Publié le 21 septembre, 2022 | par @avscci
0Critique – Leila et ses frères de Saeed Roustaee
La famille et le monde
L’une des étonnantes nouvelles du cinéma d’auteur international de ces dernières années est la bonne santé artistique du cinéma iranien. Malgré un régime autoritaire, doté d’un goût prononcé pour la censure, malgré les problèmes légaux sévères rencontrés par ses cinéastes, avec en tête l’exemple évident de Jafar Panahi, un certain nombre de très bons films, au propos parfois fort courageux, continue de nous parvenir.
PAR PIERRE-SIMON GUTMAN
Sous cet angle, la percée mondiale de Roustaee est une forme de miracle. Si son premier long métrage n’est pas arrivé jusqu’à nous, son deuxième, sorti en pleine pandémie et ingénieusement présenté par ses distributeurs sous l’angle du thriller (ce qu’il était, mais partiellement), La Loi de Téhéran, fut un surprenant succès critique, et public. Quelques mois plus tard, son troisième film, Leila et ses frères, se retrouve en Sélection Officielle au Festival de Cannes et, en un an, le cinéaste trentenaire devient ainsi un auteur international confirmé, star montante d’un cinéma iranien qui se cherchait un nouveau héros. Cette success story au milieu d’un paysage légalement et politiquement fort compliqué, est naturellement réjouissante, mais pousse aussi vers une forme d’interrogation : qui est ce nouveau metteur en scène qui, en deux films, s’est imposé avec une facilité inattendue ? Parce qu’il représente les espoirs du cinéma iranien, Roustaee se doit d’être scruté avec une intensité particulière, à la hauteur d’enjeux qui dépassent largement le cadre de la cinéphilie.
Des quêtes qui s’opposent
En nous parvenant très peu de temps après La Loi de Téhéran, Leila et ses frères permet de commencer à mieux cerner l’univers et les thèmes de l’auteur. En premier lieu, et contrairement à un Asghar Farhadi auquel il fut très (trop ?) comparé, Roustaee situe nécessairement tous les personnages dans un environnement social ainsi qu’économique très détaillé, spécifique. Le policier de La Loi de Téhéran est replacé à la fois dans sa hiérarchie et dans son statut social, la famille au cœur de Leila et ses frères est dépeinte dans sa réalité financière. Tel un Balzac français, Roustaee filme des séquences intimes entre parents, enfants et conjoints où l’argent est sans arrêt présent en arrière-plan. Une pression permanente domine et écrase tous les personnages à chaque instant, et participe à cette impression de tension sourde qui définit le cinéma de Roustaee. L’ambition, ou la survie plutôt, sont au cœur de ce système. Le héros du précédent film du metteur en scène avait en vue une éventuelle et allusive promotion (qu’il aura, pour finalement l’abandonner), le sujet de Leila et ses frères peut, lui, être résumé à un choc des ambitions au sein d’une même famille. D’un côté le pater familias vieillissant, qui pense atteindre enfin un statut respecté et central au sein de son cercle élargi, de l’autre ses enfants qui veulent utiliser les économies de leur père pour acheter une boutique et se donner enfin un futur financier stable, raisonnable. Le respect, l’argent, le pouvoir : des quêtes sans fin qui structurent les récits du cinéaste et dessinent forcément le portrait de la société iranienne dans ces œuvres. Grâce à son récit choral (le père vieillard humilié, la fille célibataire sous-estimée, le fils brillant mais inadapté), le film synthétise toutes ces questions et permet à la famille scrutée par Roustaee d’agir, bien entendu, en précipité d’un pays tordu par ses contradictions.
