Publié le 20 mars, 2015 | par @avscci
0Critique American Sniper de Clint Eastwood
Quand les guerres américaines deviennent du cinéma hollywoodien
Comme au bon vieux temps : à quatre-vingt printemps passés, la vieille légende Clint Eastwood a confirmé que les années ont sur lui une emprise toute relative. Son nouveau film en tant que metteur en scène renoue ainsi avec deux éléments importants de sa longue carrière : un succès public foudroyant, sans appel, et une controverse politique totale, comme à la grande époque de Dirty Harry. En portant à l’écran la vie de Chris Kyle, le plus décoré des snipers américains de la guerre d’Irak, Eastwood a ainsi à nouveau attiré les foudres de toute une partie de l’intelligentsia de gauche américaine, lui reprochant de glorifier un homme plus assassin que soldat. Le débat a rebondi entre les pro-Eastwood, qui soulignent qu’American Sniper est une œuvre anti-guerre, les patriotes, qui soutiennent l’héroïsation de Kyle et de tous les Américains dans le conflit d’Irak, et les critiques vent debout, dont l’inévitable Michael Moore au premier rang. Bref, Eastwood est toujours là, qui concentre les questions, les affrontements, au centre du succès et de toutes les controverses, cinquante ans après sa starification dans les films de Sergio Leone.
Le symptôme d’un changement d’époque
La première manière d’aborder American Sniper est avant tout par les chiffres : en totalisant près de 200 millions de dollars de recettes en une petite dizaine de jours, il bat très largement toutes les prévisions et s’impose, cela n’est pas négligeable, comme le premier vrai film à succès sur les guerres des années 2000 (Irak et Afghanistan). Les compliments multiples adressés à Eastwood ne doivent pas faire oublier que le projet est avant tout celui de sa star, Bradley Cooper. Il l’a porté depuis des années, a failli convaincre David O’Russell, puis Steven Spielberg en personne de le réaliser avant d’embarquer Eastwood dans l’aventure. Au final, Cooper sort grand gagnant de l’affaire, puisqu’il est nommé pour un Oscar et profite des recettes du film pour cimenter définitivement son statut de nouvelle superstar du cinéma hollywoodien. Si ce succès fait tant parler, c’est parce qu’il lève une sorte de malédiction du box-office aux ramifications sociétales presque évidentes. Il a été précédé, voire annoncé par deux réussites plus modestes : Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, qui avait amassé plus de 80 millions de dollars au box-office US, et Du sang et des larmes de Peter Berg, qui a créé la surprise en récoltant plus de 130 millions. Des chiffres corrects, mais sans comparaison avec un American Sniper qui va probablement finir sa carrière autour des 300 millions de dollars sur le sol américain. Avant que ne naisse cette trinité à succès, les échecs se sont multipliés : Green Zone, Brothers, Détention secrète, entre autres, et même une curiosité : Démineurs, de Kathryn Bigelow, le seul long métrage ayant remporté l’Oscar du meilleur film tout en n’ayant aucunement rencontré le public américain. American Sniper brise donc une sorte de tabou (au moins financier) et annonce d’ailleurs une longue série d’œuvres de guerre, sans doute semblables à celles ayant envahi les écrans dans les années 1980 sur le Vietnam.
Une œuvre ambiguë donc universelle
L’engouement surprenant qu’il suscite aux États-Unis (après un démarrage en fanfare, le film perd peu de spectateurs) s’explique peut-être par la zone grise, intermédiaire, qu’il réussit à toucher avec une certaine maestria. En effet, en surface, American Sniper joue au fond sur deux tableaux : d’un côté, il livre le portrait héroïque, glorificateur en diable d’un courageux, patriote et dévoué soldat yankee, de l’autre il fait le décompte des traumatismes et blessures psychologiques qui ravagent ledit héros. Ainsi, Eastwood réussit à maintenir le récit sur une note ambiguë qui permet aux pacifistes comme aux pro-guerres de retrouver dans le récit de quoi satisfaire leur vision de ce conflit. American Sniper, le succès/phénomène, est en fait, et assez logiquement, une œuvre fédératrice, sur un sujet pourtant sensible et encore en quête de catharsis. Le film a d’ailleurs suscité une étrange petite guerre des médias, entre récupération patriotique, dénonciation (attendue) de Michael Moore, et articles enflammées de revues plus libérales (au sens américain) soutenant qu’Eastwood est en fait anti-guerre. Ce qu’il est par ailleurs probablement. Les quelques remarques du réalisateur sur la guerre en Irak ont plutôt été acerbes, et témoignent de son appartenance à un camp républicain (cela est clair) volontiers isolationniste, et qui s’est beaucoup méfié de la politique à la fois belliqueuse et idéaliste de George W. Bush. Sur ce point, American Sniper est d’ailleurs plutôt sans zones d’ombres. Un des arcs narratifs du récit est la lente prise de conscience de l’inutilité potentielle de ce conflit, dans lequel le héros perd une bonne partie de ses meilleures années. Avec, comme climax, la lettre d’un de ses camarades morts au combat, le seul qui s’entretenait un peu avec Kyle des vrais enjeux de l’intervention américaine. Une lettre lue par sa veuve lors de son enterrement. Une scène émouvante qui porte à la fois la reconnaissance de la futilité d’une bonne partie des combats des années 2000, ainsi que l’aveuglement plutôt flagrant de Kyle face à cette vérité, de toute évidente encombrante. Ce qui demeure étonnant est la manière dont tous ces éléments ne sont cristallisés qu’à travers la vision unique et subjective du héros. Certains critiques ont été surpris de la nomination à l’Oscar attribué à Cooper alors qu’Eastwood n’en récolte aucune, mais c’est peut-être le signe du succès formel de l’entreprise. American Sniper, film tranquillement virtuose, déploie en effet toute sa réalisation autour de son personnage principal. La maestria de plusieurs scènes d’action (notamment la dernière au milieu de la poussière) reste d’une relative discrétion toujours axée autour de ce protagoniste dont le regard est à la fois le sujet (ses yeux de sniper, sa capacité à regarder, à décider et à tuer) et l’angle obsessionnelle de toute la réalisation.
