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Publié le 7 novembre, 2016 | par @avscci

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Numéro 636 – Un + Une de Claude Lelouch

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Dossier Un + Une de Claude Lelouch

Il était une foi Claude Lelouch

« Qui peut résister à une légende ? »

Jane (Patricia Kaas) dans And now… Ladies & Gentlemen (2002)
Peut-être malade, Antoine Abeilard décide sur un coup de tête d’effectuer un pèlerinage à travers l’Inde, pour rencontrer une guérisseuse. D’autres héros de Claude Lelouch font de même dans Hommes, femmes : mode d’emploi et And Now… Ladies & Gentlemen. De films en films, le cinéaste et ses personnages affirment leur attirance pour l’irrationnel sous toutes ses formes : astrologie, extra-terrestres, réincarnation, prémonition, religions révélées, spiritualités exotiques… Ces superstitions permettent au cinéaste de sortir des cadres conventionnels du récit pour proposer à ses spectateurs de belles histoires.

Numéro 13

La rencontre en Inde d’Antoine et d’Anna, est celle de deux types de personnages récurrents du cinéma de Claude Lelouch : il manque de spiritualité, elle en a pour deux. Il est pragmatique, se repose sur lui-même au point d’être égocentrique. Elle, au contraire, pense qu’elle est une poussière au milieu de l’univers et que chaque chose a lieu selon un plan préétabli, pour le meilleur. Cette croyance est partagée, entre autres, par les personnages de Paul Préboist et Marie-Sophie L. dans La Belle Histoire, par Pierre Arditi dans Hasards ou Coïncidences, par Édith Piaf dans Édith et Marcel, ou encore par Simon (André Dussollier) dans Toute une vie, qui attend le signe qui lui désignera la femme de sa vie. Parmi les incrédules, on trouve Marc Hollogne, savant épris de vérité et de logique dans Hasards ou Coïncidences, Marthe Keller dans Toute une vie ou Fabrice Luchini dans Hommes, femmes : mode d’emploi, éternel angoissé qui imagine le pire, au lieu de faire confiance au destin.

Entre ces caractères complémentaires, on sait de quel côté penche la sensibilité du réalisateur. Lelouch introduit souvent dans ses films des anecdotes personnelles et fait de ses personnages les porte-parole de sa vision du monde. En 1974, dans Toute une vie, Dussollier interprète un jeune réalisateur dont la carrière ressemble fortement à celle de Lelouch. Il déclare à un journaliste que « la superstition est un peu la roue de secours de l’intelligence. Comme vous le savez, l’intelligence tombe souvent en panne, alors voilà pourquoi on a recours à la superstition. » Quinze ans plus tard, le réalisateur reprend à son compte les mots de son personnage dans une autre interview, bien réelle cette fois : « Il faut faire appel à la superstition, c’est-à-dire à l’irrationnel, à partir du moment où notre esprit n’est plus capable de porter un jugement. »1

Dans les films de Lelouch, la raison trouve souvent ses limites, par exemple pour expliquer comment, dans Viva la vie, un homme d’affaire et une comédienne peuvent disparaître sans laisser de trace pendant plusieurs jours. Les médecins sont dépassés, l’hypothèse d’une escapade amoureuse est invalidée. Il faut se rendre à l’évidence, le couple a été enlevé par des extra-terrestres. Face au cycle de la Lune, Paul Préboist reconnaît : « Je suis physicien, j’ai étudié mais je ne sais rien, c’est mystérieux, c’est magique. » (Il y a des jours… et des lunes). L’inexplicable et l’illogique permettent au cinéaste de déployer son art du récit : si ses films ont souvent comme point de départ des situations improbables, Lelouch en développe par contre les conséquences psychologiques avec beaucoup de finesse et de vraisemblance.

Autre point commun entre le réalisateur et ses personnages, leur goût du dicton, des formules péremptoires mais souvent pleines de sagesse. Dans Toute une vie, Lelouch place ces phrases toutes faites dans la bouche de Charles Denner, par exemple au sujet de la foi : « Jérusalem est la seule ville dans le monde qui prouve que Dieu existe », ou encore ce conseil à sa fille : « Méfie-toi des athées, s’ils regardent le ciel, la mer, sans croire en Dieu, c’est qu’ils ne croiront jamais en rien, même pas en toi. » Elsa Zylberstein multiplie dans Un + Une les tirades mystiques, qui lui valent les railleries de son compagnon de route.

