Publié le 10 janvier, 2015 | par @avscci
Critique Gone Girl de David Fincher
Désincarnations
Tout au long de sa filmographie David Fincher semble n’être obsédé que par deux figures narratives. D’un côté, des intrigues manipulatrices dans lesquelles se perdent ceux qui en sont victimes (de Se7en à Millenium). De l’autre, des personnages qui se détruisent et s’annihilent en tentant de se conformer à un modèle profondément schizoïde (de Fight Club à Social Network). Avec Gone Girl, qui est une de ses plus grandes réussites, il parvient à synthétiser ces deux thèmes dans une vertigineuse fresque de deux heures trente qui raconte comment un couple idéal parvient à créer son propre enfer.
La toute première séquence du film, glaçante, donne le ton. Un homme parle de sa femme, et en quelques phrases le discours amoureux vire dans une forme rare de violence macabre puisqu’il rêve de lui ouvrir le crâne afin de dérouler son cerveau et de dévider ses pensées (comme, pourrait-on ajouter, une bobine de film).
Passé cette introduction traumatisante, le film se présente d’abord comme un thriller tout à fait classique. Le jour de leur cinquième anniversaire de mariage, Nick Dunn signale à la police la disparition de sa femme, Amy. A leur domicile, des indices semblent inquiétants. Mais rapidement, face à l’attitude de Nick, à son comportement, et à divers éléments contradictoires, le doute apparaît. Dès lors, le nœud de l’intrigue semble évident et reposer sur une double interrogation : Amy est-elle morte ou vivante et, si elle est morte, ce qui semble probable malgré l’absence de cadavre, son mari est-il l’assassin ?
Mais de ce postulat, le scénario, magnifiquement écrit par Gilliam Flynn d’après son propre roman, se développe dans des arborescences de plus en plus complexes. Il superpose les points de vue, les narrateurs et les strates temporelles (le présent vu par Nick, le passé raconté en voix off par le journal intime d’Amy), jusqu’à des renversements de situations qui, non seulement modifient le régime narratif du film, mais qui surtout finissent par imposer ce qui est son véritable objet, et qui est tout sauf une intrigue policière classique. Il s’agit plutôt de l’autopsie d’une psychose américaine collective, celle de la désincarnation des personnalités contraintes de répondre à une pression familiale ou sociale, qui leur impose de devenir un « personnage » répondant aux fantasmes et aux désirs de leur entourage proche ou lointain, de leurs familiers comme des anonymes.
Nick est ainsi pris, victime en partie consentante, dans une perpétuelle recherche de la « juste image » (à défaut de l’image juste) qu’il doit donner de lui-même. Dans un premier temps pour séduire Amy, puis pour se comporter face à la police, puis dans les médias et surtout face à une foule de (télé)spectateurs qui projettent sur lui leurs fantasmes les plus inavouables. Le choix de Ben Affleck pour tenir ce rôle est ici un coup de génie, tant son physique massif mais un peu maladroit et son visage à la fois commun et viril peuvent servir de miroir. Mais ce qui semble être un bloc solide et inaltérable est lui-même un schizoïde en puissance, ce qui est signifié par le fait qu’il a une sœur jumelle dont il ne peut se séparer. Nick devient tour à tour ou simultanément objet de désir sexuel, objet de haine puis d’affection, à tel point que, passé les premiers temps d’égarement il devient son propre metteur en scène, faisant fi des conseils de son avocat. C’est alors que Gone Girl, le film, dévoile son véritable sujet : la mise en scène. Mais il ne s’agit pas cette fois du fantasme d’un réalisateur contemplant son propre travail dans une complexe mise en abyme : le point de vue est celui des protagonistes qui s’inventent une fiction, un « character », pour simplement pouvoir survivre ou simplement tenter d’exister.
C’est à ce titre que la mise en scène de David Fincher, qui l’on pourrait croire simplement illustrative, se révèle à la fois complexe et superbement intelligente. Il suffit de voir comment il traite une séquence clé, celle au cours de laquelle Nick se soumet à une interview pour la télévision. Fincher montre ainsi sa préparation, ainsi que la réaction de sa sœur après l’enregistrement lors du trajet de retour, mais pas l’interview lui-même. On ne le verra que quand Nick le découvre le lendemain, à la télévision, en même temps que le public et d’autres personnages de l’intrigue, ce qui aura pour effet de déclencher des suites imprévues. C’est en cela que David Fincher se distingue d’un cinéaste comme Brian de Palma, que l’on aurait pu voir à sa place pour traiter d’un tel scénario ; et d’ailleurs, une mémorable séquence de douche ne peut qu’évoquer le réalisateur de Carrie et de Pulsions. Mais ce dernier, même quand il ne tombe pas dans sa propre parodie, aurait insisté sur la notion de voyeurisme et de la « mise en scène de la mise en scène ». Fincher, quant à lui, atteint avec ce film le point fondamental de la thématique qu’il creuse depuis ses débuts (Se7en, The Game). Pour lui, les intrigues de manipulation n’ont d’intérêt que par le résultat, les conséquences qu’elles entraînent sur ceux qui en sont victimes, ou, pire qui tentent de les organiser maladroitement. Dans le cas de Gone Girl le résultat est d’une terrible cruauté, car fatalement les fantasmes de manipulation, et les désirs de fiction appliquée à sa propre existence, encouragés de plus par la pression sociale et médiatique finissent par se heurter à des murs de réalité. Dans Gone Girl, cette réalité est incarnée aussi bien par un petit couple de voyous sans scrupule mais pragmatiques, que par une immense crise économique qui fait éclater la « bulle » dans laquelle vivait le couple modèle.
Au centre de ce point nodal se trouve un des plus étonnants personnages féminins vus depuis longtemps à l’écran, superbement incarné par Rosamund Pike, et dont la complexité se révèle au fur et à mesure de ce récit gigogne. Amy s’est vue « fictionalisée » depuis son enfance. Ses parents l’ont pris comme modèle pour créer une héroïne de livre pour enfants : « Amazing Amy », livres dans lesquels elle est toujours beaucoup plus douée que dans la réalité, image dont elle n’a jamais pu se libérer malgré un parcours brillant (elle est belle, ultra diplômée…). Au cours de sa vie adulte, elle n’aura de cesse de reproduire le même schéma en construisant sa vie et celle de ses partenaires en fonction d’une image supposée idéale, démarche logique dans sa folie et confirmée par l’hystérie médiatique que va provoquer sa disparition. Mais bien sûr la conclusion du récit ne fait que confirmer ce que l’on pressentait depuis le début. Plongée dans un monde d’« apparences », titre français du roman d’origine (et l’on notera dans le film la multiplication des écrans, des cadres dans le cadre…), Amy, en cherchant à exister et à faire exister son mari dans cette démarche schizoïde, n’aura fait que les dissoudre. Si les vrais acteurs (dans une fiction, c’est-à-dire une pièce ou un film) sont chargés d’incarner des personnages, les protagonistes de ce conte cruel n’auront fait que provoquer leur propre désincarnation. Ce que le titre original évoque fort justement : le « gone » de Gone Girl peut aussi bien signifier le départ au sens de disparition que la folie, ou simplement la mort : «Elle est partie ».
LAURENT AKNIN
Réal : David Fincher. Scn. : Gillian Flynn. Dir. Phot. : Jeff Cronenweth. Mus. : Trent Reznor, Atticus Ross. Mont. : Kirk Baxter. Dist. France : 20th. Century Fox.
Avec Ben Affleck, Rosamund Pike, Neil Patrick Harris, Tyler Perry.
Durée : 2h 29. Sortie France : 8 octobre 2014