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Publié le 14 mai, 2014 | par @avscci

Entretien Valeria Bruni-Tedeschi – Un château en Italie

Si Valeria Bruni-Tedeschi est d’abord comédienne, il va falloir s’habituer à la considérer aussi comme une cinéaste qui compte. Un auteur, qui peu à peu impose un univers qui lui est propre, où l’autobiographie se mêle au fantasme, le drame à la fantaisie. Il est plusieurs fois question de Woody Allen dans l’entretien qui suit. À bon droit sans doute. Car il est une remarque qui s’adresse de toute évidence aux deux cinéastes : c’est en étant le plus personnel, le plus sincère, quitte à frôler l’impudeur, que l’on est le plus universel, le plus apte à provoquer chez le spectateur une identification mère de toutes les émotions. De ce point de vue, Un château en Italie, présenté à Cannes en mai dernier (et qui est très injustement rentré bredouille) est un joyau.

PAR YVES ALION

Même si L’Avant-Scène Cinéma n’est pas un magazine people, il est difficile concernant Un château en Italie de ne pas poser la question de la frontière entre le vrai et le faux. Quelle est la part d’autobiographie, la part de fantasme, la part de manipulation, éventuellment la part de revanche sur la vie, même si un film ne remplace pas une séance chez le psy ?

Valeria Bruni-Tedeschi : La réalité, c’est la trame de départ, constituée par nos vies. Et puis nous travaillons à construire une histoire. Ce qui fait qu’au bout d’un moment nous ne savons plus où se trouve la frontière, quelle est la part de fantasme. Quand on fait un gâteau, on intègre de la farine. Mais au moment de le manger, on ne se demande pas où est la farine ! Une fois la trame de départ établie, rien n’empêche qu’un personnage change de métier, ou de prénom, et s’éloigne ainsi de son modèle. Et puis les personnages sont incarnés par des acteurs. Or ceux-ci apportent un monde qui leur est propre et donc d’une certaine manière leur  propre scénario. Le personnage n’est plus nécessairement celui que l’on imaginait. S’ajoutent à cela les imprévus du tournage et les choix du montage, qui apportent une musique différente et font que le film que l’on avait en tête au départ ne ressemble qu’assez peu à celui que l’on a fait. En outre la réalité dont témoigne le film est une réalité ancienne…

Vous dites que les acteurs apportent leur monde. Mais vous incarnez une comédienne, sa mère est la vôtre à la ville, et votre personnage est amoureuse d’un jeune homme qu’interprète Louis Garrel, avec qui vous avez réellement vécu…

V. B.-T. : Je pense que la frontière entre le film et la réalité est plus nette que ce que vous pensez. La mère du film n’est pas ma mère. En lisant le scénario, elle ne cessait de me dire que c’était un personnage étrange. Bien sûr, la mère du film dit des mots que ma mère aurait pu dire, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère, mais c’est un personnage. Je n’ai pas fait un documentaire. D’ailleurs les documentaires ont leur part de subjectivité. Pour moi, dès que l’on propose sa propre lecture de la réalité, on est dans la fiction. Je me suis attachée à trouver une cohérence au scénario, pas à être fidèle à un vécu. Évidemment, tout le monde me pose la question de l’autobiographie, mais franchement ce n’est pas une préoccupation quand on travaille.

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Était-ce une évidence que vous interprétiez le rôle principal ?

V. B.-T. : À vrai dire, il n’y a pas tant d’actrices que cela qui parlent italien et français comme je le fais. Un certain nombre parle bien, mais ces deux langues font partie de moi, ce n’est pas tout à fait la même chose. Chiara Mastroianni est également dans ce cas. D’ailleurs, c’est elle qui interprète le rôle de ma soeur dans Il est plus facile pour un chameau… Et puis par ailleurs, j’aime jouer. Et je ne vois pas pourquoi je me priverais de ce plaisir. Si un autre réalisateur m’avait proposé le rôle de Louise, je l’aurais accepté. Pour être honnête, même si je réalise des films, je n’ai pas le sentiment d’être une réalisatrice. Je me sens davantage comme une comédienne qui fait des films. C’est en jouant que j’ai l’impression de tirer la charrue. Quand j’ai fait Il est plus facile pour un chameau…, je me disais que je ne connaissais rien à la réalisation, mais que je savais jouer, alors autant jouer. Une façon de jouer de l’instrument que je connais le mieux, celui du jeu.

