Actus Couverture Numéro 655 de l'Avant-Scène Cinéma sur Construccion de Jose Luis Guerin

Publié le 6 septembre, 2018 | par @avscci

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Numéro 655 – En construcción José Luis Guerín

Couverture Numéro 655 de l'Avant-Scène Cinéma sur Construccion de Jose Luis Guerin 4ème Couverture Numéro 655 de l'Avant-Scène Cinéma sur Construccion de Jose Luis Guerin

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Dossier En construcción José Luis Guerín

Une promenade documentaire dans les quartiers de Barcelone

La question du rapport entre la population et l’espace urbain qu’elle occupe a été particulièrement présente dans le documentaire réalisé en Catalogne depuis les années 1960. Quelques films tournés dans la clandestinité dès le franquisme, tels que Notes sur l’émigration, de Jacinto Esteva et Paolo Brunatto (1960) ou El largo viaje hacia la ira, de Llorenç Soler (1969) dressent le terrible portrait des conditions de vie déplorables dans lesquelles vivaient les travailleurs déferlant des différentes régions de l’Espagne, pour s’installer dans certains quartiers d’une Barcelone qui connaissait un développement économique florissant. Quelques années plus tard, alors qu’une partie de la société espagnole commence à déchanter par rapport au régime démocratique naissant, le documentaire continue d’enregistrer les transformations de l’espace urbain, comme dans les films du collectif de vidéastes militants Video-Nou (Canyelles – Projecte Ateneus, 1978). En même temps certaines marginalités, en particulier sexuelles, agitent une Barcelone libérale et libertaire, incarnée par la figure d’Ocaña, un peintre homosexuel qui utilisait le travestissement dans ses performances, et que Ventura Pons rattachait dans son documentaire Ocaña. Retrat intermitent (1978) à la Rambla et la Plaça Reial. Tous ces films amorçaient déjà, par leur ancrage dans des quartiers marqués par des spécificités historiques, démographiques et urbanistiques, le portrait composite et contrasté de la capitale de la Catalogne.

Une vingtaine d’années plus tard, alors que les transformations urbanistiques engagées par la municipalité ne cessent de bouleverser l’image de la capitale catalane, d’autres cinéastes reprennent le flambeau pour documenter les changements opérés dans différents quartiers. Il nous a semblé pertinent de procéder à une promenade documentaire dans ces quartiers, forcément partielle et inachevée étant donnée le grand nombre de productions, afin de cartographier la Barcelone qui surgit entre les années 2000 et 2015. Pour cela, il nous semble important de présenter les enjeux urbanistiques des quartiers, de rendre compte des certaines problématiques sociales et économiques qui sont en jeu ainsi que des dispositifs formels déployés par les films, et en précisant également la diversité des initiatives qui servent d’appui à ces documentaristes.

Ciutat Vella : Le Raval et la Ribera

La promenade commence par le district de Ciutat Vella (d’après le dernier redécoupage administratif de 1984), qui regroupe les quartiers historiques, correspondant à l’ancienne ville, entourée de murailles jusqu’à leur démolition au milieu du XIXe siècle. Outre la Barceloneta, quartier construit quasiment ex-nihilo au bord de la mer au milieu du XVIIIe siècle, Ciutat Vella compte trois autres quartiers, le Raval et le Barri Gòtic (séparés par la Rambla) et la Ribera, coupée de ce dernier par la construction de la Via Laietana en 1908. Si le Barri Gòtic accueille historiquement en son sein les institutions du pouvoir politique municipal et autonomique (l’Ajuntament et le Palau de la Generalitat, qui se font face sur la plaça Sant Jaume) et spirituel (la Cathédrale de Barcelone, à quelques mètres), le Raval et la Ribera ont longtemps accueilli les populations laborieuses, et en particulier les ouvriers de l’industrie textile à partir du milieu du XIXe siècle. Ces quartiers sont au centre des transformations urbaines observées par une bonne partie de la production documentaire des vingt dernières années. En effet, l’entrée en démocratie apportant une plus grande autonomie des municipalités dans la gestion de leurs politiques urbanistiques, la mairie de Barcelone (avec le support du gouvernement autonomique) mit en place les PERI (Pla Especial de Reforma Interior), une série de plans d’aménagement visant à rénover et restructurer ces quartiers. Originellement conçus après consultation du dense et très actif tissu associatif urbain, leur exécution à partir de la fin des années 1980 suscita des mécontentements parmi les résidents, en particulier à cause des expropriations et du déplacement des populations les plus fragiles, compris comme une stratégie de spéculation qui ne rapportait des bénéfices qu’à une minorité.

