Entretiens L'adieu à la nuit d'André Téchiné

Publié le 10 juin, 2019 | par @avscci

0

Entretien – André Téchiné pour L’Adieu à la nuit

C’est en tombant sur le livre de David Thomson, Les Français djihadistes, un recueil d’entretiens sans fioritures avec des jeunes Français partis en Syrie gonfler les rangs de l’État islamique qu’André Téchiné a eu l’idée de L’Adieu à la nuit. Il s’est à la fois demandé comment cette parole pourrait être appréhendée dans une fiction et quel était son propre regard sur cette fièvre qui s’est depuis peu emparée de certains. Le film décrit avec précision les préparatifs de nos apprentis djihadistes pour le grand départ. De ce point de vue, il peut être vu comme un film d’évasion, que l’on prépare minutieusement et qui ouvre un espace propice au suspense. Mais c’est un film d’évasion inversé dans la mesure où le spectateur moyen ne souhaite pas réellement que l’opération réussisse. Force est de reconnaître que le thème de cet engagement mortifère passionne le cinéma français. Avant André Téchiné d’autres cinéastes ont été tentés… Marie-Castille Mention-Schaar avec Le ciel attendra, Rachid Bouchareb avec La Route d’Istanbul, Emmanuel Hamon avec Exfiltrés, et bien sûr Les Cowboys, de Thomas Bidegain. C’est sans doute de ce film-là, admirable au demeurant, que s’approche le plus L’Adieu à la nuit. Les deux films partagent la sidération des adultes devant l’étendue du gâchis qu’ils n’avaient pas perçue, et c’est bien le minimum. Mais Bidegain et Téchiné ajoutent tous deux des considérations sur le contraste entre l’aspiration des uns à une vie différente et l’enracinement terrestre, et même terrien, des autres. Les chevaux ne sont pas par hasard au cœur des deux films. Il est vrai que la terre est très souvent présente dans les films d’André Téchiné, qui n’a jamais coupé les ponts avec ce Sud-ouest qui l’a vu naître. Les personnages de tous les films, ou de presque tous les films du cinéaste sont enracinés. Téchiné en profite pour développer une dimension romanesque qui ne serait évidemment pas la même s’il avait succombé aux sirènes d’un parisianisme germanopratin. Mais le film est aussi le regard d’un homme de 76 ans sur un monde dont il n’a plus les clés. Même s’il confirme une nouvelle fois sa passion pour la jeunesse, cette période de la vie où s’affirme une identité, où s’effectuent les choix. Quand on a 17 ans, mais aussi Rendez-vous, Les Égarés et bien sûr Les Roseaux sauvages… Mais le cinéma n’est-il pas comme une cure de perpétuelle jouvence ?

Nombre de vos films puisent leurs racines dans des faits divers, ou du moins des faits de société. Êtes-vous particulièrement curieux du monde qui vous entoure ?

André Téchiné : Ce qui m’intéresse dans les faits divers, c’est l’intrusion du baroque dans la vie de tous les jours. Mais pour ce qui est de L’Adieu à la nuit, je ne parlerais pas de fait divers. C’est la parole de ces jeunes entre 15 et 25 ans engagés dans le radicalisme islamiste qui m’a donné envie de faire ce film. Leur parole à eux, pas la mienne. Et encore moins les commentaires sur leur engagement.

L’aspect sociologique vous intéresse moins…

A. T. : Ce n’est effectivement pas cet aspect-là qui m’inspire. Ce n’est pas une source de fiction. Pour moi il n’y a rien de pire que ces personnages qui sont d’abord des posters sociologiques. Surtout quand ce sont des jeunes entre 15 et 25 ans, à cet âge où il n’existe pas de profil type. Mes personnages ne valent que pour eux-mêmes, avec leur singularité.

On se dit que ce qui vous intéresse au premier chef ce sont les tempêtes que cet arrière-plan sociologique peut provoquer chez les personnages…

A. T. : Je retiens le caractère et le destin. C’est mon fil conducteur. Dans ce film-là, le fait de respecter la parole de ces combattants, de la puiser dans des entretiens, avec sa matière vivante, des mots qui sont les leurs, cela a été une démarche constante dans l’élaboration du scénario. Tout ce qui concerne l’apprentissage militaire ou religieux est intégralement prélevé dans la réalité de leur parole. On entend souvent : « On ne parle bien que de ce que l’on connaît ». Or dans le cas qui nous intéresse, je vous assure que c’est vraiment la démarche inverse qui a prévalu. Le film exprime ce que je veux connaître de ce qui m’est étranger, de ce qui m’échappe, de ce qui me trouble. Mais pour faire le film, j’ai besoin de m’entourer de ceux qui, eux, savent. L’écriture du scénario a été pour moi l’occasion d’une instruction permanente.

Vous avez été surpris par ce que vous découvriez ?

