Critique

Publié le 7 novembre, 2023 | par @avscci

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Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho

La ville de Recife est autant liée à Kleber Mendonça Filho, que Liverpool au regretté Terence Davies ou Winnipeg à Guy Maddin, comme ils l’ont respectivement prouvé avec les essais autobiographiques Of Time and the City et Winnipeg, mon amour. Le nouveau film du cinéaste brésilien s’inscrit dans ce courant cinématographique trop rare – car toujours émouvant et inspiré – de portraits de métropoles par de grands cinéastes viscéralement attachés à la ville qui les a vu naître, grandir et devenir parmi les meilleurs auteurs mondiaux du 7e Art, et qu’ils aiment même s’ils ont des relations ambiguës avec elles. Ces œuvres éclairent leur parcours d’auteur mais aussi leur intimité, leur rapport au monde et aux autres. Ce sont à chaque fois des fenêtres vers leur âme et les thèmes, frontaux ou sous-jacents, qui se répètent de films en films.

Ainsi, pour Kleber Mendonça Filho, Les Bruits de Recife et Aquarius prendront désormais un autre sens après la vision de ce Portraits fantômes qui porte très bien son titre mystérieux. Son cinéma, depuis ses courts métrages, a toujours été très politique, sous une forme toujours exaltante, pointue, précise, allégorique et énervée ce qu’il faut, tant il n’accepte pas la moindre entorse à la liberté, à la démocratie, à la solidarité, au vivre ensemble. Son goût pour une anarchie savoureuse et joyeusement colérique avait trouvé une forme d’apogée avec l’apocalyptique Bacurau, superbe manifeste anti totalitaire, pied de nez ultime aux fascistes de tout poil. Ce rapport au monde se ressent dans son lien avec l’évolution de ce qu’a été Recife et de ce qu’elle est devenue, symbolique des changements qui ont frappé le pays tout entier. La ville n’est plus celle où il a évolué, tant la « sécurisation » des lieux (ah, ces grilles, ces barbelés et ces caméras de surveillance qui séparent…) a pris le pouvoir à son grand regret, tant elle accentue les divisions sociales et politiques, la paranoïa des populations les plus aisées envers les plus fragiles. La lutte des classes se comprend aussi par la façon dont les lieux communs se partagent ou se privatisent. Il n’en fantasme pas pour autant le passé, rappelant la dictature qui a longtemps écrasé le Brésil, rappelant aussi que cette menace plane toujours, la figure de Jair Bolsonaro en étant un des pires symptômes.

On retrouve aussi son rapport pointilleux à la topographie des lieux qu’il filme et ce, là encore dès ses courts métrages (Eletrodoméstica par exemple, accessible sur YouTube). Quand on entre dans un de ses films, on sait où on est, on sait où on va, au moins dans les déplacements des personnages à l’aise dans ces endroits qu’ils aiment, comme lui aime les endroits où il habite ou a habité. Les éléments perturbateurs, ces intrus qui veulent détruire ou s’approprier les biens et, par extension, la vie des autres, sont perdus dans un espace qui leur est inconnu. Dans Aquarius et Bacurau, les envahisseurs ne comprennent pas ces lieux qu’ils tentent d’investir avec un mépris total pour ceux qui, eux, savent où ils sont. Il n’existe pas tant de metteurs en scène qui parviennent à faire vivre avec une telle acuité les lieux où se déroulent leurs histoires, par la mise en scène et/ou l’écriture. Avec ce documentaire s’éclaire cette partie de son talent à faire exister les lieux qu’il filme, en premier lieu l’appartement familial qui fut le sien sur une quarantaine d’années, celui de ses parents bien plus longtemps encore, présent dans presque tous ses films jusqu’à Aquarius, avant d’être obligé de s’en défaire. C’est dans ce qui fut son foyer qu’il a appris l’art de la mise en scène du cadre dans lequel se déroule une histoire, c’est là qu’il a su comment mêler le réel et une transfiguration onirique, voire fantastique. Il n’hésite pas, d’ailleurs, à glisser, par petites touches, un peu de fiction dans son documentaire.

Le présent et le passé de la ville s’éclairent l’un l’autre à travers les archives sélectionnées, les siennes et celles filmées par d’autres, et via les propos de sa narration écrite avec une rigueur littéraire. Il redonne vie avec ces images et ses mots à des lieux qui ne sont plus et surtout à des êtres disparus, humains – la famille, les voisins – ou animaux, à commencer par ce chien devenu littéralement un spectre ! Ses fantômes l’accompagnent et nous rappellent comment les nôtres (nos proches comme les lieux que nous avons fréquentés) sont ancrés en chacun de nous. Son histoire personnelle se confond avec celle de ses lieux qui font partie de son être et il affiche son amour pour les rues, les bâtiments, les salles de cinéma (qui parfois se font remplacer par des lieux de culte évangélistes ! – mais le cinéma n’est-il pas une forme de religion ?) qu’il fait revivre et à qui il donne une forme d’immortalité en les enregistrant sur la pellicule. Comme dans la culture japonaise, ces fantômes ne sont pas que souvenirs lointains, ils marchent à nos côtés, ce qu’il capte avec une force qui chavire.

Un autoportrait magique et bouleversant qui éclaire l’intégralité de son œuvre, créé dans une intimité totale mais avec beaucoup de pudeur et cette appétence renouvelée pour la chose politique. Kleber Mendonça Filho est un homme engagé, donc, et avec ces Portraits fantômes, il ne lâche rien de ses qualités d’observateur du monde tel qu’il existe, pour le pire comme pour le meilleur, tel qu’il le rêve aussi. Notre homme est un humaniste autant qu’un poète et, comme pour Terence Davies et Guy Maddin, cet exercice d’introspection à la force d’évocation universelle le confirme et nous permet d’aimer et d’admirer encore plus un auteur qui ne cesse de s’affirmer comme l’un des plus passionnants du moment.

Pascal Le Duff

Retratos Fantasmas. Film documentaire brésilien de Kleber Mendonça Filho (2023), avec Kleber Mendonça Filho. 1h33.




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