De nens de Joaquin JordaLes transformations urbanistiques touchant ces deux quartiers concentrent une bonne partie de la production documentaire de la période. De nens, de Joaquín Jordá (2003) et El forat, de Falconetti Peña (2004) créent une continuité entre le Raval et la Ribera, dénonçant la « guerre sale » exercée par les institutions pour imposer le plan immobilier aux populations locales, tout en adoptant cependant des formes assez différentes. De nens (basé sur Raval. Del amor a los niños, un essai du journaliste Arcadi Espada), aborde le procès pour pédophilie de deux habitants du quartier qui travaillaient dans des structures d’accueil de mineurs, mais qui faisaient également partie d’une association de voisins qui s’opposait à la réforme urbaine. Majoritairement centré sur le tournage du procès, le film dénonce la vision partielle des magistrats, sa collusion avec les intérêts de l’aménagement urbanistique ainsi que la complaisance des médias. Réalisé par Joaquín Jordá, un des pères fondateurs du documentaire de création catalan, et coproduit par le master en documentaire de création l’Universitat Pompeu Fabra, le film intègre certaines stratégies récurrentes chez le réalisateur. Il faut ainsi souligner la présence d’une mise en abîme aux consonances brechtiennes, à travers le tournage d’une performance théâtrale sur le procès, ainsi que des morceaux du chanteur Albert Pla qui ponctuent le film comme un commentaire musical.

De son côté, le documentaire de Falconetti Peña retrace l’histoire du forat (« le trou »), un terrain vague issu des démolitions effectuées dans le quartier de la Ribera en 2001, qui avait été réinvesti par les habitants du quartier et des membres du mouvement okupa (squatteurs) pour le transformer en un espace vert destiné à l’utilisation du voisinage, et qui s’opposait au projet de la municipalité qui souhaitait y construire un parking. Le documentaire, une production indépendante au ton militant, s’attache à suivre certains de ses habitants et à leur donner la parole. Il ébauche également quelques perspectives historiques, en établissant une comparaison entre les pelleteuses détruisant le quartier et le bombardement de Barcelone par l’aviation italienne pendant la guerre civile, en même temps qu’il emploie de façon satirique certains codes du spaghetti western pour décrire le bras de fer inégal des habitants avec les représentants de la municipalité.

Mais revenons sur nos pas pour traverser La Rambla jusqu’au Raval. Précisons que la désignation actuelle de « Raval » (mot d’origine arabe qui fait référence à un espace situé hors des murs de la ville, ce qui fut le cas du quartier jusqu’à la construction de nouvelles murailles par Pere III au XIVe siècle, alors qu’il s’agissait d’une zone agricole essentiellement), a été réintroduite récemment, suite au redécoupage administratif de 1984. Précédemment, le quartier était appelé Distrito quinto (Districte cinquè), ce qui correspondait à la nomenclature administrative adoptée en 1897. La dénomination Barrio chino ou Barri xino (ou simplement el Chino) apparaît pour la première fois dans « Los bajos fondos de Barcelona », un article de presse du journaliste catalan Francisco Madrid publié dans la revue El Escándalo en 1925 : « Porque el distrito quinto, como Nueva York, como Buenos Aires, como Moscú, tiene su “barrio chino” », faisant référence aux activités qui avaient gagné une partie du quartier à cause de la présence du port, mais également de la caserne des Drassanes et de la Rambla : cabarets, prostitution, drogue, homosexualité, tatouages, petite délinquance… Une ville  interlope (sans Chinois) qui transparaît déjà dans certains reportages graphiques de l’époque et qui sera documentée sous le franquisme par le photographe Joan Colom. Cette appellation populaire fait rapidement fortune et son usage se généralise pour nommer le Distrito quinto. Comme toute construction symbolique, cependant, son périmètre est flottant, et selon l’interlocuteur, elle peut s’appliquer aux rues les plus proches du port, à l’ensemble du district ou s’élargir à certains lieux environnants, comme la Plaça Real. À travers la réintroduction officielle du quasiment oublié « Raval » dans les années 1980, on peut lire une stratégie symbolique pour gommer l’imaginaire que véhiculait le Chino.

