Entretiens After Blue (Paradis Sale) de Bertrand Mandico

Publié le 25 mars, 2022 | par @avscci

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Entretien Bertrand Mandico – After blue (Paradis sale)

Bertrand Mandico est l’un des cinéastes français les plus singuliers de sa génération, qui trace depuis plus de vingt ans une œuvre qui ne prend jamais le cinéma pour acquis, mais comme un langage en perpétuelle mutation. Celui qui a commencé par des études d’animation à l’école des Gobelins distille depuis son premier court métrage animé, Le Cavalier bleu, récompensé à Annecy en 1998, une partie de son esthétique : assemblage d’éléments macabres ou grotesques, univers onirique inquiétant, ton surréaliste et goût pour le bizarre, l’inattendu et une certaine forme de radicalité. Dans son œuvre, chaque film porte en lui un monde unique, reflet ou fantasme du nôtre, mais à l’identité propre. Cela passe par le soin minutieux que le réalisateur apporte aux décors et plus généralement à la direction artistique. Chez lui, l’ambiance précède le récit, voire le conditionne, et parfois le recouvre. Ses personnages, très souvent féminins, existent en écho à l’univers qu’ils habitent.

Il est régulièrement question de tournages, de comédiennes et de création, dans un cinéma qui est ouvertement méta. Le réalisateur assume également son sens de l’artifice. Une manifestation de ce que certains appellent le mauvais goût ou la provocation : fluides corporels abondants, coloscopie en direct, créatures difformes ou monstrueuses…

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PAULINE MOLLARET

Après Les Garçons sauvages qui marquait en 2018 le passage réussi du réalisateur au long métrage, After Blue (Paradis sale) s’appuie sur le papier sur une intrigue relativement classique. Son héroïne, Roxy, est une adolescente solitaire et à part, peu appréciée des jeunes filles de son âge. Après avoir libéré Kate Bush, une criminelle enterrée dans le sable, elle est tenue pour responsable de ses crimes et se retrouve exilée en compagnie de sa mère. Leur seul espoir de réhabilitation : retrouver Kate Bush et la tuer. Mais Roxy éprouve en cachette une irrépressible attirance pour celle qu’elle poursuit. Sur cette trame presque banale, et qui se décline littéralement comme une succession de rencontres au milieu du désert, Bertrand Mandico apporte évidemment sa touche immédiatement reconnaissable qui fait basculer le film dans une quête sensorielle, énigmatique et baroque à la beauté pure.

Chacun de vos films porte un monde en soi, qui semble aussi – si ce n’est plus – important que ce qui s’y déroule…

Bertrand Mandico : Chaque film est une île ou une planète. Il y a effectivement le récit qui est raconté, mais aussi tout le sous-texte que j’ai inventé pour créer ce monde. J’ai besoin de créer ce hors-champ, qui est très vaste. Ce sont des choses qui nourrissent et irriguent le film : l’histoire des personnages, du monde, le contexte… J’accumule beaucoup de recherches parce que ça me rassure. Je ne peux pas me lancer dans un projet tant que je n’ai pas fait des croquis, réalisé des collages, écrit des textes… À mon sens, c’est ce qui m’aide à donner à voir ce que je donne à voir. C’est la partie immergée de l’iceberg, mais elle est importante. C’est aussi ce qui fait que le film continue de travailler dans la tête des gens. Je juge d’après ma propre expérience de spectateur : en tant que cinéphile, j’aime les films qui ne se donnent pas du premier coup, qui ont besoin d’être vus et revus. Il faut qu’il y ait une part de mystère, ou des strates difficiles à atteindre du premier coup. C’est peut-être comme cela que je construis mes films, d’où ce hors-champ que l’on ressent, en tout cas je l’espère.

Pourriez-vous être intéressé par un film qui se déroule dans notre réalité ?