Au bout de trois films, avez-vous l’impression de mieux maîtriser l’autre instrument, celui de la mise en scène ?

V. B.-T. : J’aime bien me sentir une actrice qui fait des films. Ce n’est pas facile de mettre en scène. Ce n’est pas bon signe lorsque l’on a l’impression que quelque chose est facile. Cela dit, c’est vrai que je me sens moins déplacée sur un plateau aujourd’hui, que je connais mieux l’équipe. Je pourrais même imaginer faire un film et ne pas jouer dedans, mais je le ferais quand même d’un point de vue d’actrice.

Woody Allen a joué dans tous ses premiers films, puis sa présence s’est espacée…

V. B.-T. : J’ai une petite préférence pour les films dans lesquels il joue. Cela dit, je suis très flattée de la comparaison…

Dans Manhattan, il y a une phrase définitive sur les artistes : « Ils filment leur nombril et ils appellent ça de l’art ». C’est très auto-ironique… Ce qui nous ramène au mélange dont nous parlions plus haut. Mélange qui n’est pas des plus confortables : vous abordez la mort de votre frère…

V. B.-T. : Ce n’est pas différent de mes deux premiers films : parler de ceux qui ne sont plus là, c’est une façon de les inviter à revenir. Pour les faire exister au-delà de la mort. Le cinéma a cela de magique, il permet d’effacer la frontière entre la vie et la mort. Faire ce film m’a en tout cas permis de partager cette douleur qui était en moi. Peut-être des proches ont-ils été gênés par ce retour du passé, j’espère ne pas les avoir blessés. Mon frère était très pudique. J’avais d’ailleurs fait un rêve au moment de l’écriture : il lisait le scénario et m’interdisait de le réaliser. J’ai dû me disputer avec lui à l’intérieur de moi-même pour franchir le pas. Mais c’était aussi une façon de prolonger la vie : nous nous sommes toujours chamaillés. Faire le film était un moyen de continuer. J’espère faire un autre rêve où il apparaîtrait pour me dire que le film est bien.

Vous montrez votre frère, pas votre soeur…

V. B.-T. : Elle était présente dans Il est plus facile pour un chameau…, mais pas dans Actrices. Parce que je voulais accentuer la solitude du personnage. Tout dépend du projet. Pour Un château en Italie, je voulais mettre l’accent sur la relation entre la soeur et le frère, retrouver des sensations que j’avais aimées dans Le Jardin des Finzi-Contini, de De Sica, ou dans Le Saut dans le vide, de Bellocchio. Ce que raconte le film, c’est une sorte de divorce progressif, la soeur abandonnant son frère quand elle rencontre l’amour. Une autre soeur aurait brouillé les cartes…

Ce qui précipite également l’éclatement du cocon familial, c’est la vente du château…

V. B.-T. : Nous avons beaucoup pensé à La Cerisaie. Tchekhov est sans doute celui qui m’inspire le plus. C’est peut-être une autre façon de me rapprocher de Woody Allen : September était évidemment inspiré de La Cerisaie. Mais il y a également une grande propriété au centre du Jardin des Finzi-Contini. Elle paraît pouvoir protéger du monde extérieur, mais c’est un leurre. Il y avait un monologue dans la pièce que j’ai jouée il y a trois ans sous la direction de Patrice Chéreau, Rêve d’automne, de Jon Fosse dans lequel mon personnage exprimait l’idée que les maisons demeurent alors que les générations se succèdent.

Il se trouve que votre famille a quitté l’Italie, et donc la maison familiale. On peut parler de déracinement…

V. B.-T. : Tout à fait. Même si j’abordais cette question davantage dans Il est plus facile pour un  chameau… Je n’ai pas cherché volontairement à établir des correspondances entre les trois films. Mais les éléments viennent naturellement. Le tableau qui est mis en vente aux enchères était déjà présent dans mon premier film…

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Comment dirige-t-on sa mère ?

V. B.-T. : Je trouve que c’est une très bonne comédienne. Il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est la guider un peu dans l’espace. Mais elle connaît parfaitement son texte. Et si je le change au dernier moment, cela ne la déstabilise pas le moins du monde. Je profite de l’occasion pour dire qu’elle ne tient pas particulièrement à jouer ma mère, et qu’elle est partante pour jouer dans des films que l’on pourrait lui proposer…

Comment a-t-elle réagi en renouant avec la douleur qui avait été la sienne ?

