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Publié le 13 mai, 2015 | par @avscci

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Numéro 623 – Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot

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Extrait dossier Journal d’une femme de chambre

À propos du contexte historique et politique du film

Les idéologies derrière les hommes

Le roman d’Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, est paru en 1900, date à laquelle est censée plus ou moins se dérouler l’intrigue de l’adaptation de Benoit Jacquot. C’est une époque hautement politique, plongée dans les débats liés au sort du capitaine Alfred Dreyfus, cette Affaire qui est évoquée uniquement par ce mot, tant elle est omniprésente et n’a besoin d’être présentée par personne. Elle divise en deux la société française, et crée une ligne de fracture qui explosera véritablement en 1940.
Le film ne parle que peu de ces tourments, à première vue. Quelques remarques lancées par Joseph, quelques brèves références, on est loin d’une recontextualisation historique explicite. En apparence, seulement. Car il est permis de penser que c’est bien ce contexte, dans ses ramifications à la fois politiques et sociétales, qui constitue le cœur battant et légèrement caché de l’œuvre. Jacquot ne convoque pas la grande Histoire avec des faits ou des événements, mais avec des êtres, des drames et leurs quotidiens…

Un personnage représentatif

Dans une certaine mesure, les personnages du Journal d’une femme de chambre sont des symboles politiques, voire historiques. Ils ne sont bien sûr pas que cela, et Benoit Jacquot n’est pas un Godard, filmant des êtres comme des hypothèses intellectuelles. Mais, derrière l’humanité cinématographique de Célestine et des autres, on peut également décerner la représentation de forces typiques de l’époque. C’est, bien entendu, particulièrement vrai pour Joseph, le taciturne homme à tout faire incarné par Vincent Lindon. Joseph parle peu durant la majeure partie du film. Il reste en retrait, attendant son heure pour se dévoiler à la fois physiquement et politiquement, même si ses opinions sont claires : c’est un antisémite convaincu. Il fait partie, à ce titre, d’un courant idéologique qui, à l’époque, dépasse de loin le simple rejet des juifs. Il serait fastidieux et inutile de faire ici une histoire des dits courants, expliqués ailleurs dans de ouvrages brillants, notamment ceux de l’historien israélien Zeev Sternhell1. Pour faire (très) simple, rappelons simplement que l’extrême droite française s’est principalement cristallisée, à l’époque, en deux mouvements politiques précis, qui ont souvent vu les mêmes têtes défiler à quinze ans d’écart (Paul Déroulède, parmi d’autres). Le boulangisme, du nom de ce général charismatique qui réussit, un temps, à unir les forces réactionnaires ou contrerévolutionnaires, avant de sombrer loin de la grandeur promise. Et l’antidreyfusisme, qui fournit une cause, un impact politique considérable, et parfois une deuxième jeunesse, aux déçus du boulangisme. Une des ironies notables de ces deux mouvements d’ampleur fut la manière dont ils se formèrent tous deux autour de personnalités un peu décevantes, totalement dépassées par les enjeux et les forces qu’ils avaient (volontairement pour Boulanger, évidemment involontairement pour le capitaine Dreyfus) soulevés.

couverture la libre parole

Le drame de tout un peuple

Ce sont ces forces qui prennent forme dans Joseph, un personnage de chair et de sang, certes, mais également de signes et d’idéologies, essentielles en ce début de siècle. Or c’est bien cet homme, avec ce qu’il porte comme séduction physique mais également intellectuelle, que Célestine choisit finalement de suivre, avec une dévotion totalement assumée. Que les interrogations de cette héroïne de son temps sur sa place, sur son époque, ses rapports avec ses employeurs et les questions de classe, finissent par trouver une sorte de réponse dans cet homme pétri par les pensées de l’antidreyfusisme n’est évidemment pas anecdotique. Le choix de Célestine n’est pas qu’humain et personnel, il est également hautement symbolique, et politique. À travers elle, on peut penser que Jacquot pense ainsi à toute une frange importante de la société française, celle évoquée dans les livres de Sternhell ou dans celui de William Shirer2. Dans cet ouvrage historique, le journaliste américain n’hésite pas à rendre plus ou moins responsable les multiples journaux et mouvements d’extrême droite, pour la plupart nés de l’antidreyfusisme (avec Charles Maurras en tête de pont intellectuel), responsables de la défaite de 1940. Il remarquait que la France avait également connu son lot de défaites militaires en 1914 et 1915 mais avait su résister mentalement, collectivement, alors que le même régime (la IIIème république parlementaire) s’est effondré presque sur lui-même dès les premiers revers de 1940. Ce sont ses pensées structurantes de l’époque (rejet des juifs, des francs-maçons, du système démocratique parlementaire) que porte Joseph. Que Célestine, révoltée par une partie de ses maîtres ou par l’impasse de sa propre condition sociale, finisse par le suivre en dit long sur la séduction que ce populisme d’extrême-droite a pu représenter pour toute une frange de la nation en ce début de siècle.

Le Journal d’une femme de chambre n’est donc pas qu’un portrait de femme, mais également celui d’une nation (ou du moins d’une partie de cette nation). La grande force du film est précisément dans cette approche qui semble privilégier le drame humain au détriment de la reconstitution historique ou sociologique, pour en fait y parvenir avec sans doute plus d’éloquence que dans un récit plus explicite. Sous cet angle, Le Journal d’une femme de chambre est bien l’histoire d’un drame national, où comment toute une couche du pays a pu, par sentiment d’exclusion, de rejet et d’insatisfaction, se jeter dans les bras d’un extrémisme populiste, dont les causes n’étaient pourtant pas, au départ, les leurs. Bien entendu, le long métrage de Benoit Jacquot n’est pas qu’une œuvre du passé. Toute ressemblance avec la situation actuelle du pays est tellement évidente, que l’on n’a pas vraiment besoin de la développer.

Pierre Simon-Gutman

1. La Droite révolutionnaire 1885 – 1914, Folio Histoire.
2. Son titre est d’une parfaite clarté : La Chute de la IIIème République.




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