Publié le 13 mai, 2014 | par @avscci
Entretien Albert Dupontel – 9 mois ferme
Les films d’Albert Dupontel sont des fantaisies surréalistes et féroces qui ne s’approchent de rien de connu. Après avoir filmé avec une loupe déformante tous les travers de ses contemporains, nous offrant un cinéma à la fois burlesque et socialement engagé, notre homme s’attaque cette fois-ci à l’institution judiciaire. Avec un savoir-faire qui force le respect. Le sens du rythme, les gags souvent incongrus, le jeu tout en nuance des comédiens (parfois malgré les apparences) font que nous nous régalons comme il nous arrive assez peu de le faire. Notre homme est sans doute le seul en France à proposer un cinéma qui s’approche par moment du cartoon, qui flirte avec l’absurde, qui renoue avec le burlesque de la grande époque, tout en restant lui-même jusqu’au bout des ongles. Le rire étant communicatif, il est recommandé de voir Neuf mois ferme dans une salle pleine…
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
Neuf mois ferme est votre cinquième film en tant que metteur en scène en l’espace de quinze ans. C’est un rythme très raisonnable. Faut-il y voir le blues du créateur, tel que vous le décrivez dans votre second film ?
Albert Dupontel : Je parlerai plutôt de la paresse du créateur. Liée aux sollicitations nombreuses de la part de ceux qui me demandent de faire l’acteur. J’aime jouer, c’est pour moi comme des vacances intellectuelles, dans le sens où je suis vacant. Ce qui est vraiment fatigant, c’est de réfléchir. La gamberge est très grande sur un plateau, chaque mouvement de caméra doit être pensé. Est-il fondé, légitime ? Que restera-t-il au montage ? J’ai le sentiment d’être pris dans un étau de réflexions. Alors que quand je saute sur un train, comme dans La Proie, je me défoule…
Quand vous écrivez, qu’est-ce qui vient en premier ? La trame, les dialogues, des images ?
A. D. : Quand j’ai des images en tête, je les chasse. Au départ, c’est assez austère, il n’y a que la structure qui existe. s’installe dans ce que vous avez écrit. Nous avons fait des essais pour que je puisse me rendre compte de son potentiel. C’est en la filmant que je me suis rendu compte que son talent était exceptionnel, et qu’elle était capable de donner ce que je t’attendais sans même que cela Je dois m’assurer que je suis certain que c’est bien cette histoire-là que je veux raconter. Et les images qui me viennent à ce stade ne sont jamais validées par la suite. Ce qu’il faut mettre en place, c’est une sorte d’architecture froide, que je vais doper dans un deuxième temps. Il ne faut pas mélanger le décor et la fondation. Si on le fait, la maison est de traviole. C’est parce que les murs sont en béton que je peux ensuite me permettre une certaine folie pour les habiller. Mais parfois je veux aller trop vite en besogne. Je m’acharne à faire des choses avant de me rendre compte que ce n’est pas faisable. Avec le temps, j’ai appris à me méfier de moi-même.
À quel moment choisissez-vous vos acteurs ? Certains cinéastes écrivent avec certains comédiens en tête, d’autres se l’interdisent absolument…
A. D. : Cela dépend. Pour ce qui est du Vilain, Catherine Frot m’a appelé à un moment où j’avais du mal avec mon scénario. Sa voix m’a immédiatement inspiré. Et c’est comme cela que j’ai fait Le Vilain avec elle. Cela a été beaucoup plus aléatoire avec Neuf mois ferme. Au départ, je pensais faire le film en anglais. Je n’aurais pas joué compte tenu de mon niveau. Mais je voulais travailler avec Emma Thompson. Je l’ai rencontrée plusieurs fois. Mais la production ne suivait pas. J’étais sur le point d’abandonner…
Pourquoi tourner en anglais ?
A. D. : Quelqu’un un jour m’a dit qu’un échec en anglais avait au final plus d’impact qu’un succès en français… Et puis, il faut bien le dire, mes influences sont plutôt anglo-saxonnes. J’avoue me sentir plus proche de Terry Gilliam que de la plupart des cinéastes de mon pays. Quand j’ai découvert les films de Terry Gilliam quand j’avais vingt ans, j’ai eu le coup de foudre.