V. B.-T. : Quand on lui pose la question, elle répond qu’il n’y a aucun rapport avec la douleur dans la vie et la douleur au cinéma. La douleur de perdre un fils est de toute manière omniprésente, nuit et jour : le film n’a pas rouvert une plaie ancienne, puisque la plaie n’était pas refermée…

J’ai envie de reparler de Woody Allen… Quand il a raconté son histoire d’amour avec Diane Keaton dans Annie Hall, il n’était plus en couple avec elle. De même, vous n’étiez plus avec Louis Garrel quand vous avez tourné ce film…

V. B.-T. : J’ai choisi de confier le rôle de mon amoureux à Louis Garrel parce que c’est un immense acteur. Je ne voulais pas renoncer à son talent. Par ailleurs même si vous dites que je n’étais plus avec lui au moment du film, je pense pour ma  part qu’une histoire d’amour qui compte ne se termine jamais.

Vous avez coécrit le film avec Noémie Lvovsky. Vous êtes un peu jumelles : il y avait des correspondances entre Faut que ça danse et Actrices. Pensez-vous que votre film présente des similitudes avec Camille redouble ?

V. B.-T. : Je ne sais pas. Je n’ai rien à voir avec les scénarios de ses films. Mais c’est vrai que son apport est capital pour Un château en Italie. J’ai écrit le film seule dans un premier temps, puis j’ai donné à lire ce que j’avais fait à Noémie et à Agnès de Sacy. Elles m’ont fait part de leurs remarques. Puis j’ai travaillé en tandem avec chacune d’entre elles. Quand je travaille avec l’une, l’autre a un regard extérieur sur ce que nous avons fait. C’est très précieux. L’écriture du scénario a duré quatre ans. Mais bien sûr, pas à plein temps. Nous avons par ailleurs fait de très  grandes modifications peu de temps avant le tournage, notamment sur ce qui touchait à l’histoire d’amour entre mon personnage et celui que Louis incarne. Ce qui n’empêche pas heureusement d’apporter des choses nouvelles au moment du tournage. Les imprévus sont toujours bienvenus. Et inversement certaines scènes disparaissent, même si elles sont belles, parce qu’elles ne trouvent plus leur place.

Faites-vous des répétitions ?

V. B.-T. : Oui, il me semble nécessaire de vérifier que le dialogue convient aux acteurs. Il faut que les mots leur viennent de façon organique. Au-delà je serais tentée de dire que l’improvisation existe dans tous les cas. Car une scène doit être improvisée. Parce que la vie entre et prend sa place. J’aime bien faire des lectures sur les lieux de tournage, quand on a commencé à s’approprier les décors. C’est avec les acteurs que je découpe la scène. Comme il y a assez peu de jours de tournage, c’est très utile.

Les ruptures de ton sont vertigineuses. Le film aligne plusieurs scènes complètement burlesques (la prière à plat ventre, l’achat du ventilateur, la chaise qui rend féconde, la discussion avec l’infirmière lors du don de sperme, etc.) alors que les motifs de douleur sont nombreux…

V. B.-T. : Je vais enfoncer une porte ouverte : la vie pratique les ruptures de ton. Peut-être dois-je à ma culture italienne de m’en réjouir. Ces ruptures de ton apportent un peu d’oxygène. Je trouve élégant de ne pas se complaire dans la douleur. Peut-être ai-je été influencée par certaines comédies italiennes de façon inconsciente. De toute façon ce film a fait remonter des tas de choses de mon enfance. À un moment on cherchait quelle chanson serait chantée dans la voiture, avant de revenir pour le générique de fin. J’ai trouvé une chanson qui me rappelait mon enfance. J’en ai parlé à ma monteuse, qui m’a fait remarquer qu’elle était signée Nino Rota 

PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION

Réal.: Valeria Bruni-Tedeschi. Scn.: Valeria Bruni- Tedeschi, Noémie Lvovsky, Agnès de Sacy. Dir. ph.: Jeanne Lapoirie. Mont.: Laure Gardette. Prod: Saïd Ben Saïd pour SBS Production.
Dist.: Ad Vitam.
Avec Valeria Bruni-Tedeschi, Louis Garrel, Filippo Timi, Xavier Beauvois, Céline Sallette, André Wilms, Marisa Borini. Durée: 1h44.
Sortie France: 30 octobre 2013.

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