La superstition du réalisateur est particulièrement visible dans sa passion pour le nombre 13, traditionnellement considéré comme magique, porteur de chance bonne ou mauvaise : sa société de production s’appelle les Films 132, il est le propriétaire à Paris du Club 13 et du Ciné 13 Théâtre, il a nommé un de ses bateaux Vendredi 13, a coréalisé Treize Jours en France (documentaire sur les Jeux Olympiques de Grenoble en 1968)…

Porté par son nombre fétiche, Lelouch se présente volontiers comme un joueur, un artiste qui, comme Antoine Abeilard, « a le hasard pour agent ». Lorsque la mort de Patrick Dewaere remet en cause le tournage d’Édith et Marcel, dont il devait interpréter le rôle principal, le réalisateur raconte avoir « joué le film à pile ou face cinq fois de suite. Cinq fois de suite la pièce est retombée du bon côté. J’ai tourné le film ! »3 Dans Il y a des jours… et des lunes, c’est la décision de se marier que Vincent Lindon prend à pile ou face. Lorsque sa femme le quitte, ils jouent de la même manière la garde de leur enfant. Les films semblent naître du hasard : sur la plage de Deauville, Lelouch filme des images anodines qui lui donneront l’idée de réaliser d’Un homme et une femme. « C’est ce jour-là que j’ai commencé à croire en Dieu. J’étais clairement son stagiaire et c’est lui qui faisait le film »4, commente le cinéaste, qui dit également : « Je crois en Dieu comme je crois qu’il y a un metteur en scène dans les films. »5

Dieu est un metteur en scène, et le metteur en scène est Dieu. Lelouch est un démiurge qui surplombe ses personnages : il connaît leur passé (La Belle Histoire remonte deux mille ans en arrière) et leur avenir (le réalisateur annonce au début d’Il y a des jours… et des lunes qu’un personnage mourra à la fin du film), il peut également lire leurs pensées, qui s’affichent à l’écran sous la forme de sous-titre dans Hasards ou Coïncidences. Il apparaît même dans le ciel sur l’affiche des Uns et les Autres, surplombant Paris avec sa caméra, pointant du doigt une direction que suivent les acteurs du film.

Jean Dujardin et Elsa Zylberstein dans Un + Une de Claude Lelouch

« Univers infini… »

Dans les films de Lelouch, le fait de croire est plus important que l’objet de cette croyance, qui peut être très varié. De confession juive, le cinéaste a abordé en plus de cinquante ans de carrière à peu près tous les types de croyances et de superstitions.

Le christianisme est évidemment au centre de La Belle Histoire, qui met en scène Jésus, Marie Madeleine et leurs descendants. Le film est pourtant bien peu canonique puisque Lelouch se permet d’ajouter un épisode aux Évangiles, celui des abeilles qui butinent le sang du Christ et produisent un miel miraculeux. Un chapitre inédit mais néanmoins respectueux de la tradition, qui dote l’abeille6 d’une symbolique spirituelle (le travail constant de l’insecte est sublimé par la production de miel, comme le labeur humain a pour finalité la sauvegarde de l’âme immortelle). Dans Viva la vie, une des plaies d’Égypte (la nuit en plein jour) s’abat sur Paris.

Dans Hommes, femmes : mode d’emploi, Fabrice Luchini et Bernard Tapie se rendent à Lourdes pour demander la guérison de leur maladie. Dans la même situation, Les personnages de And Now… Ladies and Gentlemen et Un + Une vont plutôt demander l’aide de guérisseuses.7 On fait souvent des pèlerinages dans les films de Lelouch : à Lourdes, à Lisieux (Béatrice Dalle et Isabelle Nanty s’y rendent en fauteuil roulant dans La Belle Histoire), dans le désert marocain, en Inde, en Israël par deux fois (Toute une vie et La Belle Histoire), et tout autour du monde (Alessandra Martines sur les traces de son compagnon et de son fils défunts dans Hasards ou Coïncidences). Pour se purifier, les personnages se baignent dans le Gange, traversent le désert à pied (And Now… Ladies and Gentlemen) ou dorment dans des grottes (lors du finale New Age de Toute une vie). Les paysages désertiques évoquent l’origine du monde, et c’est aussi dans le désert que les extra-terrestres de Viva la vie déposent le couple d’humains qu’ils ont enlevé, Adam et Eve d’une nouvelle ère, porteurs d’un message de paix pour l’humanité.

