Publié le 24 mars, 2022 | par @avscci
0Numéro 690 – Le Policier de Nadav Lapid
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Dossier Le Policier de Nadav Lapid
Pourquoi accepter ce monde ?
Entretien avec Nadav Lapid
Toujours en tournée promotionnelle du Genou d’Ahed, Nadav Lapid a tout de même pris le temps pour nous de revenir sur Le Policier, son premier long métrage, sur l’affection particulière qu’il porte encore à ce film, à son ambition étonnante, aux « cartes » que l’auteur avait en main en le filmant, cartes qu’il a peur de ne plus retrouver. Ce qui est sans doute faux, en tout cas pour nous, mais donne un attrait particulier au retour du metteur en scène sur cette œuvre, en forme de film somme précoce.
PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE-SIMON GUTMAN
Nadav Lapid : Le montage du Policier était très compliqué. Je ne savais pas ce que cela donnerait. C’était un scénario que tout le monde détestait. Cela reste mon seul film qui ne soit pas une coproduction française. J’ai rencontré plusieurs « professionnels » cinéastes qui ont écrit beaucoup de choses négatives sur ce scénario et qui m’ont dit ensuite combien ils ont aimé le film… Il y a un critique de cinéma très connu en Israël qui, à la lecture du scénario, a écrit que les personnages étaient des « caricatures enfantines », etc. Ensuite, en tant que critique de cinéma, il a mis cinq étoiles au film…
Vos films ultérieurs, comme Le Genou d’Ahed, ou Synonymes, semblent porter un aspect autobiographique comme point de départ. Beaucoup de réalisateurs débutent avec ce genre de récit. Le Policier prend un peu le contrepied : c’est un projet plus ambitieux, qui parle d’un pays tout entier…
N. L. : Pour moi, le film est même davantage un regard porté sur un pays, voire une radiographie des sociétés occidentales en général. D’une certaine manière, le film tente de répondre à la question suivante : pourquoi persiste-t-on à vivre dans le monde dans lequel on vit ? Alors que chacun est conscient des guerres, des inégalités, de la cruauté, pourquoi n’arrive-t-on pas à les surmonter ? Pourquoi y a-t-il des sortes de maladies chroniques, qui perdurent, et façonnent les sociétés humaines depuis toujours ? Le film décrit la confrontation de deux entités [le gouvernement israélien et les jeunes révolutionnaires, ndlr.]. Or, c’est lorsque ces deux entités parviennent à se rejoindre, à s’unir, que s’écroulent les édifices institutionnels, qu’arrive la Révolution française, par exemple. Le Policier n’est pas un film, mais en fait deux films, donc plus ambitieux à fabriquer. Il a fallu distribuer énormément de personnages, réfléchir à deux systèmes parallèles, car deux histoires impliquent deux rythmes, deux mélodies, etc. Et j’ai d’ailleurs l’impression – j’en suis presque sûr – que plus jamais je ne réussirai un film comme celui-là. Je n’ai plus cette innocence première de dire : « Je vais vous expliquer le Soleil et la Lune ». Je pense que le film possède aussi des caractéristiques universitaires, même si cela peut paraître, pour certains, péjoratif. D’ailleurs, cela devait faire partie des mauvais commentaires sur le film… Je voulais que le film parle du monde, avec les ingrédients qui le composent : les gens de l’ordre, et les révolutionnaires. Et je n’ai jamais envisagé de mettre cette dualité en scène par une juxtaposition simultanée, tel un montage parallèle. C’est donc comme lorsque l’on écrit une thèse universitaire, on parle d’abord de A, puis de B, puis, on peut parler de A+B. J’avais l’impression d’agir comme si Griffith n’avait pas inventé le montage parallèle dans Naissance d’une nation, cela ne me semblait même pas une option. C’est au moment où j’ai reçu les premiers commentaires sur le scénario que j’ai réalisé la dimension inhabituelle de cette construction. Suivre un personnage de manière presque obsessionnelle jusqu’à la moitié du film, puis l’abandonner entièrement, lui et ses amis, pour aller ailleurs… Personnellement, je l’ai fait dans une perspective de mise en ordre car Le Policier était motivé par ce désir de parler en face des choses. C’est comme si un éléphant se trouvait au milieu d’une pièce et que l’on s’obstinait systématiquement à décrire d’autres futilités au lieu de faire face aux vrais problèmes. En somme, le film interroge cette grande question : pourquoi le monde n’est pas ce qu’il aurait dû être ? C’est un film assez pessimiste. Si ces deux forces, à travers ces deux histoires, avaient eu la capacité d’échanger un seul mot, tout aurait été différent. Mais la tragédie, c’est qu’ils sont comme deux espèces d’animaux distinctes, incapables de communiquer. Ils sont sourds et aveugles. Même dans la salle de montage, où l’on peut faire de la magie, il ne m’a jamais semblé plausible de les rattacher.
