Actus Couverture du numéro 652 de l'Avant-Scène Cinéma sur Pas son genre de Lucas Belvaux

Publié le 27 avril, 2018 | par @avscci

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Numéro 652 – Pas son genre de Lucas Belvaux

Couverture du numéro 652 de l'Avant-Scène Cinéma sur Pas son genre de Lucas Belvaux 4ème de couverture du numéro 652 de l'Avant-Scène Cinéma sur Pas son genre de Lucas Belvaux

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Dossier Pas son genre de Lucas Belvaux

Comment Lucas Belvaux utilise et détourne les codes du cinéma romantique

Le philosophe et la coiffeuse

Il est beau et réservé, cultivé et arrogant. Elle est séduisante et extravertie, simple et spontanée. Ils se croisent par hasard, s’apprécient, se séduisent. Chaque nouvelle rencontre entretient le mystère : tout les oppose, et en même temps tout les rapproche. Le schéma est connu, traditionnel, sans surprise. Avec ses ingrédients immuables et ses situations archétypales, Pas son genre a tout de la comédie romantique traditionnelle, celle qui raconte l’union, ou les retrouvailles, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qui semblaient n’avoir rien en commun, voire paraissaient se détester cordialement. Si ce n’est que Lucas Belvaux ne croit pas au happy end dès lors qu’il est question de déterminisme social et de lutte des classes. Pas son genre devient alors une forme hybride de récit, qui instille à la romance toutes les apparences d’un discours politique pessimiste et implacable.

En parallèle, on découvre les deux personnages : Clément, Parisien snob, professeur de philosophie, que l’on voit pour la première fois au moment où il vient de briser le cœur d’une femme ; Jennifer (à prononcer à l’américaine, c’est important), coiffeuse arrageoise adepte de karaoké, mère célibataire, qui court tout le temps, au propre comme au figuré. En quelques minutes, les différences s’égrènent : situation professionnelle, classe sociale, origine géographique, aspirations…

L’impression est encore renforcée par leur premier rendez-vous (qui intervient tardivement, plus de 25 minutes après le début du film) durant lequel se confirme l’idée qu’ils sont également différents en termes de goûts et de tempéraments : elle parle tout le temps, il est réservé. Elle aime Anna Gavalda, il lit Dostoïevski. Elle sait précisément ce qu’elle veut, il est indécis. C’est si systématique que même la question du nombre de « bises » les oppose et reviendra plusieurs fois dans le récit. On a l’impression qu’il s’agit pour Lucas Belvaux de démontrer que ces deux-là n’ont vraiment rien en commun, hormis le sang qui coule dans leurs veines, et bien sûr une attirance réciproque.

La démonstration se poursuit ainsi à chaque rencontre, tantôt autour de Jennifer Aniston, tantôt autour d’Emmanuel Kant. Et c’est là que s’opère le premier glissement significatif, quand chacun fait un pas vers l’autre pour tenter de comprendre et de s’approprier son univers : il lui fait la lecture, elle l’emmène au karaoké, Il lui offre un livre de Kant, elle lui présente ses meilleures amies. On est face à l’un des motifs les plus classiques de la Screwball comedy hollywoodienne.

Comme dans toute comédie romantique, bien sûr, les obstacles ne manquent pas, mais les deux amants franchissent avec succès toutes les étapes de la séduction : premier baiser, première scène d’amour, premier matin, première dispute… Longtemps, le scénario laisse entrevoir une issue heureuse à leur histoire.

Dans le cercle intime du couple, les différences même les plus profondes sont en effet abolies, ou deviennent une forme de jeu qui renforce leur complicité. Jennifer se moque gentiment des « leçons » que lui donne Clément. Lui écoute patiemment les propos de la jeune femme sur la vie des stars ou les particularités des signes astrologiques. Tout semble possible, puisque ce qui les rapproche est plus fort que ce qui les sépare.  Ils se cherchent ainsi activement des points communs, des éléments objectifs sur lesquels fonder ce qui est par essence subjectif : leur amour (en ce qui concerne Jennifer) et leur désir d’être ensemble (en ce qui concerne Clément). C’est ainsi que le philosophe va jusqu’à dire à la jeune femme qu’elle est kantienne (avec des yeux émerveillés qui en disent long sur son bonheur à avoir pu concilier son amour de la philosophie avec son attirance pour elle), puis compare littéralement la littérature à la coiffure.

