Numéro

Publié le 9 juillet, 2015 | par @avscci

0

Numéro 624 – Furyo de Nagisa Oshima

Furyo de Nagisa Oshima

COUVERTURE 571 COUVERTURE 571

Pour commander, cliquez ici

Extrait dossier Furyo

Furyo et l’esthétique de la torture

« C’est un appareil singulier. »1
Ainsi parle le commandant de La Colonie pénitentiaire (1919) de Franz Kafka quand il décrit sa machine de torture. Avec une traceuse qui inscrit à vif dans la chair, l’appareil transforme le condamné en toile afin qu’il puisse « déchiffrer avec ses plaies » sa sentence.2 En construisant la vision d’une société où la torture est infusée dans la loi, Kafka donne à la violence d’État un aspect esthétique. L’ombre de Kafka plane sur Nagisa Oshima dans Furyo. Les deux histoires partagent des résonances, entre autres celle d’une folie étatique et institutionnalisée. En respectant le principe du commandant « que la culpabilité ne fait jamais de doute »3, le capitaine Yonoi « envoie un innocent à mourir pour préserver [son] sens de l’ordre. » Dans la mise en scène d’Oshima, comme avec l’appareil de Kafka, la torture trouve une beauté indéniable. Nous allons donc analyser certaines scènes de torture de Furyo pour exposer le travail déstabilisant et subversif effectué par Oshima, dans son mélange de la douleur avec la beauté. En faisant osciller nos points de vue, le réalisateur exprime non seulement le rejet, mais la compassion pour tous ceux affectés par la torture. Avec sa réalisation de Furyo, le cinéaste démontre que l’acte même de regarder la violence peut être un geste fondamental pour catalyser l’empathie.

Dans la scène culminante de L’Empire de la passion, 1978), Oshima introduit des thèmes qu’il poursuit dans Furyo. Des amants sont torturés par la police. Alors qu’ils les pendent à un arbre, deux officiers les battent à la vue de paysans. En pleine forêt, un large plan de cette scène capte le contraste entre les douleurs des personnes à l’arrière-plan et la splendeur bucolique autour d’eux. La manière dont les couleurs de l’automne distraient, et accablent à la fois, parvient à affecter le regard détaché de l’audience dans le premier plan. Le fil narratif souligne par ailleurs avec soin le fait que la vie de l’inspecteur, en charge de l’enquête, dépend des confessions, un élément qui rappelle la volonté d’Oshima de brouiller les lignes entre victimes et agresseurs. Ces préoccupations de distance et d’intimité sont reprises dans Furyo, où le metteur en scène virevolte plus rapidement encore entre les différents extrêmes du pouvoir, afin de nous révéler nos affinités déconcertantes avec les tortionnaires et les torturés. Chercheuse ayant travaillé sur le film, Maureen Turim identifie Furyo comme « une exploration des tortures et violence de guerre dans une échelle globale à travers les interactions des individus face à face ».4 Une allégorie qui, pour elle, glane « les investissements et traditions qui ont fait de la cruauté une sorte de quotidien politique ».5 Sa critique ignore néanmoins la présence de la compassion dans ces scènes, qui donne une dimension unique à cette cruauté parrainée par l’État.

En analysant différents plans qui se présentent comme subjectifs, par rapport à plusieurs protagonistes, nous pouvons voir comment Oshima nous transforme en victime, et en agresseur. Dans le premier plan subjectif, nous nous retrouvons dans la position du sergent Hara, qui commande les soldats encerclant deux prisonniers face à terre. Tandis que la caméra s’approche, les soldats japonais s’inclinent vers la caméra, donc vers nous. Le spectateur est alors mis dans la position de l’autorité japonaise. Par contre, au début de la scène où les Japonais organisent une fausse exécution, notre position s’inverse et nous voyons à travers les yeux du prisonnier incarné par David Bowie, le major Jack Celliers. Un officier japonais regarde en effet la caméra tout en récitant la sentence qui condamne Celliers. Plus tard, Oshima parvient, étonnamment, à mélanger ces deux points de vue. Quand Celliers est finalement, et lentement, exécuté, par enfouissement dans le sol, la caméra est placée directement derrière sa tête, débouchant ainsi sur un plan presque large du sable. Cette position basse encadre aussi les soldats britanniques qui passent en saluant Celliers. Nous sommes maintenant mis dans la position de victime, et nous sommes reconnus par d’autres victimes. Une image qui de fait renforce l’instabilité de la position du sujet dans Furyo.

David Bowie face au peloton

La finesse par laquelle Oshima transcende notre point de vue rappelle la qualité que trouve Debarati Sanyal dans la poésie de Charles Baudelaire où nous sommes « à la fois victime et bourreau… sommes attirés à considérer comment la poésie répond aux processus historiques à travers les formes actives de la résistance et de la critique ».5 Pareillement, Oshima nous provoque, et nous pousse à ressentir la manière dont les visualisations cinématographiques de la violence peuvent exposer notre propre culpabilité, aussi bien que notre capacité pour la compassion.