B. M. : Oui, ça m’intéresse ! C’est même une direction que je vais sans doute prendre. Mais comme notre monde a aussi des strates, des mondes parallèles, des mondes oniriques, je le travaillerai comme ça. En faisant aussi un pas de côté dans la stylisation. Je ne veux pas me contenter de filmer les choses telles qu’elles sont, La réalité telle qu’elle s’offre à nous ne m’intéresse pas vraiment. Ce qui m’intéresse, c’est de porter un regard stylisé sur le monde. Cela ne signifie pas lui tourner le dos, mais de pouvoir le canaliser pour en avoir une lecture qui m’est propre, et donc en donner une vision différente.

Cela passe notamment par le fait de jouer avec les genres…

B. M. : Au départ, je ne me l’étais pas formulé comme ça, mais en passant au long métrage, je suis effectivement parti dans une trilogie liée au film de genre et au récit épique. Je joue avec un cinéma d’entertainment que je me réapproprie en tant qu’auteur. Ce sont les motifs présents dans mes trois premiers longs métrages – je dis trois, car je viens de terminer le tournage de Conan la Barbare, et j’ai clairement la vision d’un triptyque qui flirte avec plusieurs genres.

C’est dans la continuité de ce que vous faisiez auparavant dans vos courts métrages…

B. M. : Oui, même si dans les courts, il y a une dimension plus méta. C’est plus un questionnement sur le cinéma : je peux me montrer en train de faire des films, ou montrer l’envers du décor, des gens qui tournent… Et là, pour le coup, j’ai l’impression d’être réaliste ! En tant que cinéaste, lorsque je parle de gens qui font des films, je suis dans la réalité. Un cinéaste dit « réaliste » qui prend une actrice célèbre pour lui faire jouer une caissière, on est dans le surréalisme : c’est un leurre, c’est une fabrication. C’est une question de définition : moi j’ai le sentiment d’être réaliste parce que je ne me cache pas de faire du cinéma.

L’autre parallèle que l’on peut dresser entre votre travail sur le court et sur le long métrage, c’est que vous y mettez la même énergie, la même audace et la même liberté, ce qui est relativement rare.

B. M. : Pourtant, je n’écris pas les longs comme les courts. Je garde une trame narrative assez classique, à laquelle j’ajoute des digressions formelles et narratives. Dans le court, j’essaye plus de déstructurer. À mon âge, continuer à faire des courts, si je n’explore pas des narrations et des formes, je ne sais pas à quoi ça me servirait ! Je les utilise comme un travail de recherche. Je tisse une grande toile avec tous ces films. Mais après, effectivement, si je ne peux pas expérimenter également dans mes longs métrages et donner à voir autre chose, quel intérêt ? Si c’est pour prendre l’autoroute du cinéma… Je préfère les déviations, on y fait plus de rencontres.

C’est donc possible ?

B. M. : C’est possible parce que j’ai commencé tardivement à faire des longs métrages. Je n’ai cessé de montrer patte blanche à travers des courts et des moyens. Au bout d’un moment, on m’a laissé ma chance sur un long, qui a eu un succès critique et public. Le suivant a été possible. Les scénarios plaisent à ceux qui donnent les financements : le CNC, les régions… Ce sont beaucoup d’aides publiques qui me permettent de faire des films, et ensuite des partenaires qui suivent. En revanche, les chaînes de télé restent frileuses. Je dois encore faire mes preuves, comme un éternel étudiant.

Le plaisir de réalisateur vient-il aussi de cette toute-puissance à façonner votre propre monde de film en film ?

B. M. : Disons, que ça me permet de me concentrer sur ce que j’ai envie de raconter. Jouer au démiurge ne m’intéresse pas, mais je cherche à donner à voir autrement. J’ai plaisir à pouvoir synthétiser mes obsessions et à styliser le monde que j’ai envie de montrer, pour évacuer des choses qui ne m’intéressent pas plastiquement et narrativement. C’est une façon de fermer certaines fenêtres pour n’avoir que l’éclairage et le paysage qui m’intéressent. En l’occurrence, dans After blue, je me confronte à la science-fiction, un genre compliqué, surtout pour un auteur français qui fait des films avec des financements d’auteur français. Je n’ai pas un plus gros budget que quelqu’un qui tourne un film dans un café ! Je dois donc trouver une parade plastique pour créer un monde cohérent, fort, avec ces moyens-là. C’est un vrai casse-tête de cinéaste, mais je ne vois pas pourquoi on abandonnerait l’imaginaire aux studios. D’autant que ces studios façonnent l’imaginaire d’une façon extrêmement conventionnelle. Dès qu’ils font de la science-fiction, on est dans des lieux communs de vaisseaux qui nous passent au-dessus avec des réacteurs, avec des effets partout… qui sont complètement désincarnés. Je trouve qu’il y a trop de science dans la science-fiction. J’ai essayé de supprimer cette notion pour aller à la lisière de la Fantasy. J’avais le désir de revenir à quelque chose d’incarné et de simple comme peut l’être la vie.

