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Publié le 4 mai, 2022 | par @avscci

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Numéro 691-692 – Autant en emporte le vent de Victor Fleming

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Dossier Autant en emporte le vent de Victor Fleming

À propos du production designer et réalisateur de seconde équipe

William Cameron Menzies, le grand architecte

« Je connais peu de gens à Hollywood qui sachent aussi bien que Menzies choisir des angles de prise de vue et faire un aussi bon travail sur les images. » (David O. Selznick)1

Autant en emporte le vent est une œuvre composite aux auteurs multiples : trois réalisateurs, deux chef opérateurs, cinq scénaristes réunis sous la férule du producteur David O. Selznick et du production designer William Cameron Menzies, qui a défini l’identité visuelle du film avant même le début du tournage. Pilier du système Selznick, Menzies est un artiste dont le génie ne s’est peut-être jamais aussi bien exprimé que dans des films signés par d’autres que lui. 

PAR SYLVAIN ANGIBOUST

“This production was designed by…”

Au générique d’Autant en emporte le vent, William Cameron Menzies est crédité en tant que production designer, une fonction inventée pour l’occasion afin de souligner l’importance de celui que Selznick voyait comme son bras droit.2 Les responsabilités du production designer dépassent celles du chef décorateur (set designer, chargé d’imaginer et de fabriquer les décors) et du directeur artistique (art director, qui a une vision d’ensemble des décors, des costumes, des accessoires). Menzies ne se contente pas d’imaginer l’esthétique globale du film, il élabore les cadrages et les éclairages, participe au tournage et a le dernier mot sur les questions visuelles et techniques, comme l’écrit Selznick : « Je tiens M. Menzies pour responsable de la qualité artistique du film et de l’excellence de la couleur. Quand il y a divergences, c’est donc à lui de décider, sans retard et sans tergiversations, espérons-le. »3 Une responsabilité reconnue par l’académie des Oscars, qui décernera à Menzies un Oscar d’honneur pour l’exceptionnel accomplissement dans l’usage de la couleur comme moyen d’expression dramatique dans Autant en emporte le vent, en plus de l’Oscar de la meilleure photographie couleur déjà reçu par le film.

Menzies commence à travailler sur Autant en emporte le vent un an avant le début des prises de vue, quand ni le scénario ni le casting ne sont achevés. Cette planification très en amont est pour Selznick un moyen de faire des économies : « J’espère pousser la préparation d’Autant en emporte le vent jusqu’à prévoir l’angle de la dernière caméra avant que nous ne commencions à tourner, parce qu’une préparation réellement minutieuse de ce film nous fera économiser des centaines de milliers de dollars. »4 Pendant cette année de préparation, Menzies réalise plus de deux mille croquis. Inspiré par le peintre Wilbur Smith (le conseiller historique du film, recommandé par Margaret Mitchell), il définit l’apparence des décors et décide de la gamme de couleurs associée à chaque séquence. Ses dessins sont des esquisses qui sont ensuite transmises à l’équipe du décorateur Lyle Wheeler, qui se charge de préciser les propositions de Menzies, d’y apporter des détails et de les réaliser concrètement. 

Les dessins de Menzies constituent « un scénario complet sous forme d’esquisses », que l’on appellerait aujourd’hui un story-board mais qui à l’époque portait plutôt le nom de continuity sketches. Menzies avait été formé à cette pratique à l’époque du muet par Anton Grot, futur directeur artistique de la Warner, en particulier pour les films de Michael Curtiz. Le production designer conçoit un découpage complet du film, dessine chaque plan avant le tournage, précise la position de la caméra en fonction de celle des acteurs et des éclairages. Son rôle est central pour la cohérence de la superproduction : alors que des réalisateurs aussi différents que Cukor et Fleming se succèdent derrière la caméra, Menzies a en charge « tout l’aspect matériel du film » et officie de plus comme réalisateur de seconde équipe, tournant les plans de coupe, les plans de foule, ainsi que les nombreux plans nécessitant des effets visuels. Menzies s’occupe ainsi de la préparation et la réalisation de l’incendie d’Atlanta, scène qu’il décompose en trente-trois dessins et filme avant même le début officiel du tournage.5 Le style visuel de Menzies est particulièrement marquant dans les vignettes qui servent de transition et de respiration entre les séquences d’Autant en emporte le vent (plans de paysages, de figuration) ou qui transmettent visuellement une idée, à l’image de ce plan extravagant des commères autour de leur thé (les ragots passant de la bouche à l’oreille de la même manière que la boisson s’écoule de la théière à la tasse). 

