Critiques de films

Publié le 31 janvier, 2023 | par @avscci

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Critique – Tár de Todd Field

Cheffe de réputation internationale, Lydia Tár mène à la baguette un orchestre symphonique allemand et distille son enseignement à des disciples zélés. Alors qu’elle se prépare à publier ses mémoires et à diriger un concerto extrait de la

« Cinquième Symphonie » de Gustav Mahler, des nuages s’amoncellent au- dessus de sa tête qui semblent annonciateurs de sa déchéance imminente… Partant de l’adage bien connu selon lequel la Roche Tarpéienne est proche du Capitole, Todd Field passe la destinée d’une artiste réputée intouchable au crible de la nouvelle bien-pensance et du wokisme dont elle coche pourtant plusieurs cases en tant que femme homosexuelle et mère adoptive d’une petite-fille d’origine syrienne.

Tár reflète magistralement les stigmates de notre époque à travers ce portrait d’une artiste enivrée par son pouvoir qui croit pouvoir adopter impunément un comportement caractériel. Mais c’est là ne pas prendre en compte l’évolution fulgurante de nos mœurs qui prohibe certains abus de pouvoir jusqu’alors institutionnalisés en toute impunité et entend arbitrer les élégances en leur appliquant une grille de lecture impitoyable jusqu’à un ridicule qui peut aller jusqu’à tuer. Cette étude de mœurs corrosive reflète avec cruauté mais lucidité notre époque de grande confusion où certaines pratiques séculaires se fracassent contre leur inanité et où les pouvoirs se rééquilibrent radicalement en faveur des minorités réduites trop longtemps à la portion congrue. Au point de se voir investies d’un pouvoir qu’une infime minorité d’entre elles revendiquait vraiment.

Remarqué pour In the Bedroom (2001), nommé à cinq reprises aux Oscars, et Little Children (2006), lauréat de trois Golden Globes, Todd Field s’attaque dans son troisième long métrage à la confrontation d’une femme puissante avec une époque qu’elle n’a pas pris le temps de regarder changer et qui va l’engloutir. Elle qui se pense intouchable du fait de son sexe (qu’elle efface), de sa sexualité (qu’elle affiche) et de son génie autoproclamé (qu’elle revendique) voit son anticonformisme étudié se fracasser contre une réalité ô combien plus prosaïque. Son comportement quotidien s’avère arbitraire et autoritaire jusqu’à l’excès vis- à-vis de ses musiciens, de ses élèves, de ses collaborateurs et de son entourage le plus intime. Ordonné en une série de plans séquences qui s’articulent comme autant de morceaux de bravoure, le film s’ouvre sur une interview de Lydia Tár par un journaliste du New Yorker. Une scène d’exposition flatteuse au cours de laquelle l’artiste apparaît en monstre sacré qui théorise jusqu’à l’ivresse, sans jamais témoigner le moindre signe extérieur d’humanité à l’égard de ceux qu’elle dirige d’une main de fer. Au-delà de sa gloire transparaît déjà ce caractère impitoyable sur lequel elle a assis son autorité et un pouvoir excessif dont elle a fini par s’enivrer jusqu’à perdre contact avec la réalité. Défilent alors les multiples courtisans qui constituent sa garde rapprochée : son assistante (formidable Noémie Merlant), sa compagne (Nina Hoss, l’égérie de Christian Petzold), son partenaire banquier d’affaires (Mark Strong) et même son mentor (Julian Glover). Autant de complices qui vont la lâcher un à un dès qu’elle va perdre pied en s’abîmant dans sa propre vanité.

En mélomane averti, Todd Field donne à son film un rythme et une liberté qui évoquent ceux du free jazz, au fil d’une construction qui s’articule sous la forme de longues séquences dialoguées. Sous couvert de s’attacher à une femme libre à qui tout a toujours réussi, il dresse le portrait accablant d’une société contemporaine qui n’éprouve aucun scrupule à exclure ceux-là mêmes qu’elle a adoubés sans leur accorder pour autant le moindre droit à l’erreur. Ni a fortiori à l’horreur qu’incarne cette femme monstrueuse et castratrice qui trace sa route sans se préoccuper des dégâts collatéraux qu’elle provoque. Jusqu’au moment son destin cesse de lui appartenir… Ici intervient le talent hors du commun de Cate Blanchett, incarnation de la femme parfaite au visage parfait et à la mise impeccable condamnée à choir de son piédestal divin pour affronter un monde qu’elle s’est habituée à dominer du haut de sa superbe. Une composition prodigieuse qui a valu à la comédienne sa deuxième Coupe Volpi à la Mostra de Venise, quinze ans après sa composition protéiforme dans I’m Not There de Todd Haynes. L’actrice passe par toutes les nuances de son personnage avec une aisance confondante, tout en en subissant les fêlures qui deviendront des failles. Au risque de déplaire. Lydia Tár est un monstre au sang froid qui taille sa route en éliminant les intrus. Jusqu’à la plus vile des déchéances et une séquence finale d’anthologie qui s’impose comme un modèle du genre. Une sorte d’exil artistique forcé qui renvoie cette femme qui a tout pour être heureuse à son séjour initiatique parmi cette peuplade primitive qu’elle a côtoyée pendant cinq ans dans le cadre de son mémoire de musicologie… sans visiblement en tirer ni éthique ni philosophie de vie. Le constat est impitoyable, le film magistral,

l’actrice au sommet de son art. 

Film américain de Todd Field, avec Cage Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss, Sophie Kauer, Julian Glover, Allan Corduner, Mark Strong, Sylvia Flote, Adam Gopnik. 2h38.

Jean-Philippe Guerand




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