Vous prenez d’ailleurs le contrepoint d’une imagerie futuriste ultra-technologique…

B. M. : J’ai imaginé un monde futur dans lequel les gens ne veulent pas faire les mêmes erreurs que sur Terre. Ils refusent donc certaines choses de notre époque, par exemple les écrans. On a tendance à toujours imaginer la technologie par rapport à ce que l’on a déjà, mais on pourrait aussi se dire que dans des centaines d’années, on sera passé aux données liquides, ou gazeuses… J’avais envie de sortir de cette machinerie. Le futur peut aussi être un recul par rapport à la technologie ! D’autant que les grands films de science-fiction se périment et se ringardisent parfois, parce que l’imaginaire high-tech se retrouve complètement à côté de la plaque. En étant minimal, on prend moins de risques, et on vieillit mieux. Et puis souvent, dans la science-fiction, il y a une mise en place très longue et très lourde. J’avais envie de quelque chose de léger et fluide, de parler du rapport que les humains peuvent entretenir avec une faune et une flore stylisées, sur une autre planète. J’avais envie de parler de rapports qui resteront éternels, ceux d’une mère et d’une fille, de l’isolement, du communautarisme, du désir, et des morts aussi. Qu’est-ce qu’on fait des fantômes ? On ne peut pas construire un présent si on ne travaille pas avec le passé et les morts. C’est un des sous-textes d’After Blue.

Le fantôme, c’est en quelque sorte l’idée du passé dont cette nouvelle société fait table rase pour se reconstruire ?

B. M. : C’est ça, et c’est aussi l’idée du territoire « vierge » dans lequel nos morts ne sont pas encore enterrés, mais qui est malgré tout habité par des entités qui y ont toujours vécu. C’est avec les premiers morts que l’histoire se construit. C’est avec eux que l’on bâtit l’histoire du lieu. Je me suis aussi inspiré de l’histoire de l’Amérique du Nord. Les pionniers ont massacré les Indiens, et ensuite ils ont bâti une histoire sur un territoire dit vierge. Je me suis beaucoup inspiré de ça. Ce sont les restes de western présents dans le film.

En effet, After blue est un projet ancien, que vous avez repris et transformé.

B. M. : C’était un western qui se passait au début du XXe siècle. Le récit était identique : les pivots narratifs, les rapports aux personnages. Il y avait déjà des créatures autochtones, c’étaient bien sûr les Indiens. Je les avais imaginés comme des personnages qui se mélangent à la nature, presque des « personnages-paysages ». Le casting était entièrement inversé : tous les rôles féminins dans le film étaient à l’époque tenus par des hommes, sauf celui de l’androïde, qui était une femme. Nous avions commencé à financer ce projet, mais je n’ai pas réussi à le monter. Ce qui est dramatique, c’est que j’ai vu mon casting initial disparaître. Les comédiens et comédiennes qui devaient jouer dans le film, dont certains étaient des amis, sont morts, comme Guillaume Depardieu ou Katia Golubeva. C’était assez terrible. J’ai longtemps pensé que ce projet serait mon film maudit et qu’il ne se ferait jamais. Mais je n’arrivais pas à me résoudre à cette idée. Je ne crois pas à la fatalité. J’ai donc voulu qu’un nouveau projet naisse de ses cendres. Un projet qui corresponde à mes préoccupations et à ma sensibilité du moment. J’ai utilisé une des dernières phrases des Garçons sauvages comme point de départ : « L’avenir est femme, l’avenir est sorcière ». C’était comme la graine que je plantais dans cette vieille terre. D’où l’inversion de casting. Le western me semblait aussi un style déjà énormément revisité, ça ne me faisait plus envie. Par contre, j’ai eu envie d’aller vers ce qui, pour moi, est aussi un avenir du genre, une manière de le renouveler, à savoir un cinéma qui mélange les genres. C’est comme cela que s’est opérée la mutation entre le western et la science-fiction, ou la fantasy. J’ai donc transposé l’histoire dans ce nouvel univers, mais sans modifier le caractère des personnages. Je trouvais intéressant de voir comment ce que j’avais écrit pour des personnages masculins allait vivre au féminin. C’était aussi important de laisser une place aux fantômes du projet initial.

Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a que des femmes sur la planète, mais on a l’impression que le matriarcat ne vaut pas mieux que le patriarcat…

B. M. : Alors moi je pense que c’est mieux ! Mais ce qui est inhérent aux espèces vivantes dans leur ensemble, c’est le rapport entre dominant et dominé. C’est ça le problème ! Donc forcément, même dans ces communautés, on n’y coupe pas. En plus les habitantes sont regroupées par pays, là aussi c’est un vieux fond politique dont il est difficile de se débarrasser… Ce n’est pas un paradis, c’est un paradis sale, sali par la nature humaine. Mais en même temps, ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir déployer ces rapports humains. Ce qui joue aussi dans ce choix de personnages féminins, c’est mon rapport aux actrices. Pour moi, c’est important de donner aux actrices des partitions que nous n’avons pas forcément l’habitude de les voir jouer. C’est en train de changer, mais encore trop souvent, on donne aux actrices des rôles très conventionnels, sans imaginaire, qui restent dans des archétypes. Je pense qu’il faut leur proposer autre chose. Et arrêter de ne donner des rôles qu’aux « jeunes » actrices ! À partir d’un certain âge, les actrices peinent à trouver des rôles, alors que les hommes n’ont aucun problème, comme s’ils étaient dans une jeunesse éternelle. Je trouve ça épouvantable. J’essaye à mon échelle d’aller contre les stéréotypes, et de proposer autre chose aux comédiennes. Ce qui me touche énormément, c’est que chez certaines, c’est parfois comme si ce drame de la carrière qui va s’effriter était inscrit dans leur ADN, et qu’il y avait quelque chose de l’ordre de l’urgence quand elles jouent. Et puis le fin mot de l’histoire, c’est que j’aurais peut-être aimé être une actrice !

Ce futur que vous imaginez n’est pas vraiment optimiste. Cette nouvelle société cultive de beaux principes pour ne pas répéter les erreurs du passé, mais finalement elle s’avère terriblement sclérosante et rigide, et quasi totalitaire. Vous n’avez pas beaucoup d’estime pour l’être humain ?

B. M. : Si ! L’être humain fait comme il peut ! Il se débat avec ses contradictions. Le problème, c’est quand on fixe des règles, car ça devient liberticide. L’enfer est pavé de bonnes intentions… Ce qui m’angoisse, ce sont les règles psychorigides, tout ce qui empêche d’être libre. La tentation d’interdire des choses dans l’idée d’améliorer le monde… Je pense qu’il y a des choses atroces qui doivent être interdites, bien sûr ! Mais dès que l’on touche à la liberté, il y a des dérives. C’est ce que je montre dans le film. Par ailleurs, je suis contre l’idée de punition. C’était l’un des thèmes des Garçons sauvages : ils ont commis un acte atroce, donc la société veut les punir. Or, la meilleure des punitions, c’est une révélation, c’est-à-dire que ces garçons passent « de l’autre côté » et se transforment en femmes. Ils ne le vivent pas comme une punition, d’ailleurs, mais bien comme une évolution. Une ouverture. Pour faire évoluer la société, il vaut mieux ouvrir l’esprit des gens que les punir… Bon, ça, c’est mon côté utopique. Ce monde est donc un peu rance, mais c’est inhérent à l’espèce humaine. Ce qui me plaît, c’est de montrer le personnage de Roxy qui est comme une fleur qui s’ouvre au monde et qui est prête à goûter à toutes les expériences. Effectivement, elle a des fascinations pour des choses bizarres, mais aussi pour des choses plus plaisantes. Elle est ouverte, alors que sa mère est empêtrée dans les règles de la communauté, dont elle va finir par se détacher. J’aime les personnages qui s’adaptent à toutes les situations.