C’est vrai que la sortie de Sacré Graal ou de Jabberwocky a ouvert bien des portes…
A. D. : Sacré Graal est un film de Terry Jones et Terry Gilliam, mais Jabberwocky a été réalisé par Terry Gilliam seul. La distinction est importante. Pour moi ce n’est pas le même univers. Chez les Monty Python, il y a six individus qui sont dans une dérision permanente. À mon avis, on n’a pas d’état d’âme quand on est en groupe. Il faut faire rire les copains. Les Monty Python sont en permanence dans le burlesque. Mais seul, on a des états d’âme. Un film de Chaplin est assez émouvant, un film des Marx Brothers ne l’est pas. Quand Terry Gilliam est livré à lui-même, cela donne Brazil, qui est au fond d’une grande noirceur. La scène de fin n’a plus rien à voir avec les Monty Python. Ce qui me fascine chez Terry Gilliam, c’est qu’il sait garder son savoir-faire tout en affrontant ses démons. Il y a dans Brazil tous mes cauchemars et tous mes rêves. Quand je l’ai découvert, cela a été une illumination. J’ai revu le film plusieurs fois dans la semaine. Le film est prophétique. Il parle de terrorisme à une époque où il était moins présent qu’il ne l’est aujourd’hui.
Vous partagez évidemment avec Terry Gilliam un certain sens de la dérision qui n’a pas peur d’aller jusqu’à la grimace…
A. D. : Je fais davantage ce que je peux que ce que je veux. Si j’avais une meilleure maîtrise de ma destinée, je ferais sans doute plus de films. Mais les films arrivent comme des impulsions. Je me mets à écrire quand je suis tracassé et que j’ai besoin de raconter… Mais tout cela n’est pas si maîtrisé que cela. J’arrive à Neuf mois ferme après être passé par des détours infinis. Je n’ai pas démarré en disant qu’il fallait faire une comédie. Je voulais raconter cette histoire, et c’est sans doute mon tempérament qui l’a pervertie en comédie. Je passe par des solutions comiques plutôt que dramatiques. Mais le cheminement est le suivant : je ressens une émotion, je la couche sur le papier, ce qui est compliqué, et une fois qu’elle est à peu près tenue, je vois comment l’exprimer…
L’émotion et le rire se provoquent mutuellement…
A. D. : Je ne fais aucun calcul. Je cherche. Il y a cent façons de dire : « Je t’aime », il y a cent façons de dire : « Je vais chercher du pain ». C’est au montage que l’on découvre ça. Telle façon de le dire que l’on croyait efficace ne marche plus. Maintenant je le sais, alors je suis assez humble. Je sais que le montage va être violent, et que l’on découvre un autre film. Je passe beaucoup de temps avec les acteurs. Neuf mois ferme est mon premier film en numérique. Avec des cartes mémoire de quarante minutes, tout est permis. Je dis : « Coupez », mais on ne coupe pas, les acteurs redémarre aussitôt. Sandrine Kiberlain est une actrice exceptionnelle, et je la sollicite dans tous les coins de son talent et de sa personnalité. Une fois que les acteurs sont sur le plateau, ils ont en eux la vie, mais ils ne savent pas où. Ils croient avoir donné quelque chose de bien et cela s’avère fabriqué. C’est au metteur en scène de trouver où est la vie.
Comment avez-vous choisi Sandrine Kiberlain ?
A. D. : Je l’avais vue dans plusieurs films, qui ne m’avaient pas tous impressionné. Mais c’est difficile d’imaginer quelqu’un qui s’installe dans ce que vous avez écrit. Nous avons fait des essais pour que je puisse me rendre compte de son potentiel. C’est en la filmant que je me suis rendu compte que son talent était exceptionnel, et qu’elle était capable de donner ce que je t’attendais sans même que cela soit conscient. Le mélange d’émotion et de violence dont elle est capable est rare. Je crois plus au rôle qu’à l’acteur. Quand un rôle est cohérent, il n’y a plus qu’à lui insuffler la vie. Si le rôle est bancal, le meilleur acteur du monde n’arrivera à rien… Quand Depardieu a brillé comme jamais dans Cyrano, il a eu l’humilité et la lucidité de dire que c’était Edmond Rostand qu’il fallait féliciter. Je ne dis pas que jouer est facile, mais quand même le génie du personnage est à 80% dans l’écriture.