Le film ne porte néanmoins pas en intégralité la marque de son production designer. On doit à Menzies les « passages graphiquement et chromatiquement plus audacieux » mais d’autres séquences s’éloignent de ses propositions : « Aux compositions décentrées, aux angles graphiques et à la profondeur préconisés par Menzies, Selznick et Fleming, responsable de la majorité du métrage, substituent des angles plus confortables. »6

Un touche-à-tout

Diplômé d’art et architecture à Yale, William Cameron Menzies travaille d’abord comme illustrateur pour la jeunesse avant de devenir en 1916 l’assistant d’Anton Grot. En 1922, ils participent à la création des décors du Robin des bois avec Douglas Fairbanks, les plus gigantesques du cinéma muet. En 1924, c’est cette fois-ci Grot qui est l’assistant de Menzies sur le tout aussi ambitieux Voleur de Bagdad. Menzies, alors âgé de seulement 28 ans, est recruté par le réalisateur Raoul Walsh contre l’avis de Fairbanks, qui le trouve trop jeune pour travailler sur une production de cette ampleur.

Menzies enchaîne alors les collaborations prestigieuses : Ernst Lubistch (Rosita, 1923), Rudolf Valentino (Menzies signe les décors des trois derniers films de la star), D.W. Griffith (Abraham Lincoln, 1930) avant, dans les années 1940, de travailler avec Alfred Hitchcock (Correspondant 17, 1940, pour lequel il dessine plusieurs scènes et signe des effets spéciaux particulièrement aboutis) et Anthony Mann (Le Livre noir, 1949). Décorateur a beau être un métier de l’ombre, le nom de Menzies est rapidement connu : il est en 1924 l’un des fondateurs du Cinemagundi Club, la première association professionnelle des directeurs artistiques7 et il reçoit en 1929 le premier Oscar des meilleurs décors (pour deux films, Colombe de Roland West et Tempête d’Alexander Korda). 

Menzies est au cœur d’Hollywood mais il fréquente aussi l’avant-garde. En 1928, il cosigne avec Robert Florey The Love of Zero, un court métrage quasi-amateur (le générique précise qu’il a coûté 200 dollars) dont les décors dessinés, les décadrages et les nombreux effets optiques témoignent de l’influence du Cabinet du docteur Caligari. Menzies recourra souvent à un style expressionniste pour faire naître la crainte, évoquer la violence du nazisme (Inconnu à cette adresse, qu’il réalise en 1944 ; Arc de triomphe, Lewis Milestone, 1948) ou de la Révolution française (Le Livre noir). The Love of Zero est un terrain d’expérimentation pour de jeunes techniciens qui deviendront parmi les plus influents du cinéma hollywoodien des années 1930 et 1940 : Menzies partage le générique avec Slavko Vorkapich (spécialiste des trucages et des effets de montage) et Gregg Toland, le futur directeur de la photographie de William Wyler et Orson Welles.8

Autre rencontre déterminante, celle de Selznick qui voit en Menzies la personne parfaite pour mettre en pratique son idée d’un contrôle global sur la production. Les Aventures de Tom Sawyer est la première collaboration d’envergure entre les deux hommes : le film est réalisé par Norman Taurog mais Menzies a carte blanche pour concevoir intégralement (décor, éclairage, trucages, découpage) la scène la plus spectaculaire du film, lorsque les enfants descendent dans une grotte et se perdent sous terre. Après Autant en emporte le vent, Selznick fait encore appel à Menzies pour des productions compliquées : La Maison du docteur Edwardes (1945), où il storyboarde et retourne la fameuse scène du cauchemar, après que la version d’Hitchcock et Salvador Dalí n’a pas donnée satisfaction ; Duel au soleil (1946) dont Menzies est un des nombreux coréalisateurs non crédités au générique.