La prière n’est pas la seule façon d’accéder au sacré, il y a aussi l’art : la peinture (Soutine dans Hasards ou Coïncidences), la danse (dans le même film : le ballet classique, le jazz et surtout la transe mystique des Derviches tourneurs) et surtout la musique. Dans Viva la vie, la musique est présentée comme un langage universel, où les sons ont plus d’importance que le sens des mots, où la mélodie est révélatrice du sentiment. Dans Hommes, femmes : mode d’emploi et dans Les Parisiens, un mendiant devient une vedette de la chanson, récompensé de son don pour la musique. L’art rend heureux et a donc pour Lelouch une dimension divine. L’œuvre n’a même pas besoin d’être authentique pour que le miracle se produise : un beau mensonge vaut mieux qu’une médiocre vérité, une fausse toile de maître a plus de force que celle, authentique, d’un peintre du dimanche. Les personnages de faussaires des films de Lelouch (Patrick Chesnais dans La Belle Histoire, Pierre Arditi dans Hasards ou Coïncidences) sont liés au thème du mensonge, et donc de la croyance.

Le cinéma a aussi pour le réalisateur une dimension métaphysique : filmer le monde est une façon de célébrer la création. Lelouch fait preuve d’un plaisir de filmer communicatif, multiplie les tours de force techniques et sélectionne les décors les plus photogéniques (la plage de Deauville, le Trocadéro, le Mont Saint-Michel, le grand nord, Venise, les bords du Gange…). Le cinéma lui offre une occasion de profiter de toutes les beautés du monde, et d’en restituer une partie à ses spectateurs. Marthe Keller dans Toute une vie traverse sans les voir des paysages magnifiques, enfermée dans ses propres problèmes et donc incapable de s’ouvrir au monde. Par contre, Alessandra Martines parcourt le monde avec sa caméra vidéo dans Hasards ou Coïncidences : si la caméra est une « machine à refaire la vie » (Toute une vie), alors filmer devient une façon de conjurer la mort, de maintenir présent le souvenir de ceux qui nous ont quitté.

Le réalisateur développe aussi dans ses films sa croyance dans le destin. Titre obscur au premier abord, Hasards ou Coïncidences trouve son explication dans cet aphorisme prononcé par Alessandra Martines : « Lorsqu’on croit en Dieu, un hasard n’est jamais une coïncidence, par contre pour ceux qui ne croient en rien, toutes les coïncidences sont des hasards. » Quasiment synonymes dans le langage courant, « hasard » et « coïncidence » correspondent ici à deux visions du monde, l’une sceptique (la coïncidence : les événements ont lieu sans raison) et l’autre mystique (tout est écrit, même le plus improbable). Hasard est un terme récurrent chez le cinéaste, pour qui il équivaut au destin. La question posée par le titre n’en est pas une : pour Lelouch, il est évident qu’il n’y a jamais de coïncidences, seulement un hasard qui prouve l’existence de Dieu.

Viva la vie est (avec la fin de Toute une vie) l’unique incursion de Lelouch dans la science-fiction. Les extra-terrestres y sont une variante du démiurge, une force extérieure qui observe l’humanité et guide son destin. Le réalisateur devait y revenir dans la trilogie avortée du Genre humain : le dernier volet, jamais tourné, « se révélait être un reportage. Ma caméra était celle des extra-terrestres. À la fin du film, un commentaire off aurait décrit nos us et coutumes, à la façon dont nous parlons des animaux. »8

À propos du même film, Lelouch ajoute : « Par ailleurs j’aurais montré que mes personnages sont là depuis deux millénaires. » L’idée fait écho à La Belle Histoire et aux autres films où il aborde la réincarnation. Dans Toute une vie puis Les Uns et les autres, les parents et les enfants sont interprétés par les mêmes acteurs, ce qui induit, au-delà de la convention visuelle, que quelque chose traverse les générations, se transmet d’une époque à une autre, parfois sur un très long laps de temps. Dans La Belle Histoire, tous les acteurs jouent deux rôles, à des époques différentes9. La foi dans la réincarnation permet d’envisager la mort avec sérénité : « J’ai hâte de redevenir un petit bébé », affirme une femme mourante ; « Je vais subir une petite révision et vous me reverrez, dans une autre vie », confirme le vieux professeur interprété par Paul Préboist. Gérard Lanvin meurt à la fin d’Il y a des jours… et des lunes mais le générique nous apprend qu’il « n’est pas au bout de ses vies ». On retrouve donc l’acteur dans le film suivant de Lelouch, La Belle Histoire, entouré de la même troupe d’acteurs (Gérard Darmon en motard de la police, Préboist en vieil homme bavard), comme si le film était la suite de l’autre, ou plutôt sa continuation dans une nouvelle vie.

