Critiques de films

Publié le 28 décembre, 2015 | par @avscci

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Critique Carol de Todd haynes

Une femme et une femme

Chronique d’une passion prohibée entre deux femmes dans l’Amérique puritaine de l’Après-guerre, le nouveau film de Todd Haynes transcende les codes hollywoodiens du cinéma de l’âge d’or en magnifiant le contraste de ses deux interprètes : Cate Blanchett et Rooney Mara.

C’est l’histoire d’une rencontre improbable : celle d’une bourgeoise mariée avec une petite vendeuse mal dans sa peau. En quelque sorte, l’union « contre nature » d’un cygne et d’un vilain petit canard. Au début des années 50, la société américaine ne transigeait pas avec les mœurs. Pas même à New York. L’écrivain Patricia Highsmith a pu le vérifier en endurant les foudres de la censure, lorsque son roman Les Eaux dérobées, publié sous le pseudonyme de Claire Morgan, se vit censuré, mais s’arracha sous le manteau. En le portant à l’écran dans Carol, Todd Haynes a d’abord cherché à capter l’atmosphère d’une époque où l’Amérique cicatrise du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, tandis que certains survivants de la Shoah se trouvent confrontés à une nouvelle menace : le maccarthysme. C’est dans ce contexte de paranoïa aiguë que se déroule cette romance clandestine dont le metteur en scène saisit les moindres frémissements, sans jamais sombrer ni dans le voyeurisme ni dans le sentimentalisme à l’eau de rose. Ce qu’il tient à montrer, c’est la pression impitoyable exercée par la société contre ces deux femmes coupables de tendresse réciproque.

rooney mara et cate blanchett dans Carol Critique Avant Scène Cinéma

Carol n’est en aucun cas un film militant. L’homosexualité n’y est d’ailleurs jamais verbalisée en tant que telle. C’est une étude de mœurs extrêmement subtile, comme Todd Haynes les affectionne. Après avoir confié récemment à Kate Winslet le rôle tenu par Joan Crawford dans Le Roman de Mildred Pierce (1945) de Michael Curtiz, pour le petit écran, le réalisateur assume une fois de plus son admiration pour le mélodrame, et notamment pour le cinéma de Douglas Sirk qui excellait dans l’art de la suggestion afin de déjouer les foudres de la censure. Beaucoup plus sobre dans la forme, Haynes met en scène ici deux femmes attirées l’une vers l’autre et dépassées par leurs pulsions, mais écrasées par des préjugés de classe qui condamnent d’entrée de jeu leur idylle. Après avoir dirigé Cate Blanchett dans une représentation androgyne de… Bob Dylan, à l’occasion du biopic alternatif qu’il lui a consacré, I’m Not There (2007), le metteur en scène confie cette fois à la comédienne australienne l’emploi beaucoup plus classique d’une riche bourgeoise saisie par la débauche, mais otage de son milieu. Face à elle, sa cadette Rooney Mara justifie le Prix d’interprétation féminine qui lui a été décerné au dernier Festival de Cannes, ex æquo non pas avec sa partenaire, mais avec Emmanuelle Bercot pour Mon roi de Maïwenn. La plus vibrante des deux, c’est elle, la modeste employée enamourée d’une femme de la haute dont tout la sépare a priori, de l’âge au milieu, à commencer par la puissance de ses sentiments et leur expression. Le trophée qui a été décerné à son interprète n’est nullement usurpé. Le personnage qu’elle incarne supporte en effet l’essentiel de la charge affective du film. Ce sont précisément les sentiments qu’elle exprime qui constituent sa raison de vivre, dans un monde où personne ne pouvait vraiment encore échapper à sa condition. Alors que le cœur de la midinette campée par Rooney Mara ne cesse de s’emballer, Cate Blanchett illustre au contraire la retenue inhérente à un monde dans lequel il est inconvenant de manifester ses états d’âme. Toute la puissance de cette relation réside dans ce décalage qui se cristallise aux deux extrêmes de cette rencontre sur laquelle semble planer une malédiction implacable.