Les gens qui font leur premier film ont, d’habitude, une histoire souvent personnelle, qu’ils désirent raconter depuis des années et des années, et ils se forment, acquièrent des outils pour pouvoir la raconter. Moi, il y avait des choses que je voulais dire depuis des années, basées sur des histoires extérieures, comme celle qui m’a permis d’écrire Le Policier. Pendant mon service militaire, j’occupais un poste à la frontière syrienne. Il y régnait cette peur, cette rumeur d’une possible attaque commando, flottant toujours au-dessus de nos têtes. Pour renforcer les troupes, la hiérarchie faisait venir des infanteries extérieures, les Golani, connus pour être issues de milieux très populaires en Israël. Les hommes y sont très soudés, avec un énorme esprit d’unité, ils chantent, dansent, s’embrassent, il y a des tas de rites, de cérémonies. C’est donc une ambiance fraternelle qui m’a beaucoup touché mais qui était, en même temps, mêlée à une grande cruauté, à travers les histoires qu’ils racontaient, leurs faits d’arme. C’est ce mélange qui m’a intéressé et m’a poussé à créer les personnages du groupe autour de Yaron.
Tout le groupe de Yaron est donc inspiré de personnes que vous connaissez ? Vous avez retranscrit des situations très précises, d’où ma question suivante : et le groupe d’extrême gauche ?
N. L. : Les extrémistes n’existent pas. C’est le documentaire et la fiction. Le réel et l’imaginaire…
…ce que vous avez vécu, et ce que vous avez imaginé…
N. L. : C’est vrai que pour la première partie, la direction d’acteurs consistait à se rappeler mes propres expériences, le fait d’être né, de vivre en Israël. Pour le groupe de radicaux, c’était plus comme une provocation historique et politique, presque une sorte de transposition de révolutionnaires bolchéviques au XXIe siècle. Ces personnages qui existent partout, et qui n’existent pas, que l’on connaît trop bien, mais en même temps, on se demande « qui sont-ils ? » C’était le combat du fantasme contre le concret.
De manière pragmatique, comment vous êtes-vous posé la question de l’articulation entre tournage et montage ? Est-ce que les choix de répartitions entre ces deux blocs se sont faits durant le tournage ou plutôt lors du montage ?
N. L. : Il y a une différence de tournage entre les deux parties. La première est plus nue, plus frontale. Comme dans la danse où Yaron fait face à sa femme. Dans ces plans, la caméra est basse, les murs derrière sont blancs, et je me souviens que je n’arrivais pas à savoir si c’était beau ou laid. Et toute la première partie suit cette impression. C’est un peu une caractéristique de mon cinéma, on ne parvient pas à décider, l’image comporte très peu de jeux esthétiques. Tandis que la seconde partie est plus ronde, il y a un peu plus de jeux entre le flou et la netteté. Elle est plus personnelle.
La première partie est plus une retranscription d’un temps présent en Israël, temps qui vous était extérieur, et la seconde, plus proche de votre imagination…
N. L. : Oui, les personages étaient inventés. Ils n’existaient pas. Car en réalité il n’y a pas beaucoup d’anarchistes de gauche en Israël.
C’était presque un fantasme…
N. L. : C’est un fantasme. Car cela va à l’encontre de la vache la plus sacrée d’Israël, qui est la cohésion, cette idée selon laquelle nous sommes tous des Juifs. Et les autres sont des autres. Les dirigeants israéliens soutiennent souvent que les meilleurs ambassadeurs d’Israël sont les Israéliens. Autrement dit, plus les étrangers voient des films pluralistes, autocritiques, plus cela donne en fait, une image positive du pays. L’argument étant : au fond, nous sommes les vrais patriotes. Même les artistes les plus provocateurs deviennent des ambassadeurs de cette culture israélienne. Donc en cela, Le Policier était une forme de provocation. Au début, il était limité aux plus de dix-huit ans parce que la censure disait qu’il pouvait corrompre la jeunesse.
En même temps, c’est presque flatteur…
N. L. : C’est effectivement quelque part très flatteur. J’y ai vu des gens qui croyaient donc profondément en la force du cinéma d’auteur ! Et d’ailleurs, Le Policier était un film très attaqué à la fois par les policiers et par les radicaux. À cette époque, personne ne croyait aux mouvements extrémistes en Israël. Puis, cinq jours après la première en Israël au festival de Jérusalem, la bataille sociale la plus importante du pays a surgi, autour de l’inflation des prix de l’immobilier. Il y avait des manifestations de jeunes dans la rue, un phénomène sans précédent. Les leaders de la révolution ont entendu parler du film et m’ont demandé de faire une projection sur le toit de leurs locaux. J’étais un peu angoissé mais j’ai dit d’accord. C’était bondé. Pour eux, le film allait être un appel aux barricades. À la fin, ils m’ont regardé avec une telle haine… Mais pour moi c’était fascinant de n’être d’aucun côté.