Fait rare dans le cinéma hollywoodien classique, Menzies travaille en indépendant et n’est attaché à aucun studio par contrat.9 Ce qui signifie qu’il a la liberté de choisir ses projets et de travailler en dehors d’Hollywood, par exemple en Angleterre. Il y retrouve Korda, qui produit son film La Vie future (1936), et l’engage pour assurer la partie américaine de la nouvelle version du Voleur de Bagdad (1940), coréalisée entre autre par Michael Powell. Cette indépendance signifie aussi pour Menzies le risque de ne pas toujours trouver de travail et d’avoir à se rabattre sur des projets de moindre intérêt, comme se sera le cas à partir de la fin des années 1940.

Menzies se voyait comme une sorte d’artiste total, au croisement de plusieurs domaines de création. Selon lui, un directeur artistique devait être tout à la fois « dessinateur, costumier, peintre de marine, architecte naval, décorateur d’intérieur, peintre paysagiste, auteur dramatique, inventeur, expert en histoire et aussi, maintenant, en acoustique – un touche-à-tout en somme. »10

Derrière la caméra

Menzies devient réalisateur dès le début des années 1930, essentiellement sur des films de séries B, de petits budgets qui suivent les modes du moment : films criminels (The Spider, 1931 ; The Green Cockatoo, 1937), drame antinazi (Inconnu à cette adresse, d’après le roman de Kressman Taylor), suspense anti-communiste (The Whip Hand, 1951), film de science-fiction (Les Envahisseurs de la planète rouge, 1953) ou d’horreur (The Maze, 1953). Il cumule alors le poste de réalisateur, ou de coréalisateur, avec celui de directeur artistique. Il est en charge du visuel pendant que les acteurs sont dirigés par un second réalisateur (Henry King sur la romance I Loved You Wednesday, 1933, où Menzies signe une grande scène de ballet dans une architecture art déco qui touche à l’abstraction). 

Certains des films réalisés par Menzies s’inscrivent dans la continuité des superproductions qu’il a supervisées. Chandu le magicien (1932) est une aventure pulp qui reprend l’imaginaire oriental du Voleur de Bagdad, à grand renfort d’effets spéciaux et de maquettes. En 1951, Le Rocher du diable renvoie, avec un budget restreint, à l’univers d’Autant en emporte le vent, avec ses maisons à colonnes blanches et ses valeureux soldats sudistes (cachés dans une grotte qui fait écho à celles de Tom Sawyer et Pour qui sonne le glas). 

Le film le plus marquant réalisé par Menzies est la fresque de science-fiction La Vie future. Écrit par H.G. Wells, le film raconte, sur une période de cent ans, l’évolution de l’humanité, tiraillée entre optimisme scientifique et populisme haineux, qui traverse une guerre mondiale et une pandémie avant de s’envoler vers la Lune. Premier film pour lequel Menzies est crédité seul à la réalisation, La Vie future ressemble paradoxalement à un fantasme de directeur artistique, une œuvre où les décors et les effets spéciaux l’emportent sur l’histoire et les personnages.11 Le contraste est flagrant entre les scènes avec les acteurs, souvent statiques et pompeuses, et la virtuosité des séquences de montage qui illustrent la course à la guerre ou la construction de la ville du futur ; des moments où l’avancée du récit est prise en charge par les seules images.

