Publié le 9 décembre, 2015 | par @avscci
0Critique Le Pont des espions de Steven Spielberg
La guerre de deux mondes
Sur un script des frères Coen inspiré d’une affaire emblématique de la Guerre froide, Spielberg s’attache dans cette reconstitution tirée à quatre épingles à des personnages qu’il se garde bien de juger. Il livre à cette occasion la reconstitution saisissante d’une époque de grande confusion, en confiant à Tom Hanks un nouvel emploi d’idéaliste confronté à des intérêts qui le dépassent.
Steven Spielberg appartient à cette catégorie de réalisateurs dont chaque film est guetté comme un classique en puissance, ainsi que le furent avant lui les œuvres d’Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Stanley Kubrick ou François Truffaut. Non pas que l’homme soit un créateur de formes novateur, mais son œuvre passée déborde de coups d’éclat et de champions du box-office qui l’ont imposé comme un cinéaste majeur de son époque. Par ailleurs très impliqué dans la production, mais aussi la mise en valeur du patrimoine, il a adopté depuis quelques années un rythme singulier qui lui vaut de tourner ses films deux par deux, généralement sur des registres radicalement différents. Comme pour brouiller les pistes, en donnant du grain à moudre à la critique et du plaisir au public. C’est ainsi qu’il vient d’enchaîner Le Pont des espions et Le Bon Gros Géant, une adaptation par la scénariste d’E.T. (Melissa Mathison, disparue le 4 novembre dernier) d’un classique de Roald Dahl qu’on ne découvrira que l’été prochain. Le premier s’inscrit quant à lui dans la lignée prestigieuse des innombrables films inspirés par la Guerre froide dans les années 50 à 70. Son cadre même en est devenu mythique, puisqu’il s’agit de Berlin, point névralgique de toutes les crispations entre l’Est et l’Ouest qui a fait tourner l’usine à fantasmes et inspiré bon nombre de classiques de la littérature et du cinéma, de L’Espion qui venait du froid, de Martin Ritt (1965) à La Lettre du Kremlin, de John Huston (1970).
Le succès de Spielberg a fini par occulter sa virtuosité et surtout un appétit insatiable de cinéma demeuré miraculeusement intact, là où bon nombre de ses confrères se sont épuisés à la tâche au point d’y perdre parfois leur âme et de rendre les armes. Parce que là où les plus grands maîtres du cinéma ont développé des concepts et initié des révolutions, ce créateur passionné s’est toujours astreint à répondre à ses envies et à varier les plaisirs en passant d’un genre à l’autre. Bref, à réaliser les films qu’il avait envie de regarder. Il a d’ailleurs fallu attendre La Liste de Schindler, son quinzième long métrage, pour que l’Académie des Oscars lui décerne enfin en 1994 les statuettes du Meilleur Film et du Meilleur Réalisateur. Comme si ses pairs ne l’avaient pas véritablement pris au sérieux jusqu’alors, le succès constituant une vertu suspecte à leurs yeux.
Le Pont des espions s’inspire de l’histoire vraie de James B. Donovan, un ancien officier de renseignement devenu avocat, qui se voit chargé d’assurer la défense d’un espion soviétique démasqué par le FBI en plein Brooklyn, en 1957. Menacé de la chaise électrique pour ses activités anti-américaines à une époque où la phobie communiste atteint son comble aux États-Unis, cet homme se faisait en outre passer pour l’un de ses collègues. Grâce au sens diplomatique aigu de son défenseur, il sera en fait utilisé par la suite comme monnaie d’échange contre un pilote américain dont l’avion de chasse s’est malencontreusement abîmé sur le territoire de l’URSS. L’adaptation du scénario consacré à cette affaire par Matt Charman (déjà à l’origine de celui de Suite française et de retouches sur 2012 de Roland Emmerich) a été confiée par le réalisateur aux frères Coen qui l’ont revue et corrigée avec l’ironie qu’on leur connaît, ce qui ne fait qu’ajouter à la singularité de cette entreprise. Car ce qui intéresse de toute évidence les uns et les autres, c’est de jouer avec une véritable mythologie : en l’occurrence une authentique guerre des mondes.