Entre mai 2002 et octobre 2003, l’écrivaine française Adèle O’Longh filme des scènes du paysage urbain environnant, de la fenêtre de son appartement dans le Raval, et les monte en 2006 pour en faire Desde mi ventana. Le spectateur assiste à des tranches de vie qui occupent cet espace limité et compartimenté, la prostitution de femmes africaines du carrer d’en Robador, les jeunes immigrés qui vont sniffer du dissolvant dans le terrain vague issu de la démolition des immeubles environnants, et au fonds, le marché noir qui se tient sur la Plaça Salvador Seguí. Des espaces marginaux, hors-la-loi, à première vue compartimentés mais dans lesquels se produit une circulation secrète. La réalisatrice se sert du zoom de sa caméra vidéo domestique pour suivre ces personnages en silence pendant quelques minutes, laissant au spectateur le soin d’interpréter les images floues qui s’offrent à ses yeux, de donner du sens aux gestes et aux trajectoires de ces individus à peine reconnaissables. De temps à autre, des ralentis, des arrêts sur image, des prises de vues nocturnes, cherchent à extraire le spectateur de cette position de voyeur pour l’inciter à s’interroger sur ce qu’il vient de contempler.

Revenant sur un des traits les plus représentatifs du Chino, le vétéran réalisateur de fictions Francesc Betriu brosse un portrait plein d’humour d’une égérie de la prostitution du quartier, Mónica del Raval (2009), dont la vocation rétrospective porte un regard sur la mémoire de l’immigration espagnole en Catalogne, mais également sur l’histoire du quartier et sur ses transformations actuelles, dues en grande partie à l’arrivée de migrants étrangers. Sous des apparences de documentaire se cache un travail de scénarisation issu des longs entretiens entre le réalisateur et la prostituée et son entourage, qui jouent des rôles inspirés par leurs propres histoires.

Poble Nou

Dirigeons-nous maintenant vers le quartier du Poble Nou, qui longe les plages de l’est de la ville. Ce quartier, anciennement appelé le Manchester catalan, fut au départ une zone industrielle, qui connut son essor à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et qui entra en décadence à partir de la fin des années 1950. À la fin du siècle dernier, les anciennes nefs industrielles, surplombées de leurs cheminées caractéristiques, avaient été abandonnées ou réinvesties par une classe moyenne de créateurs qui les avait transformées en ateliers, ou par des squatters. Entre 2006 et 2011, Jacobo Sucari, réalisateur et enseignant à l’Universitat Autònoma de Barcelona, tourne un diptyque sur le quartier et sur une des usines les plus représentatives, Can Ricart : La Lucha por el espacio urbano (2006) et Destruir y construir. Historia de una fábrica (2011), coproduits par TVC (Televisió de Catalunya). Ces films documentent la lutte des habitants pour défendre la mémoire de leur espace de vie face au « modèle BCN » impulsé par la municipalité, qui prétend raser ou laisser s’écrouler les anciens bâtiments industriels pour bâtir le quartier d’affaires high-tech 22@. « La mémoire est dans les pierres », héritage d’un ouvriérisme, mais également de l’icarisme, mouvement utopiste qui s’implanta dans le quartier au XIXe siècle. Le documentaire retrace le projet de ces habitants qui souhaitent que cette mémoire soit prise en compte par le nouveau capitalisme symbolisé par le 22@, pour qu’elle ne soit pas réduite à quelques restes architecturaux conservés comme simple ornement urbain.