Pour vous, le tournage revêt une importance particulière.

B. M. : Il doit être comme une épiphanie, une performance ! Il n’y a pas de post-production sur l’image, donc je dois tout créer au moment du tournage. Il faut que toute l’équipe soit concentrée sur le moment précis où on va obtenir chacun des plans. À l’écran, chaque scène est chargée de l’émotion et des intentions de tout le monde. Tout doit converger vers cet état de grâce, comme la lumière sur un prisme. C’est comme cela que je conçois le cinéma. Tout cela est de l’ordre du rite, aussi. J’aime savoir que ce qu’on est en train de fabriquer, c’est ce que le spectateur verra. C’est ma vérité. Tout ce que vous voyez est vrai, puisque c’est ce que j’ai filmé. Je sais que le spectateur le ressent.

Cela induit forcément des contraintes énormes !

B. M. : Cela induit une manière particulière de construire le récit, car je n’ai pas forcément beaucoup de temps et de moyens. C’est un défi : réussir à créer ce monde et à l’incarner sur le plateau en trouvant toutes les solutions au moment du tournage. Cela passe par un important travail sur le hors-champ. Je réfléchis beaucoup à ce que je vais montrer ou pas, et je me donne de manière quasi dogmatique un cahier des charges formel qui va me permettre de créer ce monde. Ce sont aussi des partis pris de mise en scène très forts, assumés, périlleux. Je n’ai pas de quoi me retourner. J’ai des partis pris de plan séquence, je n’ai pas de contrechamp, je ne surdécoupe pas les films… Je n’ai pas d’autre choix que d’aller vers une stylisation et une certaine épure à certains endroits, compensée par des explosions baroques à d’autres moments. Cela ne passe pas forcément par des choses spectaculaires, des grands paysages, mais plus par des mondes intérieurs. Je dois aller à l’essentiel. Je suis content de relever ces défis, mais je pense qu’ensuite, je passerai à autre chose.

Comment concevez-vous les rétroprojections qui permettent de modifier les décors et l’arrière-plan ?

B. M. : Lorsque je projette des images derrière les acteurs, ce sont des collages numériques conçus en amont, que j’anime avec le logiciel After Effect. Là, je suis vraiment dans l’outil actuel, avec des projecteurs numériques très performants. Je refilme le tout en 35mm : c’est donc hybride. Ce qui est intéressant, c’est que Hollywood est en train d’abandonner le fond vert qui sert aux incrustations en post-production, pour revenir aussi aux rétroprojections sur le plateau ! Ils utilisent des écrans à LED beaucoup plus sophistiqués que les miens. Mais en tout cas, ils se sont aperçus que rien ne valait la rétroprojection. L’avenir du cinéma, c’est la rétro ! Les superproductions l’utilisent toutes, c’est devenu l’outil high-tech du moment. Et ce n’est pas moi qui le dis : c’est Spielberg, c’est Lucas…

En revanche, pour le son, votre méthode est diamétralement opposée, puisque tout se fait en post-synchronisation.

