Numéro Couverture Numéro 639-640 de l'Avant-Scène Cinéma L'homme de la rue de Frank Capra

Publié le 20 janvier, 2017 | par @avscci

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Numéro 639-640 – L’homme de la rue de Frank Capra

Couverture Numéro 639-640 de l'Avant-Scène Cinéma L'homme de la rue de Frank Capra 4ème de couverture Numéro 639-640 de l'Avant-Scène Cinéma L'homme de la rue de Frank Capra

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Dossier L’homme de la rue de Frank Capra

Le souffle et le micro : économie de la parole dans L’Homme de la rue

Inutile de remonter à la carrière de gagman du muet de Frank Capra pour remarquer que L’Homme de la rue s’ouvre sur deux volets dépourvus de dialogues. Comme la brillante séquence de montage qui résume la visite éberluée d’un jeune sénateur à Washington dans Monsieur Smith au Sénat (1939), le film de 1941 raccorde en accolade des stockshots de foules diverses, travailleurs, soldats, écoliers à la récréation, bébés dans une maternité. Ramener à son état natif une foule potentiellement dangereuse, partir du populisme le plus cynique pour en entendre avec des oreilles neuves les principes de base, l’entreprise est donc lancée dès le prologue. Pourtant, c’est un adolescent aux allures de page qui, dans la première « vraie » séquence du film, sort du bureau du directeur du journal The Bulletin, devenu après son rachat par D.B. Norton The New Bulletin. Sans un mot, d’un sifflement, le garçon pointe du doigt certains employés et leur désigne leur licenciement d’un geste de guillotineur. Aucune parole n’a été prononcée, le bruit de bouche suffit, aucun des hommes ne proteste. La violence de cette gestuelle est pourtant ce qui déclenche le torrent d’idées d’Ann Mitchell (Barbara Stanwyck) pour éviter son renvoi. Il ne s’agit pas seulement de bagout pour négocier une prime mais de quelque chose de plus brutal, en réponse aux méthodes patronales et au terme de « feu d’artifice » employé par le rédacteur en chef quant aux articles qu’il doit désormais publier. Glissant d’une métaphore à l’autre, il parle même de textes « marteaux-piqueurs ». La furie pianoteuse de Mitchell à sa machine à écrire (« Il veut des feux d’artifices, hein ? ») relève le défi, et c’est dans cette énergie sensationnaliste qu’elle trouve un second souffle.

Cooper et la miracle woman

La beauté de John Doe dans la trilogie des « Mister » (L’Extravagant Mr. Deeds, Monsieur Smith au Sénat, L’Homme de la rue) tient à son statut d’épure, qui condense et simplifie les deux films précédents. Aussi ce début sur la promesse d’une chronique « feu d’artifice » pose-t-il en bloc le discours comme pur spectacle : la fausse lettre d’un suicidaire imaginaire rédigée par Ann Mitchell est la première étape d’un gros morceau de storytelling destiné à vendre un maximum de papier pendant les fêtes de fin d’année, jusqu’au jour J du suicide prévu, le 24 décembre : il y aura d’abord l’enfance de John Doe, son éducation, puis l’effritement de ses idéaux. Un reality show falsifié, en somme (pléonasme ?), dans lequel chacun, à peine remis d’années de Dépression, pourra trouver à s’apitoyer sans pleinement s’identifier.

Il n’est pas anodin que ce show biographique s’ancre dans les personae bien distinctes de deux stars. Gary Cooper, ne serait-ce que dans le Deeds de Capra, est d’emblée du côté de l’infra-verbal ou de l’écrit non parlé : musicien à vent (le tuba) comme Willoughby dans John Doe (l’harmonica), il vit de ses légendes poétiques de cartes postales ; autrement dit s’il n’a rien d’un introverti ou d’un taiseux, il répugne à toute forme de communication, à toute manière de soumettre les mots à une quelconque efficacité. D’où sa position radicale lorsque bien plus tard, la société tout entière fait son procès : plutôt que de parler pour assurer sa défense, il garde un silence qui est l’une des plus belles idées de John Riskin et de Capra. Ce silence est un abîme, car il frôle de très près le refus absolu du contrat social. L’effort qu’il fait pour finalement parler, il le consacre moins à sa défense (il est accusé d’être un danger public car il donne sa fortune aux paysans désargentés) qu’à la déconstruction méthodique et hilarante des accusateurs, témoins et autres experts. Mais qu’on ne s’y trompe pas : comme celle de Jefferson Smith (valise en mains, découragé au Lincoln Memorial après que des milliers de télégrammes l’ont désavoué au Sénat), la mélancolie de Longfellow Deeds relève du suicide, du retrait définitif. John Doe reprend l’idée d’un homme moyen pour qui parler, c’est tout sauf communiquer. Les grands yeux clairs de Gary Cooper sont mis à profit pour un gag similaire à celui de Deeds : il admire avec une gêne mêlée de désir une statuette de nu féminin qui orne la chambre de luxe où « John Doe » attend son heure. Plus tard, il tue le temps dans cette même chambre en faisant une partie de shadow baseball avec ses camarades : autant de saynètes sans dialogues qui prolongent l’opposition avec la virtuosité langagière de sa partenaire.