La souffrance, dans les scènes décrites, possède une symétrie géométrique qui voit les prisonniers souvent filmés au centre du cadre. En revenant à la scène du peloton d’exécution, Oshima construit une image emblématique où Celliers reste le point focal. Avec son dos tourné vers la caméra, il domine le cadre et ses bras enchaînés prennent une formation semblable à celle du Christ. Les fusiliers et officiers dans le fond de l’image forment un triangle inversé contre le corps de Celliers, un parallèle visuel qui donne forme à leur relation imbriquée mais antagoniste. Nous ne pouvons en fait pas échapper à l’exécution, car les fusils sont pointés aussi vers la caméra. La manière dont ce plan méticuleusement composé – marqué par une proportion parfaite, et de fortes références à l’histoire de l’art – nous amène à partager la sensation d’un condamné, éclaire la philosophie esthétique d’Oshima sur le sujet de la beauté. La perfection de la forme nous invite à regarder, à centrer nos yeux sur les victimes ainsi que leur condition d’impuissance.

L’importance de la question même du regard est évoquée quand Celliers refuse le bandeau [ci-contre]. L’officier le réprimande en expliquant que « si on vous met pas un bandeau, c’est pour les pelotons d’exécution, afin qu’ils ne puissent pas voir vos yeux quand vous mourrez ». L’agresseur reste, quelque part, aveugle des conséquences de ses propres actions. Regarder sans broncher est pour Oshima une stratégie d’engagement éthique. Leur échange de répliques rappelle les mots de l’auteur Laurens van der Post, dont l’un des livres forme la base de Furyo, quand il décrit l’expérience vécue en tant que spectateur d’une exécution par les Japonais : « On ne voulait pas regarder… Mais une voix en moi-même m’a dit, “Tu ne peux pas te détourner. Parce que si tu fais cela, tu trahis l’homme qui est en train d’être tué. Tu dois être tué avec lui si tu veux comprendre ce qui se passe” ».6 Les deux artistes partagent donc cette même idée : regarder la souffrance peut tracer une route vers la compréhension. Quand Celliers fait lui-même référence à une trahison qu’il regrette, il reflète directement les paroles de van der Post, en se remémorant un événement où il a, justement, refusé de regarder l’humiliation publique de son jeune frère, durant leur enfance. Dans la scène du flash-back, où des étudiants menacent le garçon, alors que la caméra est normalement centrée sur les victimes, la mise en scène propose une plongée depuis un angle oblique. Quand le montage coupe sur un plan large, Celliers est positionné dans le coin extrême droit du cadre, piégé par les lignes du bâtiment de briques. Son frère, poussé dans l’air par la foule, rentre à peine dans le même plan visuel du protagoniste. Cet empiètement visuel présage l’intrusion psychologique du frère de Celliers qui rend le soldat « hanté. ».

le supplice final de Celliers

Dans la réalisation de la séquence où Celliers est enterré vivant, Furyo évoque la possibilité que, même au cœur de cette violence étatique, une compassion peut non seulement se manifester, mais même un amour. Linda Williams, experte du film pornographique, conclut qu’avec L’Empire des sens (1976), Oshima « réussit à échapper à une mort violente qui est aussi amour, un monde encore plus sombre dû à une montée de la guerre et du fascisme ».7 Mais du Java de Furyo, on ne peut s’échapper, et l’amour jaillit de l’intérieur même de la violence. Vers la fin du film, Yonoi rend visite à Celliers en train de dépérir dans le sable. Confirmant son affection pour le Britannique, il lui coupe une mèche de cheveux, s’incline ensuite dans un geste d’excuse, geste inaperçu par Celliers. Ensuite, il passe devant Celliers pour le saluer une dernière fois. Cette didascalie représente un croisement entre les mondes civil et militaire, entre l’intime et le publique. Que faire, par ailleurs, de l’allure parfaitement desséchée de Celliers à cet instant ? Un grand plan à la fin de la séquence fournit une réponse. Un papillon bleu posé sur son front souligne que, dans cette position, Celliers est semblable à un papillon conservé sous verre. Le regard de l’admirateur dans une telle structure est capable de rendre la victime étrangement belle, et de révéler sa durable humanité.

Pour apprécier la compassion dans la torture, rendue esthétique par Oshima, il est instructif de comparer la fin de Furyo avec celle du récit de Kafka. La Colonie pénitentiaire se termine sur le voyageur, qui laisse le personnage principal condamné sur l’île, après avoir perdu toute pitié pour le sujet torturé. Par contre, Furyo se termine sur le sergent Hara, souhaitant à son ancien prisonnier, John Lawrence, un joyeux Noël. Son visage souriant rempli le cadre, et le film s’achève ainsi avec un gros plan de son sourire. À ce moment précis, il le voit comme ami. Le bourreau est alors vu comme un homme. Avec ce film, Oshima construit un « appareil singulier » qui souhaite inscrire ainsi un message sur le spectateur – dans un monde défini par la torture, dans les absurdes limites de la brutalité humaine, une irrépressible dignité et l’amour peuvent être malgré tout produits. n

Fareed Ben Youssef

1. Kafka, Franz. Dans La Colonie pénitentiaire. 1919. Ebooks libres et gratuit, 2005. p. 1.
2. Kafka. p. 15.
3. Kafka, p. 9.
4. Turim, Maureen. The Films of Oshima Nagisa. Berkeley, CA: University of California Press, 1998. p. 168 (trad. Ben-Youssef).
5. Turim. p. 172.
5. Sanyal, Debarati. The Violence of Modernity. Baltimore, MA: Johns Hopkins University Press, 2006. p. 10. (trad. Ben-Youssef)
6. Hasten Slowly. Dir. Mickey Lemle. 1996, documentaire bonus dans le dvd Merry Christmas, Mr. Lawrence. Criterion, 2010. (trad. Ben-Youssef)
7. Williams, Linda. Screening Sex. Durham, NC: Duke University Press. p. 214. (trad. Ben-Youssef)




Back to Top ↑