A. T. : Bien entendu. Et c’est cette surprise que j’ai injectée dans ma fiction, pour la garantir. J’ai été fasciné par ce sens du sacrifice, cette indifférence à la vie, sous-tendue par une dimension spirituelle. C’est pour cette raison que j’ai voulu donner au film un caractère très terrestre. Il fallait que le personnage de Muriel, qu’incarne Catherine Deneuve, soit une terrienne. Ce qui permettait de mettre en évidence le décalage avec ceux qui n’avaient pas d’intérêt pour les valeurs terrestres.

Vous pouvez peut-être vous-même approcher une certaine forme de détachement quand vous faites un film. Nombre de cinéastes transcendent leur propre existence en construisant une œuvre…

A. T. : Je ne crois pas à ce rapprochement. Mais si l’engagement des personnages doit déboucher sur une référence cinématographique, ce ne peut être que Fanny et Alexandre. Quand toute l’allégresse familiale de la fête de Noël débouche sur l’ascétisme mortifère de la religion. Bergman exprime à merveille le conflit entre l’attachement à la vie et le renoncement de la prédication.

Le mystère de ce renoncement est d’autant plus troublant que la vie est présentée comme pleine de promesses…

A. T. : Bien sûr. Le film tire son titre d’une lettre écrite par un djihadiste à sa famille au moment où il part en Syrie : « Je vais vers la lumière, je dis adieu à la nuit ». Alors que le tout le film indique que la lumière est justement présente dans le monde qu’il fuit.

Avez-vous rencontré des djihadistes ou des repentis pendant l’écriture du scénario ?

A. T. : J’ai surtout pris contact avec les familles de combattants morts en Syrie. Et j’ai étudié de près les prêches des djihadistes, qui se muent en vociférations, comme dans la tragédie grecque. La mue passe par le corps et par la voix. Tout cela fournissait une matière cinématographique absolument passionnante.

Nous avons plus ou moins le sentiment de vivre dans un monde apaisé, sans nous rendre compte que nous côtoyons des êtres qui eux sont en guerre…

A. T. : Absolument. C’est d’autant plus troublant que l’étanchéité est absolue. C’est le drame de Muriel, qui se rend compte qu’aucune dialectique n’est possible. Comme elle veut sauver son petit-fils elle n’a pas d’autre option que d’engager le dialogue avec quelqu’un qui est revenu, et qui d’une certaine manière a franchi la frontière dans l’autre sens. Elle sait pertinemment qu’elle n’a pas elle-même la capacité de répondre aux attentes de son petit-fils. Et l’on ne peut que partager son pessimisme, même si je laisse percer une lueur d’espoir à la fin du film.

Pourquoi avoir choisi de situer l’action au cœur du monde rural ?

A. T. : Je voulais absolument éviter le cliché des cités de banlieue. Et puis j’avais envie que l’on sente la vie à travers la célébration de la nature, la splendeur du printemps et du règne végétal. Je voulais insister sur la force des éléments terrestres pour les opposer à la dimension purement spirituelle de l’apprenti djihadiste. Si le cadre avait été celui d’une cité sinistre, l’explication de la dérive du personnage aurait été trop facile. Et la sociologie serait revenue au galop. Je ne connais pas les raisons profondes de la conversion du personnage à un Islam radical. Sans doute y a-t-il eu une phase dépressive. Et un échec scolaire. Et des défaillances du côté de ses parents. Ce ne sont que des pistes, mais tout cela contribue au dérèglement de sa subjectivité.

Vous parlez de la beauté de la nature et vous vous employez à la rendre vivante. Difficile de ne pas convoquer Jean Renoir, Partie de campagne ou Le Fleuve

A. T. : C’est pour moi Le Fleuve qui se rapprocherait le plus de ce que j’ai voulu montrer. C’est amusant que vous citiez ce film parce que le personnage qu’incarnait Gaël Morel dans l’un de mes films, Loin, présentait Le Fleuve à une séance de ciné-club. Or c’est la seule fois dans toute ma vie de cinéaste où je me permettais de citer un film. Je suis fasciné par la dimension que je pourrais qualifier de cosmique de ce film. Pour moi le monde dépasse l’organisation sociale.

Comme il y a un dépassement dans un grand nombre de vos films de l’ordre social par la vie, qui bouillonne.

A. T. : C’est sans doute assez inconscient de ma part. Je travaille de façon beaucoup plus instinctive que réfléchie.

En tout cas, nombre de vos personnages puisent leur énergie dans la nécessité d’une transgression. Ils ont besoin d’air et ne parviennent à respirer qu’en dépassant les règles contraignantes qui leur sont imposées.

