Critique

Publié le 20 février, 2023 | par @avscci

0

La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov

Chaque film de Kirill Serebrennikov est en soi une leçon de cinéma et ce nouvel opus librement inspiré de la vie d’Antonina Milioukova, qui fut l’épouse (malheureuse) de Tchaïkovski, ne fait pas exception. Plus qu’un destin particulier, c’est un état mental que le cinéaste cherche à traduire à l’écran, comme il le faisait avec son film précédent, dans lequel la fièvre du personnage principal finissait par être communicative. Pour nous immerger dans les tourments qui assaillent son héroïne, il recourt à toute l’amplitude d’un langage cinématographique qui fait la part belle aux plans séquences virtuoses (à l’image de la séquence d’ouverture, dont la complexité coupe le souffle) et aux cadres vertigineux qui renforcent la vulnérabilité contrainte des individus. Entre réalité et fantasme, cauchemar et hallucination, l’épouse délaissée parcourt avec abnégation les étapes de son chemin de croix, s’obstinant avec rage dans une obsession amoureuse qui flirte dangereusement avec la folie. Elle devient en cela une allégorie de l’aliénation au sens large, non pas victime de la cruauté d’un homme en particulier, mais actrice de son propre malheur. En refusant l’hypocrisie d’une société qui l’exhorte à renoncer à ce mariage, alors qu’elle entretient en même temps les conditions de sa soumission (à la religion, à la morale, à ce que l’on attend d’elle), elle se condamne volontairement. Et puisqu’elle ne peut pas être heureuse à ses propres conditions, elle sera donc pleinement et sciemment désespérée. La gamme chromatique glaciale, la musique pesante, l’absence de lumière naturelle accompagnent cette lente asphyxie, ponctuée par des soubresauts d’espoir réel ou fantasmé (un rayon de soleil perce fugacement lors d’une visite de l’illustre compositeur, une scène de réconciliation idyllique s’improvise au milieu de la neige) mais dont l’issue ne laisse jamais aucun doute. Bien plus qu’un biopic, La Femme de Tchaïkovski est ainsi une symphonie tragique qui participe, à sa façon, au projet de Serebrennikov de revisiter inlassablement l’histoire de la Russie pour en décortiquer les mythes les plus tenaces et contribuer à poser – enfin – les bases d’une société avant tout tournée vers l’avenir. 

Marie-Pauline Mollaret

Zhena Chaikovskogo. Film russe de Kirill Serebrennikov (2022) avec Alyona Mikhailova, Odin Lund Biron, Miron Fedorov. 2h23




Back to Top ↑