La Vie future est le seul des films réalisés par Menzies à bénéficier de moyens à la hauteur des ambitions de son créateur. Pour avoir accès au Technicolor, à des vedettes et à un temps de préparation important, il doit plutôt travailler comme production designer pour Selznick, Korda ou Sam Wood. 

Menzies et Wood se rencontrent sur le plateau d’Autant en emporte le vent, où le réalisateur assure l’intérim après la départ temporaire de Victor Fleming. C’est le début d’une collaboration fructueuse, Menzies supervisant dans leurs moindres détails visuels et techniques cinq films signés par Wood : Une petite ville sans histoire (1940), Le Diable s’en mêle (1941), Crimes sans châtiment et Vainqueur du destin en 1942, et enfin en 1943 l’ambitieuse adaptation de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway. James Wong Howe, directeur de la photographie de Crimes sans châtiment (et auparavant de Chandu le magicien et Tom Sawyer) raconte que « Menzies concevait les décors et faisait des dessins de chaque plan. Il vous disait à quelle hauteur placer la caméra et précisait même le type de focale qu’il voulait pour le plan. Le décor était conçu pour un plan précis et si vous changiez d’angle de la caméra de seulement quelques centimètres, vous filmiez les cintres… Menzies a créé le style visuel du film. Je suivais ses ordres. Sam Wood dirigeait les acteurs et ne connaissait rien à l’image. »12 Lyle Wheeler, décorateur d’Autant en emporte le vent, porte un regard plus critique sur le travail de Menzies : « Les directeurs artistiques ne font en général pas de bons réalisateurs. Seuls deux bons réalisateurs sont du métier : Alfred Hitchcock et Mitchell Leisen. […] Quand Menzies réalisait, je lui disais : “Bill, tu ne vaux rien comme réalisateur”. La première chose qu’il disait en arrivant sur le plateau c’était : “Creusez un trou ici”, et c’est là qu’il mettait sa caméra. Il voulait cadrer le plafond et se fichait bien de ce que disaient les acteurs. Quand Menzies et Sam Wood ont travaillé ensemble, Wood l’a canalisé. Une petite ville sans histoire et Crimes sans châtiment sont de bons exemples de collaboration, où les deux hommes ont filmé chacun leur tour. »13 

Des dessins en mouvement

Selznick engage William Cameron Menzies pour sa capacité à penser en termes visuels, à traduire en cadrages et en couleurs les enjeux du scénario, mieux que le font bien des réalisateurs. Pour Menzies, à chaque type de scène ou d’émotion correspondait une certaine façon de filmer : « Si la scène fait appel à la violence et aux émotions fortes, les principales lignes de composition devraient être arrangées de façon extrême, avec de nombreuses lignes droites et des angles extrêmes. La caméra devrait être placée soit très en hauteur, soit très bas […]. Dans les scènes de comédie, la composition peut presque être celle d’une caricature. Dans la tragédie, le drame, ou n’importe quelle scène éclairée en clair-obscur, le décor est souvent conçu avec un plafond bas, pour donner une impression d’abattement. »14 En dessinant les films plan par plan, le production designer apporte une pâte visuelle qui lui est propre et que l’on retrouve dans tous les films auxquels il a participé, qu’ils soient signés Victor Fleming, Sam Wood, Anthony Mann ou même Alfred Hitchcock.

La scène d’ouverture de Pour qui sonne le glas est un concentré du style graphique de Menzies. On y voit, de nuit, deux combattants républicains faire exploser un train avant d’être poursuivis dans la montagne par des soldats franquistes. En quelques instants, Menzies déploie tout son art de la stylisation : des gros plans d’objets et de visages, des personnages et des décors réduits à des silhouettes, un usage expressif de la couleur et des effets spéciaux réalistes.