A. T. : Ce n’est jamais théorique ou même conscient de ma part, mais ce que vous dites est vrai. Force est de reconnaître que je creuse souvent le même sillon. Mais en même temps, quand je fais un film, je veille à ce qu’à chaque fois ce soit une expérience humaine et esthétique nouvelle. Vous me parlez du Fleuve, ce qui me fait penser à la citation que j’avais faite dans Loin. Mais la référence n’est pas directe dans L’Adieu à la nuit. Je me repose beaucoup moins qu’à mes débuts sur le cinéma existant. Barocco était un patchwork de références, je ne referais pas aujourd’hui un film comme celui-là.

Votre cinéma a évolué. À l’instar de Benoit Jacquot, vous avez commencé votre carrière par des films qui fuyaient le naturalisme et cherchaient au contraire à explorer un univers volontairement surdramatisé. Et vous avez, comme lui, déplacé les frontières de votre cinéma pour laisser la part belle à l’émotion…

A. T. : C’est assez juste. Il se trouve que Benoit et moi avons commencé au même moment. L’Assassin musicien et Souvenirs d’en France sont des films contemporains. C’est vrai que j’ai peu à peu abandonné une certaine stylisation.

Avec une résurgence dans votre film précédent, Nos années folles… Que l’on pouvait voir comme un retour en grâce de Brecht, un nom qu’au demeurant plus personne ne cite…

A. T. : Nos années folles est effectivement un film éclaté, dans lequel la représentation tient une grande place. Représentation du cabaret, du théâtre de la pauvreté selon Brecht. Mais c’était un film en intérieurs et en costumes. Formellement mes deux derniers films sont comme le jour et la nuit. Mais cela n’a rien d’étonnant dans le sens où je fais souvent mes films contre ceux qui ont précédé. J’ai un vrai désir de renouvellement, d’expériences nouvelles. Pour ce qui est de Nos années folles, il faut préciser qu’il s’agit d’un film d’époque et que nous n’avions pas les moyens financiers d’un décor ample. Et le seul moyen de s’en sortir en restant cohérent, puisque le cabaret était au cœur de l’intrigue, c’était de retourner à Brecht.

Vous avez écrit le scénario de L’Adieu à la nuit avec Léa Mysius. Est-ce parce que vous avez particulièrement aimé le film qu’elle a réalisé, Ava ? 

A. T. : Curieusement, je n’ai vu Ava qu’après avoir commencé à travailler avec Léa. Mais j’avais vu ses courts métrages, et j’avais été frappé par leur fraîcheur et leur inventivité. Je tenais à travailler avec quelqu’un qui soit de la génération de mes personnages. Son apport a été précieux. Quand j’ai vu Ava, je n’ai pas été déçu. J’ai aimé son sens du fantastique, le fait qu’elle soit au final plus sensible au cinéma qu’au réel.

Comment votre travail en commun s’est-il organisé ?

A. T. : Je suis naturellement intervenu sur la structure du film. Mais c’est Léa qui a écrit le premier jet de chaque scène. Que je reprenais ensuite, pour parfois le modifier. J’ai changé certaines scènes au moment de la préparation au fur et à mesure que j’apprenais des choses nouvelles sur le sujet du djihadisme. J’avais besoin à toutes les étapes de m’inspirer d’une connaissance du terrain. Le premier scénario était plein de points d’interrogation. L’arrestation des djihadistes par exemple se faisait dans le premier scénario de façon assez classique, à l’aéroport. Sur le plan cinématographique, ce n’était pas aussi intéressant…

Le scénario n’est pas sacré…

A. T. : Absolument. Je n’ai jamais considéré le scénario comme étant un élément fixe qu’il faut reproduire, respecter ou illustrer. Le scénario est un tremplin. Comparer un scénario de l’un de mes films avec le film lui-même n’a d’intérêt que pour mesurer le chemin parcouru. D’autant que je peux également modifier l’ordre des scènes au moment du montage. Après avoir entièrement réinventé mes dialogues avec les comédiens sur le plateau… Cela dit, il m’est arrivé de respecter les dialogues du scénario. C’est le cas dans L’Adieu à la nuit pour ce qui était de la parole des jeunes. Mais le plus souvent je change les dialogues dans l’instant et dans l’instinct. J’ai besoin de tenir compte de la façon dont évoluent les corps et les espaces, créant tout à coup une réalité qui va être celle du film. J’ai besoin de sentir que le film est une matière vivante. C’est pour cela que je cherche à tourner aussi souvent que possible dans la continuité, mais cela est bien souvent compliqué pour des raisons de logistique. Je suis particulièrement heureux du résultat obtenu avec Quand on a 17 ans. La continuité a été facilitée par le fait que nous avons tourné sur trois saisons distinctes. Il m’arrive de souffrir sur certains films du manque d’argent. Non pas parce que je voudrais aller plus loin dans le côté spectaculaire, mais parce que je n’ai pas la possibilité de refaire une scène qui au final ne me convient pas tout à fait. J’aimerais avoir la possibilité de la remettre en cause, et éventuellement de la reprendre. Ou de la remplacer par une scène alternative. Dans Quand on a 17 ans, il y avait une scène qui ne me plaisait pas, parce que les personnages en disaient trop. Et j’ai pu la transformer un peu plus tard, en la transportant en intérieur, puisque entretemps la neige avait fondu, la saison n’était plus la même.