Symboliquement, ces deux femmes ne deviendront brièvement elles-mêmes qu’au cours du voyage initiatique (à tous les sens du terme) qu’elles accomplissent à travers l’Amérique profonde, avec l’aplomb illusoire de deux collégiennes fugueuses. On retrouve là un thème récurrent développé par la Beat Generation, notamment dans Sur la route de Jack Kerouac, qui ne sera publié qu’en 1957, mais aussi la structure du Road Movie féministe Thelma et Louise (1991) de Ridley Scott. À cette nuance près que ce que recherchent les deux protagonistes ici relève davantage d’une intimité favorisée par l’isolement et l’éloignement que de la fuite. Au terme de ce périple, tout semble désormais écrit et on a compris que la situation est sans issue. Le carcan est trop oppressant. Et l’époque est pour beaucoup dans cette impuissance à échapper au pouvoir des mâles dominants et dominateurs, symbolisé notamment ici par le mari de Carol, un notable soucieux de préserver son rang en évitant un scandale. Pour les femmes de l’époque, le divorce équivalait en effet inéluctablement à un certain déclassement, à la fois moral et matériel, voire à une mise au ban de la société. Tout en prenant fait et cause pour ses deux protagonistes, Haynes est toutefois bien forcé d’admettre que la société est le principal obstacle au libre-arbitre, aussi démocratique prétend-elle être. En effet, dans l’Amérique de cette époque, à moins d’opter pour une vie de bohème, seule la réussite pouvait permettre à l’individu de s’affranchir du carcan étouffant des conventions. Un privilège cependant réservé presque exclusivement aux hommes.

l'équipe du film

Carol dresse le portrait d’une société façonnée par les préjugés de l’American Way of Life où chacun se trouve à sa place avec consigne de ne pas essayer d’en bouger, de crainte de faire vaciller sur ses bases ce monde trop parfait en bouleversant son équilibre précaire. Todd Haynes croit en la magie du cinéma classique et assume pleinement les codes hollywoodiens traditionnels, sans tomber pour autant dans le mimétisme. Chaque décor, chaque costume, chaque accessoire, chaque coiffure, chaque maquillage semble authentique, alors même que c’est à Cincinnati, dans l’Ohio, qu’il est allé reconstituer ce New York vintage, magnifiquement éclairé par son fidèle chef opérateur, Edward Lachman. Il suffit d’observer pour s’en convaincre les subtils jeux de reflets auxquels il se livre pour associer ses deux amoureuses. Sa direction d’acteurs se concentre sur les visages et un simple regard lui suffit à résumer ce que les mots ne parviennent pas à exprimer. Confrontée à la pureté des sentiments exprimés par Thérèse, qui est aussi éloignée que possible des stéréotypes de la lesbienne militante, Carol ne réussit à répondre que par des gestes aussi dérisoires que décalés qui traduisent son malaise et surtout son incapacité à dépasser sa condition et à assumer cette situation périlleuse.

L’homosexualité n’est en aucun cas ici une cause revendiquée en tant que telle (ce qui supposerait une prise de conscience et un engagement militant), mais plutôt une équation sentimentale impossible à résoudre dans une société puritaine qui la condamne par principe. C’est ce poids des préjugés qui intéresse en premier lieu le réalisateur. Il aurait pu tout aussi bien traiter du combat pour les droits civiques qui a caractérisé la décennie suivante. Il l’a d’ailleurs déjà fait d’une certaine manière dans Loin du paradis (2002), en s’attachant à l’amitié, là encore « contre nature », d’une ménagère provinciale délaissée avec son jardinier noir. L’aliénation de l’individu par la société, et en premier lieu de la femme, se trouve au cœur des préoccupations de Todd Haynes, comme l’a prouvé à ses débuts Safe (1995) dans lequel Julianne Moore incarnait une femme au foyer atteintes de troubles obsessionnels compulsifs et rongée par la dépression. C’est le moment où tout bascule sur le plan psychologique qui intéresse le cinéaste en disséquant cette passion. Il le démontre une fois de plus brillamment avec Carol, objet poli à la perfection qui est au cinéma l’équivalent de l’œuf de Colomb. Un film armé pour l’éternité qui impressionne par sa pureté et bouleverse par sa délicatesse de chaque instant.

Jean-Philippe Guerand

Réal. : Todd Haynes. Scn. : Phyllis Nagy et Todd Haynes, d’après Les Eaux dérobées de Patricia Highsmith. Dir. Phot. : Edward Lachman. Mus.: Carter Burwell. Mont.: Affonso Gonçalves. Déc.: Judy Becker. Cost.: Sandy Powell.
Int.: Cate Blanchett, Rooney Mara, Sarah Paulson. Prod. : Christine Vachon, Stephen Wooley, Tessa Ross et Elizabeth Karlsen pour Killer Films, The Weinstein Company et Number 9 Films Ltd. Dist.: UGC Distribution.
Durée : 1h 58. Sortie France : 13 janvier 2016.




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