Publié le 6 décembre, 2016 | par @avscci
0Critique – Tu ne tueras point de Mel Gibson
Mel Gibson en paix ?
C’était écrit depuis des années, c’était annoncé et prévisible : le come-back de Mel Gibson est désormais d’actualité. Un chapitre parfaitement attendu, puisque le retour flamboyant de ceux qui ont chuté est une obsession de la petite communauté hollywoodienne. Et quelle chute : superstar absolue des années 1990 et du début des années 2000 (avec Tom Hanks et Tom Cruise), réalisateur oscarisé (grâce à Braveheart) devenu, après le triomphe imprévu de sa Passion du Christ, l’un des hommes les plus puissants du cinéma américain, pas si loin que cela d’un Steven Spielberg, Gibson a vu ses vieux démons ressurgir.
Les flirts avec l’alcoolisme et l’antisémitisme ont toujours existé dans la carrière du comédien/metteur en scène. C’est bien pour cette raison que, lors de leur réapparition soudaine, après une banale altercation policière, le si petit monde du 7è Art s’est retrouvé prêt à les prendre au sérieux. Banni du cinéma américain suite à des propos alcoolisés et haineux, Gibson a trouvé dans son pays d’adoption, l’Australie, les fonds pour financer ce retour au premier plan, opéré au sein de sa condition de cinéaste et non, comme on aurait pu s’y attendre, d’acteur. C’est donc l’auteur Gibson qui revient et, à travers lui, la figure d’un artiste controversé, complexe, beaucoup moins lisse que son image d’« action hero » rigolard des ancien temps.
Un film nihiliste et pacifiste
Tu ne tueras point appartient à un genre, le film de Seconde Guerre mondiale, qui n’a pas vraiment faibli depuis son resurgissement de la fin des années 1990 (Il faut sauver le soldat Ryan, bien entendu). La situation singulière du metteur en scène, vis-à-vis du cinéma américain, se lit dans l’étrange configuration du long métrage. Une production australienne, apparemment tout à fait coupée de fonds hollywoodiens, mais avec en son rôle principal une des stars montantes de l’industrie (Andrew Garfield) et plusieurs vedettes commercialement importantes dans des seconds rôles inattendus, Vince Vaughn en tête, représentant en sa seule personne tous les clichés du guerrier héroïque américain traditionnel. Tout ce petit monde un peu bigarré se met au service de la singulière histoire du seul objecteur de conscience ayant réussi l’exploit de devenir un héros de guerre. Un sujet idéal pour Gibson, car il lui permet de manier à nouveau l’ambiguïté centrale de ses réalisations : une fascination absolue pour la violence mariée à une paradoxale culpabilité chrétienne par rapport à cette même violence. Avec l’exception de son premier long métrage et galop d’essai (L’Homme sans visage), le réalisateur a en effet toujours situé la guerre ou la cruauté physique la plus crue au cœur de sa mise en scène. Il l’a fait en se situant dans la perspective d’un homme héroïque, infligeant cette violence pour une bonne cause (Braveheart) ou de celui la recevant en tant que victime expiatoire (La Passion du Christ). Dans ce balancement perpétuel et fondamental pour comprendre Gibson, Tu ne tueras point se situe clairement dans le camp du deuxième film. Avec son histoire de pacifiste perdu au milieu de la boucherie de la guerre, et qui devient un héros à force de sacrifices personnels, le cinéaste s’est très clairement trouvé une nouvelle figure christique, point central de la filmographie de ce chrétien convaincu (voire presque fanatique) qu’est Gibson. Le héros incarné par Andrew Garfield manifeste donc un rejet absolu (moral et religieux) de toute forme de violence, tout en professant son patriotisme et son envie de servir sur le front. Une position paradoxale (vouloir faire la guerre, sans la faire) qui convient fort bien à Gibson, un artiste incapable de filmer sans fascination vaguement complaisante le carnage des chairs du conflit, tout en prétendant être dans les yeux d’un pacifiste parfaitement dégouté par ce spectacle.