B. M. : Sur le plateau, je n’ai pas le temps de faire la même chose avec le son qu’avec l’image. Par ailleurs, dans mon expérience de spectateur, je me suis aperçu que je suis plus touché par les films en post-synchronisation que par ceux en son direct. Cela m’aide à m’échapper de la trivialité du monde concret. Il y a une dimension plus forte et plus complexe. Alors que le son direct me ramène à la réalité. Pour travailler le son, je suis dans la technologie du moment, j’utilise des outils actuels. Ça me permet de revoir les actrices après le tournage. Je leur donne d’autres directions de jeu, parfois même contradictoires. Je fais aussi toute une passe sur les respirations. Ensuite, avec la monteuse son et l’ingénieure du son, je crée une bande son qui est constituée de sons électroniques, de bruitages que nous faisons nous-mêmes, de sons existants qu’on va détourner, et de la musique. Ce sont les différentes couches qui constituent la bande-son. Tout doit sonner musicalement. Après, je dose en fonction de ce que je veux que le spectateur ressente. Car autant le spectateur va avoir une analyse assez claire de l’image, autant pour le son, c’est moins évident. Il ne réalise pas forcément que les sons faits par les vêtements sont coupés, qu’il n’y a plus que de la respiration, qu’on n’entend plus les pas… tous ces éléments qui font que le spectateur a des sentiments particuliers qu’il n’arrive pas à analyser. Tout cela est possible grâce au son. La puissance du son associé à l’image permet un champ des possibles hallucinants. On peut vraiment entraîner les spectateurs dans un autre monde sensoriel. Ils savent ce qu’ils ont vu, mais ils ne savent pas ce qu’ils ont entendu. C’est de l’ordre de l’alchimie. Même le travail des musiques ne se fait jamais dans l’illustration. On appuie une tension dramatique, mais je n’aime pas qu’elle signifie ce qu’on doit ressentir. Pour moi, la musique est plus de l’ordre de mon émotion en tant que réalisateur, que de celle des personnages.

On l’a dit, vous cultivez dans le film une certaine forme ce minimalisme, et en même temps il y a des paillettes, des ralentis, des filtres de couleur… D’où vous vient ce goût prononcé pour une artificialité assumée ?

B. M. : C’est une de ces grandes contradictions qui me fascine assez : le minimal et le baroque. Je pense à des cinéastes comme Werner Schroeter ou Kenneth Anger, qui ont vraiment des visions baroques ésotériques et très fortes. Pour autant, ils n’ont pas d’énormes moyens et ils arrivent malgré tout à magnifier le monde. Ce sont des esthétiques qui me tirent vers le haut. Même Mario Bava, que j’apprécie particulièrement, a réalisé des films d’un expressionnisme coloré exacerbé, avec très peu d’argent. Il donnait à voir des univers riches et expressifs, qui flirtent parfois avec l’abstraction, et dans lesquels les émotions passent par la couleur. Lui aussi a façonné le cinéma que je fais. C’est la réminiscence de tous ces courants poétiques du cinéma. Il y a une internationale poétique du cinéma qui va de Shuji Terayama à Sergueï Paradjanov en passant par Carmelo Bene, Glauber Rocha, Werner Schroeter, Pier Paolo Pasolini… Dans tous les pays, à un certain moment, on retrouve des cinéastes visionnaires qui ont proposé des univers extrêmement baroques tout en étant dans des dispositifs assez minimalistes. Ce sont des auteurs qui m’ont beaucoup nourri. L’artifice au cinéma est quelque chose que je trouve beau et parlant. Ça me motive. Je fais partie de cette famille-là, qui a commencé avec Méliès et Cocteau, pour aller vite, et qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. J’assume cette tradition. J’ai envie de donner à voir autre chose et de questionner le regard du spectateur. Le cinéma montre souvent le même type d’images, mais on peut aussi aller vers des images plus fantasmagoriques, qui se réfèrent parfois à l’univers de l’art. Il n’y a pas de honte à ça. Il n’y a pas de règle sur ce que l’on peut aimer ou non. Toutes ces choses-là irriguent l’imagerie que je mets en place. Par ailleurs, et c’est vraiment important, j’ai foi dans le cinéma. Je suis très premier degré. Il y a de l’humour dans mes films, en tout cas je l’espère, mais je ne suis pas dans une ironie ou un cynisme parodiques. Je crois à ce que je montre. J’ai un rapport très romantique à l’image. Je pense que si j’y crois, le spectateur peut y croire aussi. Si je n’avais pas cette honnêteté-là, on serait dans le cynisme.

Votre travail est en effet infusé de cinéma, et de l’histoire du cinéma. Vous vous y inscrivez pleinement, et en même temps vous portez un regard sur cette histoire, sur ce qui la compose, et plus globalement sur ce que le cinéma peut aussi être.