Malheureusement, là où, ensemble, ils croient en leurs capacités à surmonter leurs différences, même quand il s’agit de divergences de vues sur l’avenir de leur relation, dès qu’ils sortent de leur petite bulle amoureuse et doivent se confronter au regard des autres, tout s’effrite. Jennifer le dit très vite : elle n’a pas envie que ses collègues du salon sachent qu’elle sort avec « un professeur de philosophie, parisien, en plus ». Clément est moins franc, mais ses actes parlent pour lui. Et si la jeune femme finit par dépasser ses craintes, lui ne parvient pas à se défaire de la peur irrationnelle du qu’en-dira-t-on.

C’est bien sûr la séquence du carnaval qui scelle leur destin, lorsque Clément ne parvient pas à présenter Jennifer à sa collègue du lycée. Réalise-t-il, à ce moment-là, qu’il ne pourra jamais vivre au grand jour cette histoire que ses amis habituels jugeront incongrue, si ce n’est risible ? C’est en tout cas la scène qui cristallise l’impossibilité de la relation entre les deux amants, et transforme ce qui était jusque-là une comédie sentimentale assez classique en une tragédie quasi politique.

En effet, dans la première partie du film, l’impossibilité de leur histoire d’amour est simplement constitutive de la situation, parce que c’est un motif incontournable du genre cinématographique. En tant que spectateur, on sait que la méconnaissance des philosophes allemands, ou un certain snobisme parisien, ne sont pas des obstacles majeurs, tout un siècle de comédie romantique nous l’a appris. Mais à la fin, ce sont des causes extérieures, principalement sociales et culturelles, qui rendent l’idylle réellement impossible.

Tout à coup, la romance se heurte au regard d’un tiers, et on assiste au basculement d’un genre à un autre. Rétrospectivement, on réalise que le déterminisme social avait déjà commencé à poser ses jalons (elle attend le prince charmant, il ne croit pas à l’amour ; elle aime Arras, il ne peut vivre en dehors de Paris ; elle a des goûts simples, il est l’héritier d’un capital culturel et symbolique qui le dépasse). Les murs invisibles étaient là, depuis le départ, visibles par tous sauf par eux.

En dehors de leur bulle amoureuse, les deux amants ne peuvent plus s’extraire des rôles figés que la société leur impose. Dans le regard d’autrui réapparaît le carcan du déterminisme social, et le spectre de la lutte des classes dans laquelle ils s’inscrivent comme malgré eux. Clément représente les forts et les dominants, Jennifer fait partie des faibles et des opprimés. Quels que soient leurs efforts, ils ne peuvent nier leur appartenance. La solution serait de la dépasser, mais Clément n’est pas capable d’assumer ce fossé entre lui et sa chère et tendre. Il a honte. Et sans doute est-il pris dans un conflit de loyauté entre ce que ses sentiments lui inspirent, et ce que ses pairs attendent de lui.

Mais s’il est incapable de trancher, ce n’est pas le cas de Jennifer, qui choisit la rupture nette et brutale. La jeune femme organise littéralement sa fuite, mentant à tout son entourage pour ne pas avoir la tentation de rester. Plus lucide que son amant, elle comprend, lors de la séquence du carnaval, qu’elle restera éternellement la coiffeuse que l’on cache. Celle qui doit rester à la place qui lui a été attribuée à sa naissance. Elle réalise à cet instant que le destin dont elle vantait les effets (puisqu’il avait mis Clément sur sa route) lui avait en réalité joué un bien mauvais tour : tous les deux n’auraient jamais dû se rencontrer et encore moins se plaire. Le prix à payer pour vivre avec Clément est si exorbitant (une vie d’humiliation) qu’elle préfère encore y renoncer, quitte à devoir tout abandonner derrière elle.

Pour Lucas Belvaux, ça ne fait pas de doute, cette forme de déterminisme est plus forte que le libre arbitre, et la lutte des classes (même symbolique, même inconsciente) a encore de beaux jours devant elle, qui est capable de submerger et d’engloutir les sentiments les plus forts. C’est comme s’il retournait brutalement tous les codes de la comédie romantique pour en montrer l’envers du décor, suggérant un inévitable délitement qui, dans les autres films, se met à l’œuvre après le générique de fin. Ni l’amour, ni le sexe, ni aucun romantisme béat ne peut venir à bout des barrières culturelles et sociales, montre-t-il, parce que ces barrières sont intégrées en nous par des siècles d’histoire et de reproduction des équilibres sociaux.  On le sait, le prince commence par tomber amoureux de la bergère, puis finit justement par lui reprocher de ne pas être une princesse.

Marie-Pauline Mollaret

 

 




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