Frappe tout d’abord le goût du gigantisme de Menzies, qui crée en studio des villes entières pour Le Voleur de Bagdad et La Vie future. Il exagère la taille des éléments naturels (les rochers de Tom Sawyer et Pour qui sonnent le glas) comme des éléments architecturaux, à l’image de l’escalier de la deuxième partie d’Autant en emporte le vent, dont la taille n’est pas proportionnée à son usage effectif mais à la puissance émotionnelle des drames qui vont s’enchaîner sur ses marches. Les Envahisseurs de la planète rouge est raconté du point de vue d’un enfant, qui voit le monde en contre-plongée et évolue dans des décors trop vastes pour lui. Quand aux poteries du Voleur de Bagdad, elles sont tellement grandes que Douglas Fairbanks tient tout entier à l’intérieur. Les objets sont filmés en gros plans pour accentuer leur taille, comme le détonateur au début de Pour qui sonne le glas, et les visages occupent toute la surface de l’écran, pour souligner l’émotion qui passe sur le visage des stars ou au contraire pour créer une impression de menace, avec des faciès qui s’approchent de la caméra jusqu’à être déformés (Le Livre noir). 

Plusieurs films s’ouvrent sur un objet géant, qui devient un emblème : une chauve-souris aux yeux lumineux dans The Bat (Roland West, 1926, qui a inspiré le personnage de Batman), un globe terrestre dans Correspondant 17, une cloche dans Pour qui sonne le glas, l’Arc de Triomphe dans le film éponyme, la guillotine dans Le Livre noir. L’emblème d’Autant en emporte le vent est le grand arbre de Tara, à côté duquel se dresse Scarlett, ancrée comme lui dans le sol et tendue vers le ciel. 

Lorsqu’il traite ses personnages et ses décors sous formes de silhouettes, Menzies les renvoie à leur origine dessinée. L’image de cinéma, réduite à des ombres noires sur fond blanc ou coloré, est un continuity sketch en mouvement, qui évoque le papier découpé et le film d’animation. Les travellings arrière avec la silhouette de Scarlett, qui clôturent chaque partie d’Autant en emporte le vent, ont été réalisés en superposant plusieurs couches d’images pour créer une impression de profondeur de champ, une technique semblable à celle de la caméra multiplane développée quelques années plus tôt par les studios Disney. 

Les cadrages sont une transcription précise des dessins préparatoires. Dans les séries B de Menzies, les décors se limitent à des pièces vides dont quelques objets suffisent à définir la fonction : un guichet et une grille pour évoquer le commissariat et la prison des Envahisseurs de la planète rouge, une table et un chandelier pour le salon aristocratique dans The Maze. Ce dépouillement graphique est le signe d’un manque de moyens mais témoigne aussi du sens de l’épure de Menzies : on glisse du cinéma vers l’illustration ou bien le décor de théâtre. Une séquence importante d’Inconnu à cette adresse se déroule d’ailleurs pendant une représentation : sur scène, le décor composé d’ombres, de grands cierges et de formes géométriques, suit les principes graphiques du réalisateur. 

Menzies place ses personnages sous des ciels immenses, dans des cadres qui excèdent le point de vue humain. Lorsqu’il doit faire monter la tension, il resserre au contraire l’image, utilise les amorces pour emprisonner les personnages. Il travaille aussi la profondeur de l’image : il place des visages et des objets au premier plan (effet de jaillissement), découpe les silhouettes (effet multiplane ou « pop-up ») ou pose sa caméra dans des pièces presque vides dont les murs et le plafond dessinent des lignes de fuite (effet de boîte). Rien de surprenant donc à ce qu’il réalise un film en relief, The Maze, lors de la vague de 3D des années 1950.

Les trucages sont par ailleurs une part importante du travail de Menzies. Ils sont nombreux dans les films qui touchent à l’imaginaire : Le Voleur de Bagdad, La Vie future, Les Envahisseurs de la planète rouge, mais aussi La Maison du docteur Edwardes et son cauchemar surréaliste et Une petite ville sans histoire dont un des personnages est un fantôme. Dans les films à sujet réaliste ou historique (Autant en emporte le vent, Correspondant 17), les effets sont également omniprésents mais cachés. Menzies prolonge les décors réels avec des peintures sur verre ou des transparences (les scènes à la Convention du Livre noir), et utilise des maquettes pour donner vie à des objets ou des bâtiments gigantesques. Dans une recherche de réalisme, il travaille les transitions invisibles entre maquettes et décors réels : dans Correspondant 17, la caméra semble passer au travers de la fenêtre d’un building pour entrer dans un bureau, puis traverse le hublot d’un avion en vol.