B. M. : C’est ça : ne pas abandonner tout un pan du cinéma ! Mais l’idée n’est pas de refaire comme avant. Je suis pour l’hybridation totale, l’évolution. Par exemple, je pense que je me différencie de quelqu’un comme Guy Maddin, qui est plutôt dans le rétro. Il fait semblant de faire un vieux film, comme si on avait retrouvé dans une malle des bobines qui datent des années 1920. C’est super, mais ma démarche est à l’opposé. Je ne vais jamais mettre des « scratchs » artificiels sur la pellicule pour faire croire qu’il est vieux. S’il y en a, c’est parce que je ne fais pas nettoyer ma pellicule et que j’assume les accidents, le support tel qu’il est. Ce que je fais, c’est un film d’aujourd’hui, même si j’utilise des outils qui ont toujours existé dans le cinéma.

Quel genre de cinéphile êtes-vous ?

B. M. : Je fonctionne par obsession. Je revois tous les films d’un cinéaste. Je suis un gros consommateur d’éditions DVD et Blu-Ray. Je vais aussi beaucoup au cinéma, mais je suis toujours un peu méfiant car j’ai peur d’être pollué par les images. J’ai une très bonne mémoire visuelle, je les garde longtemps en tête. En ce moment, je suis fan de la série d’HBO, Euphoria [photo]. C’est vraiment une œuvre du temps présent, extrêmement cinématographique, très bien mise en scène. J’aime beaucoup l’écriture des personnages féminins principaux. Je suis plus critique vis-à-vis des personnages masculins. Mais c’est une série qui m’enchante et qui me stimule beaucoup.

Certains cinéastes refusent de voir les films des autres quand ils tournent, pour ne pas être influencés. Avez-vous aussi cette crainte ?

B. M. : Au contraire ! Pendant les tournages, je sollicite les grands maîtres du cinéma. J’ai besoin de me dire : « Que ferait Fassbinder ? ». Pour solutionner mes problèmes. Je ne suis pas né sur une île avec une caméra qui m’est tombée sur la tête, avec pour mission de réinventer tout seul le cinéma… Si on fait du cinéma, c’est parce qu’on a vu des films qu’on a aimés. Ensuite, on trouve son propre langage. Il faut arrêter de faire croire qu’on n’est pas sous influence. Tout cinéaste est sous influence, et c’est très bien. Bien sûr, chacun a sa cuisine interne pour arriver à ses fins, mais on ne peut pas faire semblant d’avoir été touché par la grâce divine !

Vous considérez-vous comme un cinéaste expérimental ?

B. M. : Pas vraiment, non. J’expérimente, mais je ne suis pas expérimental. Les cinéastes expérimentaux sont des purs et durs. Ils vont très loin dans l’expérimentation. Raphaël Bassan [critique et réalisateur, spécialiste de cinéma expérimental] m’avait dit un jour que j’avais inventé le concept de « l’entertainment expérimental », cela me plaisait beaucoup. Parce qu’il y a un peu de ça : je n’ai pas envie d’avoir un public uniquement lié à la recherche. J’aime avoir un public large qui prend du plaisir devant les films. Un cinéaste expérimental fait de la recherche de pointe. Moi je suis plus dans la vulgarisation. Je peux faire cohabiter des références nobles avec des éléments qui le sont moins. L’idée d’un cinéaste qui cherche à faire de l’art, alors c’est tout de suite plus pompeux, pardon, mais finalement ça me convient mieux, parce que c’est plus ma démarche. Je vois chez un cinéaste comme Sergio Leone, qui est très populaire, la volonté de faire de l’art. Il y a une vraie stylisation dans ses films. Il était une fois dans l’Ouest est peut-être celui qui porte la chose à son paroxysme : on est dans une fragmentation du temps, une stylisation extrême, on flirte avec l’expérimental. Je crois à ce renouvellement-là. Un cinéaste qui a été important pour moi et qui l’est toujours, c’est David Lynch : chez lui, l’expérimentation s’inscrit au bout d’un moment dans une narration dite plus classique, mais il est toujours en train de faire de la recherche, de faire du cinéma d’art, et malgré tout il rassemble des spectateurs dans le monde entier.

