtant presque jamais au cinéma. On voit souvent des prostituées mais des call-girls riches, qui savent faire des placements, je n’en avais jamais vues dans des films. Ces rencontres-là, plus mon personnage de Monte-Carlo, cela donnait un angle d’attaque intéressant.

Bertrand Tavernier disait de Philippe Noiret qu’il était son « acteur autobiographique ». Rémy Girard ne serait-il pas le vôtre ?

D. A. : Oui, et je l’ai trouvé par hasard en plus. J’avais écrit un sketch pour une pièce de théâtre et Rémy Girard était étudiant en théâtre à Québec. J’ai envoyé le texte sans m’occuper de la mise en scène, je me suis assis dans la salle le soir de la première, et lui est entré et il a joué en comprenant exactement ce que je voulais dire alors que je ne lui avais jamais parlé. De ce jour, je me suis dit que ce type avait le génie particulier de me comprendre mieux que moi. Quand je lui envoie les textes, je lui demande s’il a des questions et il me répond toujours « Non, non, ça va ». Pareil pour Pierre Curzi. C’est miraculeux, je n’ai rien à corriger, rien à redire. 

On a l’impression que Rémy Girard et Pierre Curzi sont vos représentants. Leur regard sur le monde c’est aussi le vôtre ; ces libertins libertaires c’est aussi l’idée que l’on peut se faire de vous.

D. A. : Quand ils ont mes mots en bouche, ça devient vivant. Et c’est génial pour un metteur en scène d’avoir des gens comme ça. Ils peuvent avoir des avis différents des miens mais quand ils jouent mes personnages, ce sont vraiment des deuxièmes moi-même. Les moindres subtilités sont rendues.

Vos films sont toujours plein d’ironie, et de cruauté, mais ont la capacité comme chez Dino Risi d’être cruels sans être méchants, de ne se faire aucune illusion sur le monde mais en ayant beaucoup d’empathie.

D. A. : C’est peut-être parce que je n’ai aucune amertume par rapport à la vie, j’ai eu une vie plutôt heureuse. J’avais des parents sympathiques, je suis entouré de gens adorables et j’ai eu du succès. Donc la vie est plus douce et plus facile. Quand j’aborde un sujet, je ne ressens pas de méchanceté.

Vous parlez de distance et d’ironie qui ne sont jamais chez vous, cyniques ou condescendantes. Est-ce que vous y faites attention ?

D. A. : C’est plutôt le contraire. J’essaie de faire attention à ne pas tomber dans la mièvrerie. J’aurais tendance à être un peu fleur bleue.

Du coup votre film entre dans une catégorie de plus en plus florissante, celle des feel-good movies, qui ne cache par ailleurs rien des difficultés de la situation des personnages – comme dans The Full Monty par exemple.

D. A. : Oui justement, c’est de ça dont il faut que je me méfie. Je n’ai pas absolument envie que les gens quittent la salle avec une amertume pénible à supporter ; moi en tout cas quand je sors d’un film, je n’aime pas ça. Par exemple dans Les Invasions barbares je voulais décrire une mort idéale ; dans la vie c’est un peu plus compliqué que ça mais rêvons et essayons de l’imaginer et de l’écrire telle qu’on pourrait la souhaiter. J’essaie de tenir sur ce fil très tenu.

Vous avez été découvert par le grand public avec Le Déclin de l’Empire américain, qui était un film choral. Tout en gardant les mêmes personnages, Les Invasions barbares était plus centré sur le personnage de Rémy Girard. L’Âge des ténèbres s’intéressait vraiment à un personnage et pour La Chute de l’Empire américain, on part aussi d’un personnage, le livreur philosophe. Ce sont presque des personnages alleniens.

D. A. : Là aussi, il y a une part d’imprévisible. Quand je commence à écrire, je ne sais pas exactement vers où je vais, et je ne sais pas non plus combien j’aurai de personnages. Ça arrive au fil de la plume. C’est le personnage qui décide s’il est seul, s’il a un alter ego, etc. 

Vous avez cette liberté au niveau de l’écriture, l’avez-vous au moment du montage ?

D. A. : Oui, il y a le mystère du tournage aussi qui tient à la façon dont les comédiens se présentent le jour J, au casting – qui on a choisi, ou pas –, donc il y a une magie qui opère ou qui n’opère pas. Certains jours sont pénibles, d’autres sont formidables. Alors au montage, on s’attend à ce que telle scène soit importante et en fait on est obligé de la réduire ; à d’autres moments les personnages sont extraordinaires et on veut être avec eux plus longtemps dans cette situation-là. C’est un cliché de dire ça mais les trois étapes de la fabrication d’un film sont d’importance égale.

Propos recueillis par Yves Alion
Mis en forme par Marion Roset

Réal. : Denys Arcand. Scn. : Denys Arcand. Dir. Phot. : Van Royko. Mus. : Mathieu Lussier et Louis Dufort. Mont. : Arthur Tarnowski. Déc. : Michèle Forest. Cost. : Sophie Lefebvre.
Int. : Alexandre Landry, Maripier Morin, Rémy Girard, Louis Morissette, Maxim Roy, Pierre Curzi. Prod. : Denise Robert. Dist. : Jour2fête. Durée : 2h09. Sortie France : 20 février 2019.

 




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