Laissez-vous malgré tout un peu de liberté aux comédiens ?
A. D. : Parfois. La scène du berceau, à la fin du film est largement improvisée. Mais il faut se méfier des impros, elles peuvent très vite plomber le film. Mais si je fais des répétitions, c’est aussi pour être sûr que les dialogues collent aux comédiens. Parfois ils ne sont pas faits pour leur bouche. Les répétitions permettent d’éliminer ce qui ne va pas. Quand Ariane va taper sur la tête du juge de Bernard, interprété par Philippe Uchan, il devait répondre : « Mes implants ». Et elle d’ajouter : « Ce ne sont pas vos vrais cheveux ? ». Mais ça ne marchait pas… Mais cela se règle aux répétitions. Quand la caméra tourne, on a déjà une bonne idée de ce que peuvent faire les acteurs. C’est en observant les acteurs que l’on sait ce que l’on va faire. C’est en observant Sandrine que je savais s’il fallait filmer ses yeux, ses sourires, ses tremblements…
Et sur le plan technique, êtes-vous pointu ?
A. D. : J’aime beaucoup la caméra. Le cinéma que j’aime est un cinéma très visuel. Arizona Jr. ou The Big Lebowsky des frères Coen sont des films qui m’ont mis en joie, parce que la caméra joue un rôle. J’aime quand le cinéma raconte des histoires que le stylo ne peut pas raconter. Quand on a la possibilité de jouer sur les dialogues, sur les comédiens, sur le montage, la musique, les possibilités d’écriture sont infinies.
Repérez-vous chez les autres des choses que vous pourriez reprendre à votre compte ? Êtes-vous cinéphile ?
A. D. : J’étais cinéphage, j’étais capable de voir un film de Rohmer en sortant d’un blockbuster avec Schwarzenegger. Je suis devenu peu à peu cinéphile, mais pas pour tout. Je choisis ce que je veux voir. C’est vrai que régulièrement certains films m’interpellent, et cela me donne envie de savoir comment les cinéastes ont fait. Je me souviens avoir eu cette réaction pour la première fois avec le Sang pour sang des frères Coen. Je trouve qu’ils ont un peu perdu la main depuis une dizaine d’années, mais les premiers films des Coen sont pour moi indépassables. Je me souviens que j’avais également une vraie passion pour Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov. Si l’on ajoute les Monty Python, qui ne m’ont jamais déçu, j’avais le sentiment d’aborder les rives d’un nouveau cinéma, qui n’existait pas avant et qui me concernait personnellement. J’ai retrouvé ce frisson par la suite chez certains grands metteurs en scène français tels que Blier ou Corneau, dont la liberté était évidente. Buffet froid reste un bijou. Il faut avoir une sacrée confiance en soi pour prendre des risques comme ceux qu’il a pris avec Buffet froid. Car il ne se soucie pas de raconter une histoire, mais il en raconte quand même une au final. Ce n’est pas si loin du Lynch de Mullholland drive. J’ai croisé Lynch à Cannes. Je lui ai demandé comment il avait fait ça. Il m’a répondu qu’il n’en savait rien… J’aime ces films sur le fil du rasoir. Un peu moins, on s’ennuie, un peu plus, on décroche parce que l’on n’y croit pas…
Êtes-vous pour autant client de films qui ne ressemblent pas aux vôtres. Bertrand Blier dit que son film préféré est Sonate d’automne…
A. D. : Je suis également très fan de Bergman. J’ai longtemps pensé que ce n’était pas pour moi, mais c’est évidemment un génie. Il fait un cinéma troublant, dérangeant, il atteint un niveau d’intimité avec ses interprètes qui tient du miracle. À chaque vision de l’un de ses films, on est bluffé par ses inventions. Dans Persona, il est question de schizophrénie. Et Bergman a eu l’idée de montrer la même scène sous deux axes différents. L’idée est d’une simplicité biblique, mais il fallait y penser. Certaines scènes de L’Heure du loup sont d’une violence rare… Le cinéma de Bergman m’a évidemment nourri à l’époque où j’éructais mes sketchs dans une cave et que je rêvais de passer à la réalisation.