L'homme de la rue de Frank Capra

Ce n’est pas un hasard si Barbara Stanwyck, un temps compagne et inspiratrice de Capra, a interprété au cours de sa carrière de nombreux personnages de performeuses, dans un domaine ou un autre (l’épouse morte dans Chaînes du destin de Mitchell Leisen, une actrice ratée dans All I desire de Douglas Sirk, la manipulatrice dans Assurance sur la mort de Billy Wilder). Dix ans avant John Doe, elle incarne pour Capra la radio-évangéliste Florence Fallon dans The Miracle Woman (1931), où elle galvanise les foules sur « Radio God » quand elle ne prêche pas live dans une cage aux lions. Un mois après avoir tourné L’Homme de la rue, elle enchaînera d’ailleurs sur Un cœur pris au piège de Preston Sturges, où son bagout est mis en scène de manière encore plus spectaculaire : elle observe de loin, dans un poudrier, le riche héritier joué par Henry Fonda en commentant ses faits et gestes comme un journaliste sportif, et plus tard, revenant dans la vie de celui-ci déguisée en duchesse anglaise, elle jongle avec les britishisms qui amusent la jetset américaine, au point de se laisser emporter dans un délire d’allitérations : « If I mess the moss, I’ll miss the mass ! ».

L’intelligence du texte de Stanwyck et sa capacité à faire ressentir au spectateur son plaisir à jouer des dialogues pleins de sous-entendus seront aussi mis à profit par Howard Hawks dans le savoureux Boule de feu, tourné un an après. Comme dans John Doe, elle y a pour partenaire Gary Cooper, dans des rôles proches de ceux que Capra avait installés : à elle la gouaille (l’argot des gangsters new-yorkais), à lui une capacité d’écoute et d’apprentissage (il enquête sur l’argot pour un article d’encyclopédie). À elle le chant et la danse, à lui la rigidité de l’écrit, consigné trop lentement dans des pages non encore publiées. La première fois qu’il la voit, elle entonne dans un cabaret le morceau Drum Boogie avec son compositeur, le batteur Gene Krupa. Auditeur sidéré, le professeur Potts de Boule de feu regarde ses propres mains battre la mesure, elles qui n’étaient venues que pour prendre des notes. La chanson est reprise a capella sur une table, le batteur usant d’allumettes comme de baguettes puis les allumant à la fin avant que Stanwyck/Sugarpuss ne les souffle. Ce mini-show de femme aux allumettes résume la puissance presque démiurgique du souffle de Stanwyck. Plus tard, c’est en engageant le professeur à examiner son larynx que Sugarpuss s’invite à rester dormir un soir de pluie chez l’encyclopédiste. Comme lancé par l’obsession de Capra de la prise de parole au sens quasi-physiologique, le couple Stanwyck-Cooper donne l’impression de ne chercher le baiser que pour résoudre une difficulté symétriquement inverse : difficulté pour l’une à cesser de mentir, pour l’autre à prendre langue.

Suicide sur la « voix » publique

Ainsi pourrait donc se résumer L’Homme de la rue : un homme pris au hasard parmi les ratés de l’American Dream (un désarmé, littéralement dis-armed puisque son bras meurtri a interrompu sa carrière de joueur de baseball) va se voir nourri, logé, habillé mais surtout parlé par une femme. Le bref plan qui montre le visage de John désemparé devant un énorme micro lors de son premier discours radio en dit plus long que les raclements de gorge qui ponctuent sa lecture du discours écrit par Ann. Chez un Lubitsch, le toussotement serait poussé jusqu’à une vandalisation du langage, ramené à sa basse tuyauterie (voir celui de la mère du pharmacien amoureux de Cluny Brown dans La Folle Ingénue). Ici, les bruits de bouche de John inexpérimenté devant un public lui attirent des rires de sympathie, cautionnant son authenticité d’Américain adamique. Les deux scènes des discours radio sont traitées différemment : la première se concentre sur la machinerie, l’organisation d’un raout bien huilé avec grand orchestre ; la deuxième, où John compte dévoiler la mystification à laquelle il a participé mais est pris de vitesse par le magnat de la presse Norton, est tournée comme une scène de tempête sur un bateau, ou comme l’incendie de The Miracle Woman : les grandes eaux, les milliers de journaux roulés en boule et lancés comme des tomates à l’orateur symboliquement lynché mais aussi purgé de la boue rhétorique qui le souillait (assez abruptement, la séquence suivante le montre dans la nature avec son ami hobo).