On écrit parfois des dialogues un peu bavards, et puis on s’aperçoit que lorsque les personnages sont incarnés, ils ont d’autres moyens d’exprimer un sentiment…

A. T. : Tout à fait. Ma saison préférée a été écrit quasiment comme une pièce de théâtre, avec un dialogue très foisonnant. Le film en avait besoin. Mais d’autres films ont des besoins différents. Chaque film établit ses propres règles. J’ai par exemple beaucoup raboté dans le scénario de L’Adieu à la nuit les dialogues entre la grand-mère et son petit-fils. Trop explicatif, trop écrasant, trop lourd. Je me suis rendu compte que les personnages étaient beaucoup plus dans le retrait, voire dans le secret, que je ne l’avais imaginé au prime abord. La scène où le personnage de Catherine Deneuve séquestre son petit-fils a été difficile à mettre en place. Je me rendais compte que les deux personnages devaient se mentir l’un et l’autre à eux-mêmes pour s’en sortir et passer par des zones d’ombre que je n’avais pas totalement imaginées.

Le romanesque est le matériau premier de vos films. Avez-vous la possibilité d’en régler l’intensité, comme on règle celle de la lumière ou du son ?

A. T. : Je me pose en tout cas des questions sur l’intensité que je souhaite imprimer. Pour mettre en scène la séquence où la grand-mère de L’Adieu à la nuit séquestre son petit-fils dans l’écurie, je me suis inspiré d’un fait divers qui s’était déroulé dans une étable. Et je me suis rendu compte que l’enfermement serait remis en cause par la nécessité de nourrir les chevaux. Or je ne voulais pas non plus que l’écurie soit vide, pour des raisons cinématographiques. Il ne fallait pas que je reste crispé sur le vraisemblable. J’ai choisi le cinéma plutôt que la réalité et j’ai laissé un cheval dans l’écurie. Quand le jeune donne un coup de pelle à son visiteur, je tenais à ce que l’on entende un hennissement !

Vous dites que chaque film s’invente par rapport au précédent. Mais il est un élément fondamental de vos films qui est récurrent, c’est la présence de Catherine Deneuve. C’est la huitième fois que vous travaillez avec elle. Elle vous est fidèle plus qu’à n’importe autre cinéaste, et Dieu sait si sa carrière est belle et foisonnante !

A. T. : Du temps est passé depuis notre premier film ensemble, Hôtel des Amériques. Nous avons effectivement fait huit films ensemble. Et pourtant le mystère reste intact. Catherine me fascine. Contrairement à beaucoup d’acteurs qui jouent sur ce qu’ils montrent, elle me donne le sentiment de jouer sur ce qu’elle cache. À partir de cela, la réserve semble inépuisable pour un metteur en scène qui désire la faire jouer. Comme elle n’a pas de formation technique, qu’elle n’est pas passée par la case théâtre, elle n’est pas touchée par la moindre forme d’académisme. Ce qui fait que malgré son expérience elle conserve la grâce de la débutante. J’aime que mes personnages aient un métier, qu’ils ne soient pas dans un état d’apesanteur sociale. Dans Hôtel des Amériques, Catherine était tout à fait crédible en anesthésiste. Ici je trouve qu’elle est remarquable en éleveur de chevaux. Elle sait se montrer terrienne. Elle ne donne jamais le sentiment qu’elle joue. Ce qui fait que lorsqu’elle entre dans une scène, on a peur pour elle. C’est vraiment une grande comédienne. Et c’est une femme passionnante, curieuse de tout. Elle est présente sur tous les fronts… Vous la lâchez dans la nature, elle vous étonnera par sa connaissance de la faune et de la flore. Elle n’était pas du tout déplacée dans le centre équestre du film, vous pouvez me croire…

Propos recueillis par Yves Alion

Réal. : André Téchiné. Scén. et dial. : André Téchiné et Léa Mysius, d’après une idée originale d’André Téchiné et Amer Alwan. Phot. : Julien Hirsch. Mus. : Alexis Rault. Prod. : Olivier Delbosc, Curiosa Films. Dist. : Ad Vitam. Int. : Catherine Deneuve, Kacey Mottet Klein, Oulaya Amamra, Stéphane Bak, Kamel Labroudi, Mohamed Djouhri, Amer Alwan. Durée : 1h43. Sortie France : 24 avril 2019.

 

 

 




Back to Top ↑