Votre image évolue peu. Vous donnez le sentiment d’être un insurgé permanent…
A. D. : Je ne crois pas, je vis très paisiblement. Mais le problème est que l’apparence prime. Deux ou trois mouvements d’humeur à la télé et on vous catalogue comme étant un grand caractériel. Quand j’ai quitté un plateau parce que le type qui m’interrogeait n’avait pas vu mon film, ce n’était pas par provocation, mais bien parce que j’étais indigné.
Il n’empêche que vous aimez vous écrire des rôles de marginaux. Dans Neuf mois ferme, vous êtes repris de justice ; dans Le Vilain, vous en faisiez voir à votre mère ; dans Enfermé dehors, vous étiez SDF, etc. Vous aimez bien être là où la société dysfonctionne !
A. D. : Ce sont des personnages qui m’inspirent. Moi, j’ai eu une éducation très bourgeoise, j’ai parfaitement été éduqué. Mais les marginaux m’inspirent. Quand je vois le documentaire de Depardon, Dixième chambre, instants d’audience, je suis fasciné. Je suis choqué par la façon dont la vérité des personnages nous explose au visage. J’ai voulu que mon film propose une galerie de personnages aussi forts. À commencer par un avocat bègue qui n’existe pas. Nicolas Marié a vraiment eu du mal à interpréter le rôle, les répétitions n’étaient pas toujours harmonieuses. Et puis il s’est dépassé au moment du tournage. Sa robe d’avocat lui a sans doute permis de trouver naturellement une certaine emphase dans le geste comme dans la parole. C’est un cliché, mais le cinéma est fait de clichés. On n’invente jamais rien. On réinvente des choses, mais on n’invente jamais rien.
Créez-vous ces personnages de marginaux en les observant ?
A. D. : Non, je ne fais pas un cinéma réaliste. Je trouve les laissés-pour-compte spectaculaires dans leur façon de se comporter, de s’exprimer. Il y a souvent beaucoup d’humilité résiduelle chez eux. Le manque de communication, l’absence d’intellect ou de compréhension sociale font qu’ils sont assez rationnels sur leur potentiel. Et le braqueur de Neuf mois ferme a quand même quelques valeurs essentielles. Il est choqué d’apprendre qu’Ariane veut avorter, il est bouleversé quand naît l’enfant, etc. Le langage n’est pas assez évolué pour qu’il puisse exprimer ses sentiments. C’est exactement l’inverse chez elle : elle maîtrise le langage, mais son coeur reste sec. Elle a perdu le sens de l’émotion. C’est elle qui est à plaindre.
C’est une façon de fustiger les élites ?
A. D. : Peut-être. Je ne pense pas que les meilleurs sont ceux qui nous gouvernent.
Vous n’avez jamais voté !
A. D. : Non, jamais. Je choque beaucoup de monde quand je dis ne voir aucune différence entre les camps. Je vois simplement des animaux politiques qui s’affrontent. Et qui n’empêchent pas la France de devenir peu à peu une gentille province du monde. Avec un peu de chance elle continuera à attirer les touristes, mais pas beaucoup plus. Il n’est pas nécessaire d’être anar pour refuser ce jeu-là. Disons que je suis perplexe. Les médias me présentent comme un être biscornu, en réalité mes plaisirs sont très simples : faire du sport, m’occuper de mon fils, faire des films…
Vous n’avez jamais travaillé à le définir, ce personnage biscornu ?
A. D. : Non, je ne calcule rien. Je fais même des efforts pour communiquer. Mais je constate que les clichés ont parfois la vie dure. En attendant je reste dans une sorte de clair-obscur médiatique au fond assez confortable. Je peux faire ce que je veux. ■
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
Neuf mois ferme. Film français d’Albert Dupontel (2013).
Scn. : Albert Dupontel. Dir. Ph.: Vincent Mathias. Déc. : Pierre Quefféléan. Mont. : Christophe Pinel.
Dist : Wild Bunch. Durée : 1h 22.
Int. : Sandrine Kiberlain (Ariane), Albert Dupontel (Bob), Nicolas Marié (Maître Trolos), Philippe Uchan (Juge de Bernard), Philippe Duquesne (Dr. Toulate), Bouli Lanners (Policier vidéosurveillance), Christian Hecq (Lieutenant Edouard), Gilles Gaston-Dreyfus (De Lime).
Sortie France: 16 octobre 2013.