Frank Capra sur le tournage de L"homme de la rueMais bien entendu, il n’y aurait pas de film si l’homme de la rue n’était pas désigné précisément comme celui qui, tel Deeds à son procès ou Smith au Sénat, commence par se taire pour finalement ouvrir son clapet. « Trouve-moi un Américain-type qui sache la boucler », demandait à son collaborateur le directeur du New Bulletin, la réponse étant, en gros : si tu en trouves un, je te paye des prunes. Faute de savoir la boucler, Ann et John, l’une par gift of gab, l’autre par conscience morale, seront constamment interrompus par le scénario : on connaît le goût de Capra pour les dialogues mutuellement coupés et pour un montage rapide, tranchant, mais dans L’Homme de la rue, l’interruption est l’unique principe du découpage (prière de l’ecclésiastique, micro coupé de John…). L’illusion que propose Ann Mitchell à ses lecteurs est un scénario de suicide interrompu où ils auraient un rôle à jouer, impuissants qu’ils sont à sauver quoi que ce soit d’autre dans leurs vies. L’intrigue amoureuse du film n’échappe pas, bien sûr, à ce principe narratif. Quand Ann déclare à John qu’elle est en train de tomber amoureuse de leur fiction commune qu’est John Doe, une foule de journalistes et de curieux entrent dans le bureau. Lorsque le discours radio est un succès, John prend la tangente, mais c’est encore sa voix qui le fait repérer dans le diner provincial où il comptait manger un steak incognito : parler à l’antenne, c’est s’exposer pour ainsi dire sur la voix publique, déborder les limites de son corps, faire des petits (les Clubs John Doe qui pullulent), bref, c’est vivre dans sa propre identité affolée une physiologie du populisme.

On croirait pourtant à tort que c’est l’amour pour John qui, platement, tempère peu à peu le cynisme d’Ann Mitchell. La journaliste se met à aimer son pantin au moment exact où elle lui a insufflé du « réel », c’est-à-dire les écrits intimes de son père, médecin généreux et philanthrope. Ainsi gonflé à l’Œdipe, le discours factice se voit réinvesti. Drôle d’arrangement familial qui consiste à laver une prose cynique avec la morale immaculée du père, alors que dans The Miracle Woman, la fille de pasteur dévouée effectuait le trajet inverse. Mais là encore le génie de Capra consiste moins en ces torsions freudiennes qu’en des solutions d’une matérialité jubilatoire : scène au rythme singulièrement plus lent que les autres ainsi qu’il en ménageait délibérément (il faisait accélérer le débit des dialogues d’un tiers pour les autres), le récit de rêve de John à Ann réveille le souvenir lubitschien de La Huitième femme de Barbe Bleue (tourné en 1937-38) où l’on voyait Gary Cooper fesser sa mégère apprivoisée de Claudette Colbert. « J’ai rêvé, confie John à Ann, que j’étais votre père et que j’assistais à votre mariage. […] Je vous donnais la fessée, en vous disant : ‘L’homme que tu épouses, ce ne doit pas être un richard mais […] un type qui fait des exploits pour toi » (wonderful deeds, en anglais). Et John de montrer avec force tapes sur son genou le geste de la fessée multiple que son interlocutrice recevait dans son rêve. Si là encore, le dialogue est interrompu, le transfert paternel opère : John vient de reprendre la « main » sur la maîtrise langagière, c’est maintenant lui qui raconte. On peut même douter qu’il ait vraiment rêvé.

Si la toute fin du film, références christiques et cloches à l’appui, laisse insatisfait, c’est peut-être par contraste avec le crescendo continu qui faisait de mieux en mieux exister la parole de Jefferson dans Monsieur Smith, dont la parole était successivement déformée par la presse, confisquée par son aîné sénateur, falsifiée dans un faux contrat et obstruée par des stratagèmes parlementaires. C’était alors le corps tout entier de James Stewart qui poussait un cri incontrôlé, épuisé de devoir sans cesse moduler sa voix pour qu’elle n’apparaisse ni à peine muée depuis l’adolescence, ni trop strong-lunged comme le dit le juge. Dans L’Homme de la rue, c’est la rhétoricienne, même repentie, qui a le dernier mot : « Oh mon Dieu, aidez-moi », supplie-t-elle en prenant John dans ses bras sur le toit de City Hall. À peine a-t-elle dit « Dieu » que l’idée lui vient de comparer son geste à un sacrifice inutile puisque le « premier John Doe », entendez : Jésus, s’est déjà sacrifié. CQFD. John Doe n’a pas autant appris à parler et à aimer que Deeds ou Smith. Et pourtant, dans l’embrasure d’une chambre, tandis qu’Ann pliait son linge dans une valise, il a raconté un rêve qui contenait en miniature la force de son désir, la modestie de ses idéaux et de sa morale. Loin du média radiophonique qui a joué un rôle si délétère dans les fascismes des années 30, sa voix ne portait que dans un espace intime – écho au souffle précis de Stanwyck dans Boule de feu éteignant la baguette d’une batterie miniature.

Charlotte Garson

 




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