Le spectacle de la culpabilité
Mais spectacle il y a, et la pulsion héroïque qui sous-tendait Braveheart, glorification épique d’un grand guerrier et d’un monde ou les « soldats se battent en poètes », pour reprendre les mots mêmes du scénario, est toujours là, malgré la culpabilité toute catholique qui taraude Gibson. La réalisation se déploie donc en morceaux de bravoure spectaculaires censés faire expérimenter aux spectateurs les horreurs physiques de la guerre. Intelligemment, la réalisation choisit le parti pris d’une clarté, dans le découpage et le montage, opposée au rythme saccadé des films d’actions contemporains. En renonçant à la plupart des effets numériques modernes, Tu ne tueras point démontre que l’efficacité sur la rétine des explosions réelles et d’un décor authentique n’est pas un leurre, et confère une patine de réalisme frappante à chaque mort, chaque détonation. Nous ne sommes néanmoins pas dans du Raoul Walsh : la complaisance est là, dans l‘insistance de certains plans sur le sang, la mort et les visages tordus de douleur de certains. L’expérience se doit d’être difficile pour le spectateur, mais cette difficulté fonctionne précisément par une réalisation littéralement complice de la boucherie produite par la reconstitution, et livrée au public. Une dimension purement immersive, très à la mode ces derniers temps, à laquelle Gibson ajoute une efficacité toute hollywoodienne, en ne pouvant s’empêcher de livrer de belles images et de bien beaux plans à la description de ce qui devrait être une horreur absolue (contrairement au récent Fils de Saul, plus malin à ce niveau). Les contradictions internes de l’auteur apparaissent donc au grand jour, entre un culte visuel du combat et de la force (plus proche d’un John Milius, par exemple), et la nature sacrificielle qui anime le personnage au centre du carnage. Gibson livre une œuvre percutante de par sa profonde sincérité, celle d’un chrétien torturé, d’un pêcheur avéré, qui se sait trop sensible à l’art de la guerre, au charme de la puissance, et tente de mettre en scène, sans se renier, le spectacle de ses coupables pulsions. Et, comme c’est souvent le cas, cette culpabilité est peut-être l’ingrédient secret qui donne une saveur ample aux séquences pourtant sans pitié qui défilent sous les yeux du spectateur.
Dans son livre consacré à la vie du Christ (et à son projet inabouti dessus), Paul Verhoeven évoque bien naturellement le long métrage de Gibson sur ce sujet. Il le critique durement, et finement, en concluant que La Passion du Christ, dans son étalage de torture et de souffrances, en dit bien plus sur son réalisateur que sur le Messie. C’est très probablement vrai, et contient tout aussi probablement l’élément de rédemption de l’œuvre de la star/cinéaste. La sincérité barbare des films de Mel Gibson, dont Tu ne tueras point est une si brillante démonstration, est touchante. Parce qu’il n’est pas si commun de voir avec une telle évidence, dans les images, un homme se battre avec ses doutes et ses contradictions. Entre le saint qu’il souhaiterait être et le soldat cruel qu’il sent en lui, Gibson est déchiré, et a au moins le courage de faire de ce déchirement le centre de sa mise en scène. Tu ne tueras point est un film poignant, mais il ne parvient pas à ce résultat en contant la vraie et édifiante histoire de l’objecteur de conscience héros de guerre. Il y parvient en montrant le portrait d’un homme qui ne veut pas se résigner à la violence ou au péché qu’il sait porter. n
Pierre-Simon Gutman
Hacksaw Ridge. Réal. : Mel Gibson. Scén. : Andrew Knight, Robert Schenkkan et Randall Wallace. Phot. : Simon Duggan. Mus. : Rupert Gregson-Williams.
Prod. : Cross Creek Pictures / Demarest Media / Icon Productions / Pandemonium Films / Permut Presentations / Vendian Entertainment. Dist. : Metropolitan Export.
Avec Andrew Garfield, Vince Vaughn, Sam Worthington, Hugo Weaving, Teresa Palmer, Luke Bracey.
Durée : 2h18. Sortie France : 9 novembre 2016