Dans la mise en scène, il y a quelque chose d’extrêmement froid. Dans Le Genou d’Ahed, il y a une colère très manifeste dans la mise en scène. Le Policier est plus observateur…
N. L. : Je pense qu’avec Le Policier, j’avais des atouts forts en mains. Il suffisait ensuite de capter les choses telles qu’elles se présentaient. Étrangement, je pense que Synonymes et Le Genou d’Ahed sont les films d’un réalisateur moins confiant. Le Policier aurait d’ailleurs pu déboucher sur un autre chemin, pour ma carrière. C’est une autobiographie – peut-être pas la mienne. Il y avait une forme de classicisme violent qui aurait ensuite pu se développer, à travers cet aspect « film somme » que possède un peu Le Policier. Et en cela je trouve qu’il a quelque chose de très kubrickien.
Dans le sens de la quête du « film absolu » de son genre, que menait Kubrick à chaque long métrage ?
N. L. : Oui. Comparé à mes autres films, c’est celui qui a été visionné par la plus petite audience, bien que théoriquement cela pourrait être le plus populaire, car il n’est enfermé dans aucun cadre formel. Après Le Policier, j’ai développé une obsession formelle qui ne m’a plus quittée.
Une remarque : les deux personnages principaux sont un policier et une révolutionnaire. Il semble y avoir l’idée d’explorer un monde très masculin, et un autre, très féminin. Lui se positionne de manière très virile, et elle est, malgré tout, beaucoup définie par les sentiments amoureux. Est-ce à entendre comme une dualité homme/femme ?
N. L. : C’est vrai, effectivement. Le Policier explore le monde de manière méthodique. Il y a A, [le policier, ndlr] et il y a B [la révolutionnaire, ndlr]. Pour pouvoir les explorer en profondeur, je ne souhaitais pas faire de détours. Le fait de les présenter comme des choses immuables, cela permet de poser la gravité de ce qu’on sait de A et de ce qu’on sait de B. Autrement dit, à quels niveaux les deux sont critiques, dramatiques. Le film ne prétend jamais unir A et B. Donc le masculin est masculin, le féminin est féminin, les policiers sont des policiers, les radicaux sont des radicaux. Évidemment, ils ont des choses en commun, la fascination pour les armes, la violence, mais le film montre un monde binaire. Cette phrase : « Le monde est plus complexe que cela » ne concerne pas le film. Les gens ne sont pas des gens. Les gens sont des prototypes.
Y a-t-il eu, dans la fabrication, le montage, un problème majeur qui vous ait mis en difficulté ? Notamment lors de l’articulation des deux histoires…
N. L. : La première question pendant le montage était de se demander si cette construction devait être préservée. Nous avons essayé de faire des essais, de mélanger les deux sous-ensemble. Trois scènes sur les policiers, puis trois scènes sur les révolutionnaires, par exemple. Mais on ne les a jamais suivis. Le film n’a pas tellement bougé, mis à part certains éléments qu’il a fallu réduire. Par exemple, dans le scénario, le policier avait une maîtresse qu’il devait quitter dès l’annonce de la grossesse de sa compagne. Nous l’avons retiré car nous nous étions rendu compte que plus le personnage était honnête, plus le film serait fort. Et d’ailleurs, le choix de ce policier plutôt qu’un autre n’est justifié qu’à la fin, lorsqu’il regarde le visage de la révolutionnaire et que l’on devine qu’il se passe quelque chose de particulier dans sa tête. C’est à ce moment-là qu’il s’individualise. Qu’il devient « le Policier ». Donc l’enjeu du montage était de trouver le rythme des deux parties. Il fallait que cela soit très direct. Le film ne porte pas de bijoux, pas d’artifices. Je voulais être dans une forme de radicalité de la simplicité.
Une dernière question plus vaste… Lorsque vous avez fait ce film, Benyamin Netanyahou venait de revenir au pouvoir, finalement, toute votre carrière s’est jouée sous Netanyahou. Vos films font exclusivement partie de cette période israélienne. Quand vous y repensez, quel sentiment éprouvez-vous quant au fait de n’avoir traité qu’une seule partie de la société israélienne ? Pensez-vous en sortir, maintenant ?
N. L. : Je détermine clairement mon existence en tant que cinéaste, préoccupé par l’idée de vivre dans un pays malade. Je pense que d’une certaine manière, mon cinéma essaie de déchiffrer le fond de cette maladie. Elle semble sans recours, mais elle est aussi gracieuse. J’espère ne plus en parler. Au moins pour quelques temps. Quand je regarde Le Genou d’Ahed, là où beaucoup voient une colère de ma part, je pense que le vrai désespoir du film, c’est l’épuisement. La colère vient de la fatigue de ne plus avoir la force de se battre. Aujourd’hui, je suis au-delà de l’épuisement. Tout cela m’intéresse et me fascine beaucoup moins. Tout ce que j’espère, c’est de ne plus être juste une victime de cette maladie. Je veux croire que je ne sais pas chanter qu’une seule chanson.
Propos recueillis et mis en forme par Pierre Simon Gutman, retranscrits par Manon Durand