Menzies assume le caractère construit de l’image de cinéma : le décor principal des Envahisseurs de la planète rouge – une colline derrière laquelle est enfoui le vaisseau martien – apparaît à de nombreuses reprises dans le film, à divers moments de la journée et donc avec des éclairages différents, mais toujours selon le même axe de prise de vue. Le cadrage est bloqué car le décor n’a été construit que pour satisfaire cet angle parfait.

Formé à l’époque du muet, William Cameron Menzies a prolongé tout au long de son œuvre la recherche d’expressivité visuelle qui était celle du cinéma des années 1920 : des images graphiques et chargées de sens, qui revendiquent leur artificialité. Le production designer a mis pour ce faire au point un style qui lui est propre, à la fois minimaliste dans ses principes visuels (des silhouettes, un simple fond coloré) et monumental par l’effet qu’il a produit dans l’imaginaire collectif.

Sylvain Angiboust

1. Mémo du 23/10/1938, cité dans Cinéma, Ramsay, 1984, p.102.

2. Selon le producteur, le travail de Menzies « dépassera largement le cadre de ce que l’on demande normalement au directeur artistique. Ainsi je mentionnerai quelque chose comme “production conçue par William Cameron Menzies” ou “assistant du producteur”… » Mémo 01/09/137, op. cit., p. 129.

3. Mémo du 28/01/38, op. cit., p. 166.

4. Mémo du 01/09/137, op. cit., p. 128 (également pour les deux citations suivantes).

5. Le tournage de l’incendie est raconté en détails dans la biographie de Menzies écrite par James Curtis, William Cameron Menzies : The shape of Films to Come, Pantheon Books, 2015.

6. Pierre Berthomieu, Hollywood classique : Le temps des géants, Rouge profond, 2009, p. 139-140.

7. Beverly Heisner : Hollywood art : art direction in the days of the great studios, McFarland & Company, 1990, p.38.

8. Pierre Berthomieu, qui consacre des pages essentielles au travail de Menzies, avance l’idée d’une influence du travail de Menzies sur Toland et par extension sur Orson Welles, en particulier dans l’usage de la profondeur de champ et des contre-plongées : « Avec les films qu’il conçoit pour Sam Wood, Menzies recompose l’art du gros plan et la répartition des personnages et des objets. Le résultat, qui décentre les humains et les résorbe dans un monde d’objets et de matière, est proprement baroque et souvent proche des images de Welles. » Hollywood classique : Le temps des géants, op. cit., p.502.

9. Cathy Withlock : Designs on Film: A Century of Hollywood Art Direction, Itbooks, p. 17.

10. William Cameron Menzies cité par Christopher Frayling in Edward Buscombe, Rob White (ed.), BFI Films Classics volume 1, Fitzroy Dearborn, 2003, p. 325.

11. Inspiré par Métropolis, La Vie future annonce aussi les séries anglaises des années 1960 de Gerry et Sylvia Anderson (Les Sentinelles de l’air, Capitaine Scarlet…) par ses designs épurés et son usage intensif des maquettes, en particulier des véhicules miniatures.

12. Cité par Beverly Heisner, op. cit., p.48.

13. Cité par Christopher Fraylin, op. cit., p.326. H.G. Wells va plus loin encore : « Cameron Menzies était un réalisateur incompétent […], une sorte de Cecil B. DeMille sans imagination : il ne pensait qu’aux effets spéciaux et aux scènes de foule, sans saisir la moindre de mes idées. » (idem).

14. Cité par Beverly Heisner, op. cit., p.5.




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