L’intérêt de Lelouch pour l’astrologie est présent dans Il y a des jours… et des lunes, où la pleine lune bouleverse la vie d’une galerie de personnages. La Lune est présentée comme un être vivant, doté d’une volonté : cet astre sec jalouse la Terre et ses réserves d’eau, et tente par tous les moyens de l’attirer vers elle, provoquant des catastrophes. À la pleine lune, les sorcières volent sur leur balai et les chirurgiens refusent d’opérer leurs patients, par peur de l’accident. Pour montrer l’influence des astres sur la trajectoire de ses personnages, Lelouch fait entendre dans deux ses films un horoscope radiophonique. D’abord à la fin de Viva la vie, où la célèbre astrologue Madame Soleil parle du mensonge et du rêve, deux des thèmes centraux du film. Puis au début d’Hommes, femmes : mode d’emploi, où chaque prédiction éclaire le caractère du personnage en train de l’écouter. L’horoscope est utilisé comme un Chœur antique (belle alliance de la culture classique et d’un présent profane) : il porte un regard omniscient sur l’action et la commente en des termes sibyllins. Le moment de l’écoute commune de l’horoscope est également une façon pour le réalisateur de lier visuellement les différentes intrigues, jusqu’alors totalement indépendantes.

La foi en débat

Les films de Lelouch sont des paraboles, des démonstrations par l’exemple de la force de la croyance. Le réalisateur raconte ainsi par trois fois des guérisons miraculeuses, non sans ambiguïtés ni contradictions. Dans Hommes, femmes : mode d’emploi, deux hommes consultent une cancérologue qui a interverti leurs résultats d’examen : le patient en bonne santé croit qu’il est malade et développe la pathologie alors que le malade, persuadé d’être guéri, continue à vivre comme si de rien n’était. Les deux hommes se rendent en pèlerinage à Lourdes et reviennent guéris. Il y a un faux miracle religieux (celui qui croit être malade prie pour être guéri d’un mal qu’il n’a jamais eu) et un vrai miracle de la persuasion (la tumeur disparaît du malade qui croit être sain). « Le miracle n’existe que pour celui qui y croit. » Dans And Now… Ladies and Gentlemen, Jeremy Irons et Patricia Kaas souffrent de la même tumeur au cerveau : lui sera guéri par la médecine et elle par la prière, ce qui met la science et la magie sur un pied d’égalité. Dans Un + Une, Dujardin est guéri par l’étreinte d’une mystique hindoue, mettant définitivement hors-jeu la médecine. Des zones d’ombre demeurent toutefois : et si Patricia Kaas avait prié pour obtenir non seulement sa guérison mais aussi celle de son compagnon ? La médecine ne serait alors pour rien dans le rétablissement de celui-ci ; et si ce n’était pas sa rencontre avec Amma qui permettait à Anna de tomber enceinte, mais, de façon plus pragmatique, le fait d’être tombée amoureuse d’Antoine ? Lelouch a ses certitudes, mais il met la foi en discussion, en particulier lors de la scène fameuse d’Hommes, femmes : mode d’emploi où Bernard Tapie et Fabrice Luchini commentent le Pari de Pascal, autour de la nécessité, ou pas, de croire en Dieu.

Hasards ou Coïncidences est le récit d’une conversion, celle du cartésien Marc Hollogne qui se prend d’une passion déraisonnable pour une femme qu’il n’a jamais rencontrée et dont il va suivre la trace à travers le monde. Spécialiste en prospective, Hollogne affirme pouvoir expliquer de quoi l’avenir sera fait, grâce au calcul et à des recherches approfondies. Il ne croit pas au hasard mais va pourtant en vivre un, et changer ainsi de regard sur le monde. Marc Hollogne est le personnage idéal pour la démonstration de Lelouch puisqu’il est à la fois savant et artiste (avec son spectacle de Cinéma-Théâtre), en équilibre entre la réalité matérielle et la magie, capable d’accepter l’invraisemblable même lorsqu’il déclare aimer la vérité plus que tout.