El Carmel et Ciutat Meridiana

A traves del carmel de Claudio ZulianQuittons maintenant l’espace littoral pour gravir les collines du nord-ouest barcelonais. Commençons par le quartier du Carmel, ancienne zone de bidonvilles peuplée à partir des années 1960 par l’immigration ouvrière, qui allaient être remplacés par des grands ensembles. En 2005, des travaux d’extension du métro provoquent l’effondrement d’une partie du quartier. Cet événement traumatique pour la population est le point de départ d’un travail de terrain du réalisateur et vidéo-artiste italien Claudio Zulián pour son film A través del Carmel (2006), tourné en un seul plan séquence qui parcourt ce quartier quasi-vertical. Au fur et à mesure qu’il traverse des domiciles privés, des commerces, des espaces associatifs ou des établissements publics, le film superpose les témoignages des personnes qu’il croise pendant de brefs instants, et qui construisent un palimpseste historique tissé avec les mémoires individuelles de ses habitants, formant une œuvre chorale qui revient sur les différentes vagues de migration, les crises économiques, le fléau de l’héroïne, mais également la solidarité des habitants et des réseaux associatifs. Ciutat Meridiana (2015), documentaire collectif réalisé par des étudiants du Master en théorie et pratique de documentaire créatif de l’Universitat Autònoma de Barcelona, est situé dans le quartier du même nom qui surplombe Barcelone, bâti ex-nihilo en 1963, et adopte un dispositif semblable. Il s’agit ici de filmer en plan fixe, mettant en valeur la topographie du quartier par des compositions géométriques, et de capturer sur le vif les dialogues des passants, qui convergent cependant vers le constat de l’abandon subi par le quartier le plus excentré et le plus pauvre de Barcelone.

Can Tunis de Paco Toledo et Jose Gonzalez Morandi

Zona Franca (Can Tunis)

La fin de notre promenade nous mène dans un quartier aujourd’hui disparu, isolé derrière la colline de Montjuïc, dans le district portuaire de la Zona Franca. Il s’agit de Can Tunis, un ancien « peuplement expérimental » qui devait accueillir les gitans expulsés des bidonvilles de Montjuïc à la fin des années 1970, lors du premier mandat municipal socialiste. Alors que cette zone résidentielle d’accueil avait été conçue avec une vocation temporaire, et qu’elle manquait de nombreuses infrastructures basiques, elle se pérennisa suite à l’inaction de la municipalité pour promouvoir l’intégration des familles gitanes dans le reste de la ville. Progressivement, le quartier devint un des centres du trafic et de la consommation d’héroïne à Barcelone. Le documentaire Can Tunis (Paco Toledo et José González Morandi, 2006) commence précisément par l’arrivée du bus en provenance du centre-ville, qui dépose les junkies dans le quartier. Ces derniers sont appelés los muertos (« les morts ») par les familles gitanes du voisinage, qui hésitent à se résigner à la destruction programmée de leur quartier, et protestent face à la tiède politique de relogement de la municipalité alors même qu’une partie d’entre eux vit de la vente d’héroïne. Le film est issu d’un travail de terrain de plusieurs années, qui permet aux documentaristes d’observer au plus près le quotidien de la communauté gitane, enregistrant des séquences proprement dantesques dans cet espace qui incarne la marginalité la plus extrême, et qui interroge les limites de l’image cinématographique sur le spectateur, entre plongée ethnographique et condescendance sensationnaliste.

Au terme de cette brève promenade dans les quartiers de Barcelone, il faut souligner l’attachement des documentaristes à dépeindre les zones marginales, qu’elles se situent géographiquement dans le centre ou dans les périphéries de la ville. Cette marginalité (sociale, économique, démographique, sexuelle, ethnique…) subit la volonté des pouvoirs publics de la déplacer, par des plans d’aménagement urbanistiques, ou de la cantonner dans des espaces isolés par rapport à un modèle affichant une modernisation inévitable. L’ensemble des documentaires fait preuve d’une diversité formelle remarquable, pour donner la parole à ces résistances et pour conserver la mémoire de ces quartiers. En les revoyant aujourd’hui, dans le contexte de la crise économique et d’une ville qui semble tournée vers le tourisme, le constat ne peut être que pessimiste.

Sergi Ramos Alquezar




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