Spielberg reconstitue habilement cette atmosphère délétère qui caractérisait les deux blocs antagonistes, mais n’est jamais dupe de l’histoire qu’il raconte. Il exprime une véritable empathie pour ses protagonistes, y compris celui par lequel le scandale arrive, ce citoyen grisâtre et peu disert qui transmet des secrets d’État au moyen de microfilms et ressemble à tant de ses compatriotes immigrés aux États-Unis qui se sont fondus dans la foule. Difficile d’éprouver le moindre ressentiment à l’égard de ce soutier zélé qui finira par encombrer autant ses geôliers que ses commanditaires, faute d’exprimer la moindre revendication idéologique. Quitte à risquer sa vie au nom de la raison d’État. C’est le mutisme de cet homme de l’ombre (campé par Mark Rylance) qui semble intéresser Spielberg en premier lieu, face à la posture de héros inoxydable de l’Amérique toute-puissante que symbolise le pilote de la CIA dont l’avion a été abattu en mission clandestine de reconnaissance, figure patriotique autant qu’hollywoodienne du héros aux mâchoires serrées (incarné par Austin Stowell). À travers la personnalité de ces deux personnages à tous égards antagonistes qui ne se croiseront finalement que sur le pont de Glienicke, reliant Postdam à Berlin-Ouest, ce sont deux civilisations qui s’opposent, sous les yeux de l’émissaire diplomatique que personnifie Tom Hanks, l’un des interprètes fétiches de Steven Spielberg chez qui il a déjà tenu des rôles dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998), Arrête-moi si tu peux (2002) et Le Terminal (2004), tout en s’associant avec lui pour coproduire les séries Band of Brothers (2001) et The Pacific (2010). Le comédien est une fois de plus impeccable dans son registre favori d’homme ordinaire auquel il arrive des choses extraordinaires, tel qu’aurait pu en incarner naguère un Gary Cooper ou un James Stewart chez Frank Capra. D’ailleurs, quand Donovan retourne parmi les siens, une fois sa mission accomplie, ni sa femme ni ses enfants ne se doutent que ce chef de famille parti en voyage d’affaire est le héros idéaliste célébré par la télévision. À travers ses trois protagonistes principaux, Spielberg décrit avec une lucidité narquoise l’American Way of Life des années 50, c’est-à-dire une société prospère et dominatrice qui se préoccupe moins du maccarthysme, de la Chasse aux Sorcières et de la Guerre froide que de son confort individuel. C’est là où le réalisateur appose le plus profondément son empreinte personnelle. Aux pères si souvent absents de ses films, il oppose ici une alternative ambiguë en la personne d’un héros dont la gloire passe par des sacrifices intimes et des absences répétées. Va voir Maman, Papa travaille…
Le Pont des espions jongle avec les codes d’un cinéma pour lequel Spielberg éprouve indéniablement une profonde affection. À la surenchère d’effets spéciaux dont nous abreuve le cinéma hollywoodien à jets continus, et auxquels il a lui-même abondamment puisé par le passé, le réalisateur oppose le triomphe du système D. À la surmédiatisation qui règne sur notre époque, il répond en décrivant un monde dont la paranoïa se nourrit de secrets bien gardés. Il ne cède pas à la nostalgie pour autant. La mise en scène épouse en quelque sorte les formes de l’époque qu’elle investit. Pas question d’anachronismes formels. Tout juste de quelques insignes coquetteries, comme ce parallélisme entre deux scènes surprises depuis le métro aérien : celui qui surplombait le Mur de Berlin et donne au passager impuissant une vue plongeante sur ces désespérés en train d’essayer de franchir les barbelés qui les séparaient de leurs proches, au risque de leur vie, et celui d’adolescents new-yorkais surpris en train d’escalader des grillages, pour des raisons ô combien plus anodines. L’art de Spielberg réside aussi dans cette élégance du moindre détail. Sans figurer parmi ses œuvres maîtresses Le Pont des espions est un spectacle qui donne à réfléchir et prend un sens particulier en un temps où la Guerre froide a une fâcheuse tendance à se réchauffer.
Jean-Philippe Guerand
Bridge of Spies. Réal. : Steven Spielberg. Scn. : Matt Charman, Ethan et Joel Coen. Dir. Phot. : Janusz Kaminski. Mus. : Thomas Newman. Mont. : Michael Kahn. Déc. : Adam Stockhausen. Cost. : Kasia Walicka-Maimone.
Int. : Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Shepherd, Amy Ryan, Sebastian Koch, Alan Alda. Prod. : Kristie Macosko Krieger, Marc Platt et Steven Spielberg pour Amblin Entertainment et Marc Platt Productions. Dist. : Twentieth Century Fox.
Durée : 2h30. Sortie France : 2 décembre 2015.