Critiques de films Touch me not d'Adina Pintille

Publié le 1 octobre, 2018 | par @avscci

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Critique – Touch Me Not, d’Adina Pintilie

Les corps en face

À Berlin, en février 2018, la cinéaste roumaine Adina Pintilie (sans lien avec le célèbre Lucian Pintilie) a obtenu l’Ours d’or et le prix du meilleur premier film pour Touch Me Not. Comme disait Georges Brassens, « certains dévots, depuis ce temps, sont un peu mécontents ». Le film est, semble-t-il, l’un des plus « choquants » de ces dernières années. Les différentes projections se passent toujours de la même façon. Peu à peu, plus ou moins tôt selon leur résistance, des spectateurs, nombreux, quittent la salle. Les prix berlinois ont été accueillis par beaucoup de commentaires hostiles. Dans « The Guardian » du 25 février, notre confrère londonien Peter Bradshaw écrivait : «Un Ours d’or creux et puéril… une calamité pour le festival… un documentaire sans humour, maladroit, qui rabaisse Berlin au rang de promoteur de la sottise et de la nullité…» Quelle mouche a donc piqué L’Avant-Scène Cinéma pour en faire un « film du mois » ?

Prenons un peu de recul. Que montre le cinéma depuis cent vingt-trois ans ? Des corps. De cette représentation des corps, de leur érotisation, de la nudité, des normes du masculin et du féminin, de la beauté (et de la laideur), les questions sont posées depuis les premiers films. Depuis les maillots de Jeanne d’Alcy dans les films de Méliès, depuis les Bathing Beauties de Sennett, depuis Theda Bara et Rudolph Valentino jusqu’au dernier déshabillage superflu de n’importe quel film médiocre d’aujourd’hui, l’image des corps, de leur dévoilement, la représentation sexuelle, obsèdent les écrans. Il est impossible d’interroger l’histoire du cinéma sans interroger cette obsession. Ce qui fait l’importance de Touch Me Not, c’est que le film, documentaire et fictionnel tout à la fois, se saisit frontalement de ces questions, et, à l’aide de méthodes surprenantes, y répond très bien, parfaitement même.

Le premier aspect fictionnel, c’est le personnage de Laura, dont le tourment donne son titre au film. Interprétée par Laura Benson (la coïncidence des prénoms jette volontairement le doute dans l’esprit des spectateurs sur la frontière réalité/simulacre) cette femme ne veut pas être touchée. Sa vie sexuelle est compliquée. Dès la première séquence on la voit payer un escort boy pour qu’il se masturbe devant elle, sans autre contact que celui du regard. Elle est spectatrice et, dans la salle de cinéma, le public la regarde regarder. Les premiers plans sont d’ailleurs cadrés sur le garçon seul. Et sur sa nudité. Laura sera l’Ariane de ce film labyrinthique. Pour comprendre ce qui lui interdit d’être touchée, elle va rencontrer des personnages sur lequel le doute réel/fiction sera maintenu constamment. Et rapidement interviendra la réalisatrice elle-même, présente à l’écran, souvent en profil perdu, en ombre, parfois face caméra, fuyante et présente à la fois, dont la voix se mêle à celle des autres personnages. Ceux que Laura rencontre sont tous hors-norme, hors-modèle. C’est leur mise à nu, visuelle et psychologique, qui fait fuir les spectateurs. On veut bien rester quand le strip-tease dévoile un corps normé. Sinon, courage, fuyons… La vérité, toute nue, sortant du puits, n’a pas forcément les courbes prévues par le Canon de Polyclète.

Les rencontres de Laura, pourvu qu’on soit resté dans la salle pour les partager, se révèlent fascinantes. Les voilà, les vérités qui sortent du puits. Christian Bayerlein souffre d’une gravissime atrophie musculaire. De son corps ravagé par la maladie, il parle librement, l’expose sans difficulté, et nous annonce joyeusement que sa vie sexuelle est active, épanouie. Il nous présente sa compagne, Grit, valide mais éloignée elle aussi des corps modèles de notre temps. Il nous entraîne dans les clubs où personne ne s’offusque de leurs différences. Il échange ses réflexions avec Thomas, qu’on pourrait croire un « beau » garçon ordinaire, souffrant en réalité dans son corps, comme, à d’autres moments du film, le père malade de Laura, Laura elle-même, et, c’est ce que suggère la réalisatrice, chaque habitant de cette planète, à un moment ou à un autre de sa vie. Christian, Thomas, Grit sont, avec leurs ombres, comme des lumières, des révélateurs pour Laura, dont le corps apparemment valide est pourtant le plus torturé de tous. Elle aura de longs échanges avec des coachs inattendus, d’autres personnages réconfortants, inclassables sexuellement, socialement, d’autres individus que beaucoup de spectateurs refuseront sans doute de regarder en face. Et tant pis pour ces spectateurs, si on nous permet ce reproche, ce regret.

Ainsi, peu à peu, lucidement, Adina Pintilie fouille l’intimité de chacun, la sienne propre, celle des spectateurs qui acceptent de la suivre. Elle mêle deux exploits, celui d’apporter de nouvelles vérités sur le sexe, le corps, les sentiments, l’émotion. Et celui d’affronter comme jamais ces questions telles qu’elles se posent au cinéma d’aujourd’hui. Il est au fond parfaitement rassurant de savoir que, malgré l’incapacité d’une grande partie du public à supporter ces questionnements, le jury d’un des plus grands festivals du monde ait honoré et reconnu son effort. n

René Marx

Réal, Scn, Mont. : Adina Pintilie.
Dir. Phot. : George Chiper. Mus. : Ivo Paunov. Déc. : Adrian Cristea.
Int. : Laura Benson, Adina Pintilie, Tómas Lemarquis, Christian Bayerlein, Grit Uhlemann, Hanna Hoffman, Seani Love.
Prod. : Philippe Avril, Adina Pintilie. Dist. : Nour Films. Durée : 2h05. Sortie France : 31 octobre 2018.




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