La tragédie du héros
Si l’on replace ce personnage, et l’œuvre dans sa totalité, sous la lumière de la filmographie globale du metteur en scène, American Sniper prend un sens à la fois plus pertinent et évident. Eastwood a, après tout, passé des années à observer et incarner, tout à la fois, l’épuisement à la fois physique et moral des mythes du cinéma hollywoodien. Ces fantômes, Eastwood a réussi l’exploit de s’en faire, pendant près de quatre décennies, l’interprète et le démolisseur en un même mouvement. Jusqu’à Gran Torino, où le cinéaste filmait la star dans un dernier adieu touchant et très à-propos. Désormais, la vieille légende est définitivement trop vieille, et il est touchant de penser qu’Eastwood filme un acteur s’approprier un rôle qu’il n’a plus l’âge d’habiter. L’avantage de ce changement (générationnel, au fond), c’est qu’il permet à l’auteur de revisiter des figures connues de son cinéma avec un regard neuf, plus détaché, parfois presque froid. Après tout, les scénaristes du film avaient évoqué, comme point de référence, un chef-d’œuvre du réalisateur, Impitoyable. Et effectivement, il s’agit là aussi d’observer un être qui est un héros ou un tueur, selon l’œil que l’on pose sur lui. Mais alors qu’Eastwood s’observait lui-même dans les rôles des « héros » ambigus de ses films avec une sorte de masochisme non dénué de compassion, il change ici clairement de ton. Parce que le personnage n’est plus un autre lui-même, Eastwood filme un être plus distant, avec une sorte de recul qui est résumé par la question que lui adresse un vétéran à la fin du film : « Pourquoi l’as-tu fait ? » Pourquoi avoir été un sniper, pourquoi avoir fait plusieurs tours de service, pourquoi avoir choisi la violence et la mort tout en délaissant sa famille aimante ? Le réalisateur poursuit en fait ici une sorte de retour aux sources, déjà présent en filigrane dans son très incompris long métrage précédent, Jersey Boys, qui se servait de la forme du biopic pour revisiter les années de jeunesse du metteur en scène. American Sniper constitue une variation autour du thème qui a irrigué à la fois les films ainsi que les prestations d’Eastwood, et ce depuis la trilogie de Sergio Leone au début des années 1960. Qu’est-ce qui pousse un homme à vouloir devenir un héros, quelle est la vraie signification de ce choix de vie, quel en est le prix à payer ? Avec, au centre de ces questionnements, un regard sombre sur une culture américaine qui est clairement désignée comme essentielle dans la formation intellectuelle (et physique) du Chris Kyle interprété par Cooper. Un homme qui dans la vraie vie et dans le film, cela ne s’invente pas, avait d’abord tenté la carrière de cow-boy de rodéo professionnel.
Que le come-back de Clint Eastwood soit un peu l’histoire d’un cow-boy raté est une belle ironie cinématographique. Ce n’est très certainement pas cela que les critiques et le public retiendront néanmoins d’American Sniper. Avant tout, ce film risque de rester comme le moment où les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont pleinement devenues des matériaux fictionnels. Hollywood comprend avant tout l’argent, et les profits générés par cette entreprise sont à ce titre parlants. Ces faits laissent alors supposer l’ouverture d’une période fascinante. En effet, le cinéma américain va de nouveau s’emparer de l’histoire de son pays, la transformer en mythe, tragique ou héroïque selon l’humeur. Ce qui promet potentiellement quelques beaux chefs-d’œuvre, et assurément un grand nombre de navets.
PIERRE-SIMON GUTMAN
USA. Réal. : Clint Eastwood. Scén. : Jason Dean Hall, d’après l’ouvrage de Chris Kyle, Scott McEwen et Jim DeFelice. Phot. : Tom Stern.
Prod. : Bradley Cooper, Clint Eastwood, Peter Morgan, Andrew Lazar, Robert Lorenz. Dist. : Warner Bros. France.
Avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Luke Grimes, Jake McDorman, Navid Negahban, Keir O’Donnell. Durée : 2h12. Sortie France : 18 février 2015.