Critiques de films Adam Driver dans Paterson de Jim Jarmusch

Publié le 5 janvier, 2017 | par @avscci

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Critique Paterson de Jim Jarmusch

Cité-cinéma de la poésie

C’est sans doute l’un des plus beaux retours en grâce de l’histoire du cinéma contemporain. En 2005, Broken Flowers avait valu à Jim Jarmusch un Grand Prix au Festival de Cannes en même temps qu’une certaine réserve de la part de ses spectateurs les plus fidèles. Après quatre ans de silence, l’échec absolu de The Limits of control, suivi d’une nouvelle période de silence, avait pu faire croire à la disparition artistique du cinéaste. Mais avec Only lovers left alive et maintenant Paterson, c’est un Jarmush régénéré et de nouveau au sommet de son art qui revient sur les écrans, renouant avec ses thèmes de prédilection : les villes, les couples et surtout la poésie.

Quand il ne se consacre pas au genre du road movie, ou plus largement au thème de l’errance, pour le meilleur (Dead Man) ou le pire (The Limits of control), Jim Jarmush est sans doute avant tout un cinéaste des villes. Celles-ci influent sur le caractère même de ses protagonistes, à plus forte raison si la ville en question est usée, déglinguée, ce qui est généralement le cas. On a ainsi vu au travers de ses films le New York en forme de friche urbaine comme décor des débuts du cinéaste, le Memphis figé dans un passé mythique artificiel, la ville-fantôme qu’est devenue Detroit ou la cité fantasme de Tanger (Only lovers left alive).

La Ville-poésie

Paterson pousse pour la première fois cette osmose entre le personnage principal et la ville jusqu’à sa limite, presque sous la forme d’une plaisanterie, puisque Adam Driver (au passage, définitivement un des comédiens les plus étonnants de sa génération) y incarne un certain Paterson vivant dans la ville de Paterson – de sorte qu’on ne peut en fait déterminer si le titre du film désigne le héros ou la ville. Paterson, New Jersey, est une ville aujourd’hui tombée dans une vague décrépitude ; mais elle reste célèbre pour avoir abrité de nombreux poètes, de William Carlos Williams à Allen Ginsberg. Paterson, le personnage du film, est quant à lui un chauffeur de bus qui sillonne inlassablement les rues de la ville dont il porte le nom. Jarmusch avait déjà envisagé ce curieux cas de figure dans lequel un personnage doit endosser la poésie par son nom même : c’était le cas de William Blake, incarné par Johnny Depp dans Dead Man. Pour ce qui est de ce Paterson, sa vie semble réglée méthodiquement, sans aucune variation, de son lever à la tombée du jour : prise de service, sortie du chien, passage dans un bar. Il ne semble éprouver aucune émotion particulière (Driver compose un visage à la Droopy particulièrement efficace). Presque en secret cependant, Paterson, lui aussi, à l’image de sa ville, est un poète. Chaque jour, il écrit des poèmes en prose sur un petit carnet qui ne le quitte pas. Paradoxalement, Paterson vit en couple avec une jeune femme, Laura, qui quant à elle multiplie les projets et les expériences diverses : apprentissage de la musique, pâtisserie, décoration intérieure. Elle est bien sûr la seule à connaître l’existence du carnet de poésies…

Sept journées

Le film se déroule alors selon une structure à la fois simple et profondément originale. Il s’agit de suivre sept journées dans la vie de ces personnages, journées rythmées par la répétition des activités presque métronomiques de Paterson. Mais bien sûr, de cette répétition vont naître, ou apparaître, une multitude de détails, d’incidents, de légers imprévus qui font qu’en fait, aucune de ces journées ne va ressembler à l’autre.

Une fois n’est pas coutume, il semble ici pertinent de citer la note d’intention rédigée par Jim Jarmush lui-même, d’autant plus que le cinéaste est d’ordinaire très chiche en explications et en entretiens à propos de son propre travail : « Paterson rend hommage à la poésie des détails, des variations et échanges quotidiens. Le film se veut un antidote à la noirceur et à la lourdeur des films dramatiques et du cinéma d’action. C’est un film que le spectateur devrait laisser flotter sous ses yeux, comme des images qu’on voit par la fenêtre d’un bus qui glisse, comme une gondole, à travers les rues d’une petite ville oubliée ».

La légèreté revendiquée par Jarmush, et qui est réellement réussie dans la sensation flottante dispensée par le film, n’est en fait, bien sûr, qu’un leurre. Sous une apparence extrêmement simple, et un humour flegmatiquement décalé allant jusqu’à la technique du « slow burn » (le gag à action lente), son nouveau film de fiction est sans doute l’un des plus riches, des plus subtils et des plus profonds de toute sa déjà longue carrière. Le soin apporté aux détails fait que chaque journée, bâtie sur un modèle que l’on pourrait croire immuable, apporte en fait son lot d’événements, de surprises, de légers déraillements ou d’accidents, qui font qu’au bout du compte, cette semaine ordinaire sera pour Paterson d’une richesse et d’une importance imprévisible. Entre les innovations de sa compagne (qui transforme leur intérieur dans une frénésie de noir et blanc), une panne de bus, un pilier de comptoir amoureux éconduit qui soudain brandit une arme, et toute une autre série de micro-événements allant jusqu’à une véritable catastrophe causée par un chien impavide, la semaine de Paterson à Paterson sera au final une sorte de chemin initiatique.

Adam Driver parle avec Jimi Jarmusch sur le tournage de Paterson

Romantisme

La forme du film est ici en parfaite adéquation avec son sujet principal. Faussement simple, richement travaillée, à l’exemple de sa photographie (voir par exemple la composition de l’image récurrente montrant le couple endormi au petit matin). Les séquences journalières prennent une forme similaire à des haïkus, les poésies brèves de la littérature japonaise. La rencontre avec le Japon se fera même concrètement vers la fin de la semaine, lors d’un dialogue entre Paterson et un visiteur japonais sur le concept même de la poésie, le seul vrai thème du film, pris dans son sens premier de création. Paterson ne se voit que comme un chauffeur de bus, mais il est un vrai poète (ce que lui répète Laura), comme s’il représentait l’âme ou la personnification de sa propre ville. Paterson est un poète intériorisé, alors que sa compagne vit dans l’extériorisation permanente – un couple étrange, contradictoire en apparence, mais qui en fait symbolise une parfaite complémentarité. Paterson est aussi un grand film d’amour romantique, comme l’était le précédent opus de Jarmusch au titre explicite (Only lovers left alive) et qui versait quant à lui dans le romantisme noir. Ce romantisme lié au mystère du processus poétique est bien ce qui caractérise désormais le travail du cinéaste. On ne sera donc pas surpris de découvrir bientôt son nouveau documentaire (Gimme Danger) consacré aux Stooges. En apparence, rien ne semble relier le rock puissant et agressif de ce groupe de légende avec la tendance zen que laisse transparaître Paterson. Pourtant on y découvrira un Iggy Pop quasiment apaisé, filmé respectueusement par un cinéaste qui affirme voir en lui une apparence qui réincarne aussi bien Nijinsky que Rimbaud. Romantisme poétique, encore et toujours. n

Laurent Aknin

Réal. :Jim Jarmusch. Scen. : Jim Jarmusch. Phot. :Frederick Elmes. Mus. : Sqürl. Prod. : Joshua Astrachan, Carter Logan. Dist. Le Pacte.
Avec Adam Driver, Golshifteh Farahani, Kara Hayward, Jared Gilman, Barry Shabaka Henley, William Jackson Harper.
Durée 1h55. Sortie France : 21 décembre 2016.




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