Vous avez fait l’école d’animation des Gobelins, et c’est vrai que le cinéma d’animation revient souvent dans vos références de La Planète sauvage de René Laloux à La Brûlure de 1000 soleils de Pierre Kast, en passant par Ralph Bakshi. Quelle influence a eu l’animation sur votre travail ?

B. M. : L’animation m’a permis d’entrer dans le cinéma. À l’époque, j’avais des envies de cinéma, mais je pensais que c’était réservé à une élite. Au départ, à vrai dire, j’avais même plutôt envie de jouer, de devenir comédien. Développant une activité plastique, je me suis dit que la meilleure porte d’entrée pour le cinéma, c’était l’animation. J’ai eu la chance d’entrer aux Gobelins à un moment où il y a eu une ouverture particulière. J’y ai suivi un enseignement de l’histoire du cinéma avec Pascal Vimenet. Il nous a initié au cinéma expérimental, au cinéma d’animation d’auteur, au travail de gens qui viennent des arts plastiques et du surréalisme, comme Walerian Borowczyk et Jan Svankmajer. Pour moi, l’animation était une étape vers la prise de vues réelles. J’ai vu que d’autres cinéastes avaient eu la même trajectoire, comme Borowczyk et ils sont devenus des modèles pour moi. J’ai découvert aussi des univers de cinéastes qui arrivaient à exprimer des choses très fortes sur un format court, comme Caroline Leaf. C’est une cinéaste d’animation canadienne qui avait fait Entre deux sœurs, avec la technique de la gravure sur pellicule. Le film m’avait bouleversé. C’était d’une maturité et d’une force que j’avais rarement vues dans des courts en prise de vues réelles. Je pouvais aussi aimer les expérimentations plastiques abstraites de Piotr Kamler… J’étais nourri de tous ces films. J’ai découvert qu’une branche du cinéma surréaliste était animée. On parle toujours de Buñuel, mais l’autre cinéaste surréaliste, pour moi, c’est Paul Grimault. Il a fait partie du Groupe Octobre, donc très proche du mouvement surréaliste. C’est le meilleur ami de Prévert. Ce sont des gens qui se sont côtoyés. On retrouve dans Le Roi et l’Oiseau plein de préoccupations liées au surréalisme, mais « à la française », avec la touche réaliste poétique. De la même manière, René Laloux et Roland Topor [La Planète sauvage], c’est post-surréaliste. On est dans ces esthétiques de science-fiction qui ne tombent pas dans les lieux communs. Par la suite, j’ai continué à regarder ce qui se faisait en animation : j’ai vu Akira, j’ai découvert Miyazaki… Le cinéma d’animation japonaise m’a marqué. J’ai grandi avec Albator et cette esthétique romantique ! Je ne peux pas dire que tout ça ne m’a pas bâti. Donc cette influence est présente dans mon cinéma au même titre que Fassbinder. Et bien sûr on peut aimer les deux, et s’y référer dans le même film, au même titre.

Pourtant, vous n’avez pas poursuivi dans la voie de l’animation…

B. M. : L’animation est trop contraignante pour moi. J’aime l’urgence, j’aime prendre la caméra. En revanche, j’ai utilisé des procédés d’animation dans Living Still Life, dans lequel je questionne vraiment ce qu’est l’animation : à savoir redonner vie aux choses mortes. C’était très important pour moi d’animer des cadavres d’animaux. Si je réutilise de l’animation – il y en a un petit peu dans mon prochain long métrage, Conan la Barbare – c’est vraiment pour l’hybridation. Ce qui m’intéresse énormément, c’est de mêler l’animation à la prise de vues continue autrement que cela a pu être fait jusqu’ici. Pour moi, l’animation est un procédé de trucage qui permet de donner vie à des choses inertes, donc je pense que je vais y revenir dans cette optique. Mais je ne peux pas abandonner les acteurs et les actrices, alors il faudra que les deux cohabitent ! n

Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret

Réal. et scén. : Bertrand Mandico. Phot. : Pascale Granel. Mus. : Pierre Desprats. Prod. : Ecce Films et Ha My Productions. Dist. : UFO Distribution. Int. : Paula Luna, Elina Löwensohn, Vimala Pons, Agata Buzek. Durée : 2h07. Sortie France : 16 février 2022.




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