L’Iran à travers une famille
Ce mélange entre ambition et pulsion de survie est traité par le cinéaste en un mode narratif en fait plus proche des Dardenne que de Balzac. Ses films procèdent ainsi par un empilement de mini crises et de situations qui tiennent le spectateur en haleine et relancent en permanence la machine de la fiction, parfois au risque d’un trop-plein. C’est le défaut que certains ont pu accrocher à La Loi de Téhéran. L’enchaînement des péripéties pouvait frôler parfois une overdose rappelant étrangement le rythme des frères Safdie. Leila et ses frères rejoint ce système, mais le modifie en ajoutant une narration à plusieurs personnages, une polyphonie qui permet d’échapper à la dimension parfois artificiellement chargée du récit du précédent film de l’auteur. Le genre de la saga familiale correspond donc parfaitement aux histoires de Roustaee et à la conception qu’il semble avoir d’elles. D’autant plus que, dans ce registre, la multiplication des situations et des points de vue n’agit pas tant comme un empilement que comme la peinture globale d’un milieu. Et la carte de l’Iran dessinée par le film est à cet égard probablement le cœur de l’œuvre, au moins autant que ses personnages. La surchauffe qui travaillait La Loi de Téhéran, avec les lieux, personnages et thèmes, que traversait le récit, parfois au pas de charge, passe ainsi sans ambiguïtés à un autre niveau. Une des réalités du film est tout simplement le nombre de lieux et de situations présentés au spectateur, créant cette impression de vue en coupe de tout un pays. Nous passons donc de manifestations violemment réprimées dans une usine, à des rituels feutrés presque claniques en passant par des fêtes familiales d’une opulence indécente, sans oublier les nouvelles grandes surfaces iraniennes ou les bureaux vides et symboliques de société start up uniquement basées sur l’arnaque et le vol de clients inconscients. Leila et ses frères veut embrasser tout cela, sans mettre de côté ses protagonistes, surtout Leila, bien entendu, symbole malgré elle d’une condition féminine qui l’empêche de jouer le rôle, parmi les siens, qu’elle estime sans doute être pourtant pleinement capable de remplir.
L’histoire d’une tragédie globale
Si cet aspect du film est bien entendu totalement lié aux particularités de la société iranienne, ce n’est pas le cas de la plupart des lignes narratives de Leila et ses frères. Ce que Roustaee évoque, dans un cadre national précis, revient à une tragédie du capitalisme à laquelle à peu près tout le monde peut s’identifier. Le film parvient à résumer en un motif scénaristique à peu près tous les enjeux de l’Iran actuel. Le pater familias est attaché à des valeurs qu’il suppose au-delà de l’argent (le respect, la famille, le clan) pendant que ses enfants se débattent, sans trop de réussite, dans une course au succès pour laquelle ils montrent peu d’aptitudes. Le cinéaste est néanmoins trop subtil pour ce genre d’oppositions binaires, et les idéaux du père se révèlent rapidement totalement gangrénés par les mêmes enjeux monétaires, ici recouverts simplement par une couche douteuse d’hypocrisie. Finalement, Roustaee retrouve un système qui a permis à des metteurs en scène tels que Hou Hsiao-hsien de s’imposer internationalement : une spécificité qui amène à l’universel. Bien évidemment, les scénarios de La Loi de Téhéran ou de Leila et ses frères sont totalement connectés aux particularités de la société iranienne. Mais, en interrogeant la justice, la famille ou le capitalisme, le réalisateur filme des thèmes, des préoccupations, qui nous atteignent tous, bien évidemment. Leila et ses frères est un portrait de la société iranienne, mais c’est également la vision plus globale d’un monde qui tente de structurer et d’adapter des aspects anciens et fondamentaux de la vie (la famille, la solidarité) en les inféodant plus ou moins entièrement à la réalité capitaliste. Une opération ayant eu lieu depuis bien longtemps en Europe et aux États-Unis, désormais active en Asie et au Moyen-Orient. Leila et ses frères fait le constat d’un Iran gagné par la mondialisation, et dont les mouvements souterrains finissent par rejoindre, et cela a toujours été le projet, les nôtres.
La présentation cannoise du film a incontestablement renforcé l’aura de Roustaee, et l’a fait passer dans le monde raréfié des auteurs internationaux. Certaines âmes chagrines ont pu insinuer que ses films réussissent là où ceux de Farhadi échouent, mais il y a dans les faits peu de lien entre les drames feutrés de l’auteur d’À propos d’Elly et l’énergie dévastatrice, ainsi que très idéologique, de Roustaee. Ce dernier est néanmoins désormais à ce fameux tournant, celui où des cinéastes prometteurs deviennent des réalisateurs importants, où sombrent dans un oubli relatif. Bien entendu, il est impossible d’isoler le cinéaste du pays et du contexte très particulier dans lequel il évolue. Le futur est donc, ici, à la fois passionnant et angoissant. Roustaee est un déjà un excellent metteur en scène, le temps dira s’il peut devenir grand.
Pierre-Simon Gutman
Leila’s Brothers. Réal. et scén. : Saeed Roustaee. Phot. : Hooman Behmanesh. Prod. : Iris Films, Saeed Roustaee, Javad Noruzbeigi. Dist. : Wild Bunch. Int. : Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi, Farhad Aslani. Durée : 2h49. Sortie France : 24 août 2022.