Jean Dujardin discute avec Claude Lelouche sur le plateau de Un + Une

Le miracle du cinéma

Claude Lelouch croit, cela ne fait aucun doute, mais faut-il partager ses croyances pour apprécier et comprendre ses films ? Non, bien sûr ; par contre il faut pouvoir se laisser convaincre, le temps de la projection, car cela fait partie intégrante de l’œuvre. La superstition est pour le cinéaste un réservoir de principes formels, qui induisent une façon singulière de faire du cinéma, d’organiser le récit et de faire s’enchaîner les images.

L’existence du destin n’est pas qu’une intime conviction pour le cinéaste, c’est aussi le moteur de ses histoires. Lelouch affectionne les intrigues parallèles qui se croisent, s’emmêlent et finissent par se rejoindre, parfois sur plusieurs décennies (Toute une vie, Les Uns et les Autres). Cette narration feuilletonesque place le réalisateur en position omnisciente : il sélectionne les moments-clés de la vie des individus et leur tisse par le montage un destin sur-mesure. Pas plus que les personnages, les spectateurs ne sont maîtres de ce qui leur arrive : lorsque sort Viva la vie en 1984, la bande-annonce ne donne aucune information sur le contenu du film, son histoire ou ses personnages, de façon à ce que le spectateur soit aussi surpris que dans la vie, « lorsque le destin joue avec vous » ; un destin qui, on l’a compris, n’est autre que Claude Lelouch lui-même, qui apprécie les intrigues à tiroir et la manipulation du spectateur (Le Voyou, La Bonne Année).

En tournant régulièrement avec la même troupe de comédiens et en racontant souvent des histoires semblables (amours contrariés, couples qui se cherchent, familles qui se dispersent…), Lelouch donne parfois l’impression que tous ses films sont liés : ils seraient les différentes facettes d’une même histoire ou, mieux, prendraient place dans des réalités parallèles, une même situation se déployant de façon différente dans plusieurs mondes possibles (ce qu’Alain Resnais a formalisé dans le diptyque Smoking/No Smoking). Gérard Lanvin peut mourir comme camionneur dans Il y a des jours… et des lunes, tout en continuant d’exister en tant que gitan dans La Belle Histoire, où il est en plus la réincarnation du Christ. Un homme et une femme a eu une suite officielle en 1986 (Un homme et une femme : vingt ans déjà) mais a aussi connu une variation en forme de western (Un autre homme, une autre chance, 1977). Jean Valjean a eu deux vies, l’une au début du XIXè siècle, chez Victor Hugo, puis durant l’Occupation, sous le nom d’Henri Fortin (Les Misérables, 1995). Dans le monde d’Édith et Marcel deux femmes identiques peuvent coexister, l’une célèbre (Édith Piaf : Évelyne Bouix), l’autre non (Margot : Evelyne Bouix, encore).

En dédoublant ses personnages ou en les faisant se réincarner, Lelouch leur offre de nouvelles chances de bonheur : « Il y a des vies ou on apprend à s’aimer et des vies où on s’aime vraiment. » (Il y a des jours… et des lunes, La Belle Histoire) Les Indiens, eux, disent : « Cette vie est comme un brouillon ». Optimiste, Lelouch affirme que l’humanité progresse par essais/erreurs, conservant à chaque nouvelle génération le souvenir de ses réussites. Il envisage la vie comme un cycle, en écho aux formes circulaires qui parsèment ses films : la boucle mélodique du Boléro de Ravel dans Les Uns et les Autres, la grande roue de La Belle Histoire, et, bien sûr, tous ces travellings circulaires où le cinéaste court autour de ses acteurs, les enlaçant avec sa caméra.

Lelouch crée des labyrinthes temporels et dimensionnels, où la réalité et la fiction se confondent. Le rêve prémonitoire est une croyance importante pour le réalisateur : « Le rêve c’est essentiel, c’est notre nourriture, il faut diriger nos rêves », dit Jean-Louis Trintignant dans Viva la vie, ce que confirme Madame Soleil : « Les rêves en disent plus long que vous ne le croyez, et ils pourraient se réaliser. » Le rêve est aussi un véritable outil narratif pour Lelouch, qui lui permet de placer les personnages dans des situations qui n’auraient sans cela jamais trouvé de place dans la continuité du film. Par exemple dans Un + Une lorsque Antoine imagine qu’Anna le rejoint en larmes dans sa chambre après le repas à l’ambassade, anticipant sur leur histoire d’amour, puis lorsque Alice (Alice Pol), se glisse dans la chambre des amants avec un pistolet et les tue. Ce meurtre éclaire la culpabilité du couple adultère ainsi que la personnalité d’Alice, il est utile à l’intrigue principale, sans pouvoir se dérouler au même niveau de réalité qu’elle. Lorsque les personnages se réveillent, la scène de leur mort n’est pas annulée : le spectateur l’a vue, elle existe, mais elle est déplacée dans une réalité alternative.

Viva la vie multiplie les embranchements de la sorte et enchâsse les niveaux de réalité : film dans le film, rêve, visualisation d’une histoire en train d’être racontée. Le spectateur doit attendre la dernière scène du film pour prendre conscience des supercheries successives : l’invasion extra-terrestre se révèle avoir été montée de toute pièce par une organisation secrète, qui elle-même n’existe que dans l’imagination de Michel Piccoli, qui raconte cette histoire à Charlotte Rampling autour d’un café. L’intrigue se simplifie peu à peu, abandonnant les oripeaux du cinéma de genre (science-fiction, espionnage) pour revenir aux fondamentaux lelouchiens, la rencontre d’un homme et d’une femme. La fiction est renvoyée à ses origines, un jeu d’enfant (l’idée de faire croire à une menace extra-terrestre vient à Charles Aznavour en observant ses enfants s’amuser avec un modèle réduit de fusée).

Plus que la croyance (dans le religieux ou le paranormal), c’est finalement l’imagination qui est au centre du cinéma de Claude Lelouch. Le cinéaste place d’abord sa foi dans la fiction et dans la capacité du cinéma d’accomplir le plus grand des miracles : faire naître l’émotion de l’artifice. n

Sylvain ANGIBOUST

1. Reportage du 13 janvier 1989, visible à l’adresse : http://www.ina.fr/audio/PHD95007640
2. « J’avais 20 ans, je voulais baptiser ma société de production Les Films de l’Apocalypse. Mais mon avocat m’a dit que je faisais une grosse connerie. Et là, il a commencé à me faire remarquer que mon nom comptait 13 lettres, que nous étions un 13 avril, qu’il était 13 heures et que 1937 (mon année de naissance) était un multiple de 13… C’est le chiffre du paradoxe, et j’adore ça. Il peut vous réserver le pire et le meilleur, mais personnellement, il m’a prouvé des centaines de fois son efficacité. » Propos recueillis par Eric Mandel, Le Journal du dimanche, 17 août 2010.
3. Yves Alion et Jean Ollé-Laprune : Claude Lelouch : Mode d’emploi, Calmann-Lévy, 2005, p. 200.
4. Idem, p. 69.
5. Id., p. 248.
6. Et Antoine Abeilard ? On entend dans son nom le souvenir d’une histoire d’amour interdite (Héloïse et Abélard) ainsi qu’une référence aux abeilles, peut-être en raison du caractère affairé du personnage, ou alors de son habitude de « butiner » d’une femme à l’autre. Et puis on se rend compte, plus prosaïquement (mais est-ce un hasard ?) que Abeilard est le nom de jeune fille de la mère du cinéaste.
7. Lalla Chaffia, l’esprit guérisseur de And Now… Ladies and Gentlemen, « n’a pas plus d’existence que le Père Noël ». Par contre dans Un + Une, Amma (Mata Amritanandamayi) est une personnalité bien réelle, à laquelle le cinéaste français Jan Kounen, dont les films sont également emplis de spiritualité, a consacré le documentaire Darshan – l’étreinte (2003).
8. Yves Alion, Jean Ollé-Laprune, op. cit. , p. 29. L’idée d’un documentaire animalier extra-terrestre se retrouve dans le film de Bernard Werber Nos amis les terriens (2006), produit par Claude Lelouch.
9. Dans La Belle Histoire, Lelouch entremêle deux intrigues séparées par deux mille ans mais liées par la présence des mêmes acteurs. On retrouve là une forme venue d’un cinéma muet emprunt de religiosité. Dans Jeanne d’Arc de Cecil B. DeMille (1916) ou L’Arche de Noé de Michael Curtiz (1928), les édifiantes histoires du passé sont mises en parallèle avec des intrigues contemporaines, avec les mêmes acteurs.




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